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10 | Les temps ont changé – Le récit de Julien.
Cédric pique mes lèvres d’un bisou, se blottit tout contre moi, remonte la couette et la rabat par dessus nos têtes, nous enfermant sous le molleton douillet.
- « Et maintenant si tu me disais ... »
Je glousse.
- « Que veux-tu donc que je te dise ? »
Il frétille, tandis que sa main aux doigts en étoile joue dans la prairie de mon torse, il pousse son menton qui se niche dans le creux de mon épaule, ses lèvres à mon oreille.
- « Après la jolie fable édifiante servie à ce … cet Alexandre, enfin, tu sais, ton fameux stagiaire non binaire, dis-moi. »
Dans un élan de véhémence, je proteste de ma bonne foi, fais mine de soulever mon épaule :
- « Quoi donc ? »
Mais il se niche plus étroitement et siffle sobrement : « Tsss ! »
Je retombe mollement, ma tête enfonce l’oreiller, dans la tiédeur de la couette, je sens qu’il se presse plus précisément contre moi … et que je ne suis pas loin de lâcher prise.
Il revient à la charge, d’un léger remuement qui se veut câlin, d’un murmure amusé.
Alors, je fixe mes yeux sur un pli plus sombre de la couette qui nous recouvre comme un ciel et je me lance à raconter.
- « C’est, d’abord, l’histoire d’une rencontre. Nous sommes en mille neuf cent quatre-vingt sept et j’ai vingt ans. La droite a gagné les élections législatives l’année d’avant et c’est la courageuse nouvelle ministre de la santé, Michelle Barzach, qui lève le voile sur la terrible réalité de l’épidémie de sida : elle autorise la vente libre des seringues aux camés comme la publicité pour le préservatif. L’homosexualité était niée jusqu’alors et voilà qu’elle devient officiellement visible parce que porteuse d’un danger mortel. Je suis gay et même si je le dissimule encore, j’ai déjà bien mordu dans la pomme, crois-moi.
Je suis en formation initiale et, pour préparer mon BTS, je dois trouver une entreprise agricole de référence … car je suis effectivement fils d’ouvrier, pas de paysan. Alors je cherche avec le responsable et, en balayant la liste, il pointe du doigt une exploitation possible mais l’écarte, évoquant un geste déplacé que le fermier, pourtant marié, aurait eu vis à vis d’UN stagiaire.
Tu parles que j’ai dressé l’oreille !
Le jour où le lycée réunit tous les potentiels maîtres de stage, je me tiens à l’accueil et là, je vois arriver un mec d’environ quarante ans, de ma taille, mâchoire carrée, cheveux courts, belles épaules, à la fois discret et l’air bien dans ses baskets : LE beau mec ! Aujourd’hui, il me suffit de fermer les yeux pour le revoir encore … Il donne son nom et paf ! C’est justement lui, celui qui a eu « le geste déplacé ». Cette coïncidence m’apparaît trop belle, c’est ma chance, je veux, je dois la saisir.
Je le rattrape et lui présente franco ma demande de stage. Naturellement, il répond qu’il va réfléchir. Je suis confiant car je sais que mon responsable défendra mon dossier. Alors, pendant les démonstrations de l’après-midi, je m’applique à faire le taf et je vérifie chaque fois s’il regarde.
Pourtant rien ne se produit !
Avec la naïveté de la jeunesse, je me désespère de voir que ce mec reste là, si proche et que, pourtant, il semble rester indifférent à mes efforts manifestes mais, à la fois, je m’accroche, opiniâtre, et redouble de zèle.
Alors que l’après-midi tire à sa fin, qu’arrive l’abattement car je commence vraiment à perdre espoir, voilà que, d’un coup, il surgit et me dit : « J’ai vu avec ton responsable, je t’emmène. » Après cette longue incertitude épuisante, j’en tremble de joie. Dans la voiture, je suis un peu tétanisé. Aussi, à peine m’interroge-t-il que je lui récite mon curriculum d’un trait puis voilà qu’il me demande si j’ai une copine. Ce qui me vient alors à l’esprit, c’est « les filles, c’est pas mon truc, patron ! » et c’est ...culotté. Mais il pose alors familièrement sa main sur ma cuisse en me disant que lui est marié. Je lui réponds que je le sais mais que je m’en fiche. Car il n’a pas retiré sa main.
Brusquement, il tourne dans un chemin creux, gare la voiture et prétexte une envie de pisser. Je le suis et on a baisé, là, dehors. Maladroitement, d’ailleurs. En fait, il a pris son plaisir en égoïste. Arrivé à la ferme, il m’emmène dans la chambre réservée aux stagiaires et, soudain, il me renverse sur le lit et il me suce. Plus tard, longtemps après, j’ai pensé que c’était ce retour d’attention, ce mouvement d’intérêt pour moi qui m’a retenu. Je le crois.
Pendant ce court séjour, il m’impose de réparer une antique remorque auto-chargeuse sacrément déglinguée, un défi dont je m’acquitte du mieux que je peux mais plus rien d’intime ne se produit entre nous et, le lundi, il me ramène au lycée sans un mot. Je suis perplexe.
Mais hanté par lui.
Or, dans la semaine, j’ai le bonheur de recevoir un billet et des horaires de train par la poste.
Je n’ai aucun doute, aucune hésitation : le samedi, je prends le train et le découvre qui m’attend à la gare, je n’ai qu’une envie, elle me noue le ventre et éclaire mon visage, celle de me jeter dans ses bras.
Ce deuxième week-end, il me fait manœuvrer devant lui la remorque que j’ai réparée. Or le minuscule des détails qui restent à régler en regard du travail accompli fait ressortir, en creux, l’étendue et la qualité de celui-ci dont je prends alors moi-même conscience ; devant son sourire cordial et espiègle, je comprends que c’est sa manière à lui de dire ; en soulignant simplement l’évidence par l’exposition des faits, il m’invite à être mon propre juge, un juge juste, exigeant et bienveillant mais sans complaisance.
Comme pour me remercier, il m’emmène à nouveau explorer le domaine et pousse jusqu’à une petite grange isolée. Moi qui suis porté par un espoir qui a peuplé mes nuits, je guette la première occasion qui se présentera ; cette fois, je suis prêt, équipé, affûté même.
En la matière, je me sens plus dessalé que lui, alors je pars à sa conquête.
C'est notre vraie première fois, celle qui éblouit et qui marque.
Autant lui que moi, d’ailleurs ! Car lorsque nous revenons à la ferme, il m’invite à partager un sacré casse-croûte, débouche notre première bonne bouteille de vin, une célébration comme celles qui suivent une grosse journée de labeur en commun ! Je lui vois des étoiles dans les yeux et qu’il m’invite à les partager.
Je crois que, à cet instant, je me suis dis que je voulais vivre ici, pour continuer d’apprendre, faire ce boulot mais, surtout, pour vivre côte à côte avec cet homme.
Ce que beaucoup désignent comme une infamie, ce particularisme contre quoi j’avais essayé en vain de lutter mais qui, à ce moment précis, m’emplit le cœur de liesse, j’ai décidé d’en faire mon bonheur.
Il est marié, comme je l’ai déjà dit ; sa femme est enceinte et son fils unique naît en février quatre-vingt huit. Je SAIS qu’il ne reviendra jamais sur cette situation matrimoniale qui lui offre une couverture respectable pour ses ambitions au sein des organisations professionnelles.
Elle justifie ma position de collaborateur et, à la fois, abrite celle d’amant clandestin. Je suis celui avec qui il partage des galipettes dans la grange et, régulièrement, de subreptices escapades consacrées à des plaisirs d’épicuriens. Rapidement, une relation forte et de confiance se construit entre nous. Cependant, comme il mène une double vie, je ne m’imagine pas, en retour, restreindre la mienne à une monogamie étriquée dans l’attente patiente. Les perspectives de liberté que m’offre cette situation me conviennent tout à fait. »
Le silence s’installe, mon esprit vagabonde et je continue de survoler mes souvenirs. Cédric reste parfaitement immobile puis, après quelques minutes, il change très légèrement de position et, après un soupir las, il ajoute négligemment :
- « Et maintenant ? »
Je ris, devinant qu’il ne me laissera pas en paix tant qu’il n’aura pas le fin mot de l’histoire.
- « Mon patron s’est vu confier d’importants mandats consulaires et, progressivement, j’ai pris les rênes de l’exploitation dont j'assume désormais l'entière gestion. Notre relation discrète s’est poursuivie et développée, mais aujourd’hui, j’ai passé les quarante, l’âge qu’il avait lors de notre rencontre, et lui les soixante et il semble commencer à lâcher prise, à passer la main.
Car, si le lien qui nous unit paraît toujours aussi fort, il semble que nous n’ayons plus les mêmes attentes, ni les mêmes besoins. S’il me manifeste plus ouvertement son affection, il regarde désormais son corps comme un objet d’attentions et de soins plutôt que de désir. Est-ce de la pudeur ? Il prétend que nos élans fusionnels d’avant lui seraient devenus superflus. Il m’encourage à me tourner vers d’autres aventures, du moins, me le dit-il …
Or, j’ai changé, les temps ont changé, les regards posés sur les gays ne sont plus si horrifiés. La loi sur le PACS a dix ans. Je n’ai plus envie de vivre dans le non-dit, de me dissimuler. Comme mon pote Jérôme, je me suis pris à rêver de retrouver un mec, MON mec, en rentrant à la maison après le boulot, une présence familière et constante avec qui partager le quotidien, pour faire les courses, cuisiner en pensant à l’Autre, celui qui dort avec soi ... »
Je me tais brusquement, ébahi par ce que je viens de dire spontanément à voix haute. Bien sûr, j’avais offert à Mehdi d’apporter ses affaires à la maison mais je découvre la force de mon souhait de conjugalité. Jamais, je n’avais formulé aussi clairement mon aspiration à une situation qui apparaît comme naturelle dans mon éducation où rester célibataire, tant vieux garçon que vieille fille, est regardé comme une forme d’échec. Mais que l’objet de mes désirs soit un autre homme m’avait jusqu’alors interdit d’y songer. Or qu’est-ce que ça change, du moins dans la relation ? J’entrevois même que la question pourrait être l’ombre d’un motif à l’attitude de retrait de Lecourt.
Voilà que je me vois parler ouvertement de ce souhait, que je l’évoque comme d’un projet. Je me laisse envahir par cette découverte et me mets à visualiser le quotidien d’une vie à deux, les gestes d’affection, les attentions courantes, l’ordinaire.
- « Et toi, Cédric, tu vis seul ? »
« J’aime mieux m’en aller du temps que je suis belle, qu’on ne me voie jamais fanée sous ma dentelle »
Amical72
amical072@gmail.com
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