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7 | Rien qu’un homme ordinaire – Le récit de Julien.
Cependant, quand la jouissance me foudroie, Cédric, en vainqueur magnanime, me soutient de ses bras. Il me laisse reprendre mes esprits, adossé, dans l'angle de la fenêtre, le front à la vitre qui rafraîchit mon front, il retire ma capote, m'offre même une toilette sommaire à l'aide d'une lingette humide et la parachève en suçotant gloutonnement le gland de ma bite flaccide avec des murmures de contentement, puis il se redresse, embrasse fugacement mes lèvres et, dans un large sourire de satisfaction, il ajoute :
- "Mais qui es-tu donc, brigand ?"
Je ris en guise de réponse à sa question.
- "Tu ne laisses pas non plus ta part aux chiens, dis-moi !"
Avant toute chose, j'énonce combien nos ébats avec lui m'ont comblé, puis j'use d'un humour bonasse, celui qui atténue, met prudemment à distance.
Mais j'ai bien lu, dans son regard, cette curiosité obtinée qui soutient fermement l'interrogation, il ne me sera pas aisé d'échapper à sa détermination par une simple pirouette. Alors j'essaie de gagner du temps.
- "Je crois qu'à mon tour, j'ai soif, maintenant !"
Nous avons bu, trinqué en nous souhaitant mutuellement le meilleur, puis rebu, plantés, nus devant le frigo entrebaillé pour seule source lumineuse. Son regard ne me lache toujours pas. Tranquille, comme posté en arrêt, dans une sorte d'insistance muette.
Rien ne me contraint à lui répondre, bien sûr. Je pourrais feindre n'avoir rien deviné de son attente ! Pourtant, je la regarde comme légitime si l'on considère la plénitude de l'intimité que nous venons de partager, à son domicile qui plus est, alors que, pour lui, je reste un complet anonyme : me découvrir participe d'un équilibre dans cette belle rencontre et relève de la plus élémentaire courtoisie.
Du moins en est-il ainsi pour ceux de ma génération, j'imagine.
Alors j'enroule mon bras autour de sa taille, ma main glisse sur le galbe de son opulente fesse, renoue avec la douceur moelleuse de sa carnation et, tout proche, je lui murmure en confidence.
- "Je me présente : Julien Bonnet, quarante-deux ans, agriculteur aux Chênaies."
- "Enchanté, je suis Cédric Moreau, trente-quatre ans, infirmier à l'hôpital public ..."
Mais l'intonation de sa voix n'a pas diminué pour clore la phrase, elle se serait plutôt envolée comme si elle allait, si elle devait se poursuivre ... ses yeux sont toujours plantés dans les miens ... Je souris brièvement et, immédiatement, lui aussi, en retour. Il relève vivement le menton. Défi.
Alors, pour une fois, me vient l'idée de me dire, moi, l'avare de confidences, et à un tiers, pourquoi pas lui ? Moi qui, involontairement, ai si souvent déclenché puis recueilli les confidences de mes amants de rencontre. Est-ce sa manifeste bienveillance de soignant ou l'impudeur assumée de nos ébats qui force ma vérité ? Voilà qu'à mon tour, j'éprouve l'envie de dresser un bilan d'étape devant témoin, de me poser le temps de dresser un inventaire sur ce chemin que j'ai jusque là tracé obstinément, sans jamais m'interrompre ni me retourner.
Mais aussitôt, un gouffre s'ouvre sous mes pieds : par où commencer ? Soudain, dans cet instant de vertige, me revient ...
- "Je vais te raconter une anecdote."
Son bras vient souplement entourer ma taille et, sans cesser un seul instant de se montrer attentif, il m'accompagne jusqu'à la chambre, tapotant les oreillers avant de nous installer confortablement, côte à côte, allumant une lampe qui diffuse une lumière douce, sans jamais perdre le contact entre nous, tout en évitant de m'écraser sous un regard trop appuyé, ... Qu'importe ses techniques d'écoute toutes professionnelles, je suis lancé !
Le stagiaire.
Il y a quelques mois de cela, un responsable de formation au lycée agricole, avec qui je m'entends bien et qui me "connait", m'appelle, visiblement ennuyé. Il cherchait un lieu d'accueil pour un stagiaire "un peu spécial" et il avait pensé que je pourrais être un interlocuteur pour ce jeune. Il avait refusé de m'en dire davantage pour ne pas accentuer l'effet pygmalion.
Le jour dit apparaît une grande silhouette que sa taille et sa carrure d'épaules suffisent à me faire identifier comme indéniablement masculine. Cependant, au fur et à mesure qu'elle s'approche, certains détails me mettent en éveil, qui me semblent témoigner d'une attitude apprêtée, calculée. D'abord ces cheveux longs relevés par une pince au sommet du crâne en un chignon auréolé de mèches vaporeuses, tellement harmonieux qu'il apparaît faussement négligé puis cette plume bigarrée qui volète, légère, en pendant d'oreille, ce regard que je soupçonne souligné d'un trait de crayon à paupières sous des sourcils épilés nettement redessinés, les colifichets qui ornent le décolleté de sa cotte qu'il a gardé ouvert et, pour achever, le vernis noir des ongles courts de la main qu'il me tend et m'offre à serrer.
Je m'exécute en souriant, amusé, dans l'attente de ce qui va suivre.
- "Bonjour ! Julien Bonnet ? Je m'appelle Lysandre."
Comme j'opine de la tête, il croit bon d'ajouter :
- "Lysandre avec un Y, c'est un prénom épicène ... comme Claude ou Dominique, c'est d'origine grecque. Je suis gender fluide !"
Il a claironné "gender fluide" en se haussant.
- "Une façon salutaire de nous libérer des carcans de cette norme patriarcale qui nous dicte : tu seras soit un homme soit une femme et, évidemment, hétéro ... or moi, ça dépend des jours. Bref ! Je suis non binaire et le pronom à utiliser pour me désigner est iel."
Emporté par son élan, il s'anime, pérore, rayonnant puis, d'un coup, ses yeux s'arrêtent sur moi qui demeure, impassible, à l'écouter et il s'interrompt brutalement, puis il reprend en bafouillant un peu, soudain moins assuré.
- "C'est vrai, quoi ! Il faut s'échapper du piège des catégories, du soit l'un, soit l'autre ..."
Je lui souris, largement ; à vrai dire, je suis ravi de le voir ainsi s'enferrer.
- "Et, donc, si j'ai bien compris, il faut choisir son camp entre être binaire ... ou pas !"
Pensif, je fais la moue en opinant silencieusement du chef quelques secondes pendant lesquelles il reste interdit. Peut-être a-t-il entendu qu'il s'est pris à son propre piége.
Je lève vers lui un bras ouvert en anse souple pour l'inviter, me gardant bien, toutefois, de l'effleurer.
- "Viens, je t'offre un café ... ou un thé, ou un rooibos, ou ... "
J'interromps mon glissement vers l'ironie avant qu'elle ne blesse le ... pardon, mon interlocuteur non-binaire à qui je propose, d'un ton soigneusement affable de bavarder un moment ... pour faire un peu connaissance et parler de son projet.
Assis de part et d'autre de la table, nos boissons devant nous, j'entame mon récit.
- "Vois-tu, Lysandre, celui que tu as devant toi n'est pas que le fruit d'assignations imposées par sa naissance. Je ne suis pas né fils d'agriculteur, destiné à reprendre le domaine, mais dans une famille d'ouvriers sans le sou.
Je suis le premier né de la fratrie ; à ma naissance, en voyant mon petit zizi, mes parents ont découvert mon sexe biologique. En conformité avec cette réalité indubitable, ils m'ont donc choisi un prénom de garçon, m'ont habillé, élevé, toujours considéré comme un garçon.
Ils m'aiment, absolument, et, pour moi qui les aime en retour, la certitude de cette affection réciproque est la base sécurisante sur laquelle je me suis construit. Aussi, pour moi, la chose la plus importante au monde est de ne pas démériter à leurs yeux, de demeurer, au sein de cette famille, un fils dont ils peuvent être fiers.
Je suis D'ABORD un membre de cette famille.
Or je suis gay.
Alors, quand il m'est apparu évident que je n'étais pas et que, même adulte, je ne serai jamais à leur image, que je ne me conformerai pas à leur scénario d'un fils fondant une famille pour les prolonger, un schéma qui était celui de leurs parents, qui est devenu le leur et dans lequel ils me projetaient spontanément, j'ai renaclé, gesticulé, certes, je me suis débattu, empêtré dans bien des dilemnes mais j'ai toujours choisi de privilégier l'immense nombre de tous ces traits d'humanité qui, en convergeant, me rattachent au groupe plutôt que mettre en avant ce seul détail qui m'en sépare.
Cette particularité, de par sa singularité même, paraissait m'offrir l'illusion d'affirmer une identité propre et distincte mais la privilégier aurait souligné et exacerbé l'incompréhension et les tensions ; me réduire à ce seul trait m'aurait marginalisé au risque de la rupture.
J'ai dû m'écarter du giron familial, certes - la place qui m'y était réservée était comme une chaussure pas adaptée à mon pied et dans laquelle, pourtant, tout l'environnement me pressait d'entrer - mais avec constance, j'ai cultivé comme argument l'infinité des liens qui m'y rattachent pour revendiquer d'y tenir ma place, toute MA place.
Malgré les questionnements, les inquiétudes et les incompréhensions que l'obtuse évidence de ma particularité n'ont pas manqué de soulever.
Or, et c'est indubitablement établi, chacun de nous catégorise, tout le temps. À chaque nouvelle rencontre, on identifie l'autre. Par son sexe, par sa couleur, par son âge, par sa profession ... sans même s'en rendre compte.
On désigne les personnes que l'on repère "différentes" en mesurant leur écart aux capacités de l'homme blanc, valide, hétérosexuel ... autrement dit la norme masculine dominante. Ainsi, si on dit de l'homme qu'il est "puissant, costaud", on dira de la femme qu'elle est "moins puissante" ou "plus fragile", la musculature prêtée aux hommes étant, là, érigée au rang de référence.
Ainsi, on hiérarchise.
De plus, ce qui rend la personne"différente" va être employé à la résumer et, dés ce moment, la désigner, c'est appelé l'essentialisation et, pour moi, il n'y a rien de plus détestable.
La personne se verra, ainsi, réduite à n'être plus qu'un "roux", un "aveugle" ou un "pédé", par exemple. Les stéréotypes que l'on prête à cette catégorie lui seront alors associés, certains étant d'ailleurs positifs. De la sorte, les femmes seront "douces", les handicapés en fauteuil seront "courageux et volontaires", les pédés seront "sensibles".
Si on écarte les manifestations d'hostilité radicale, les premières réactions émotionnelles d'un sujet ordinaire soudain confronté à une différence manifeste seront souvent la gène et l'adoption de conduites rigides, parce que se voulant "maîtrisées", comme pour surmonter l'appréhension par une certaine prudence face à l'inconnu, parfois même de la répulsion, selon le ressenti de plus ou moins grande proximité avec cette particularité et la menace fantasmée d'une possible contamination ... sans doute la crainte d'une sorte de microbe inconnu de tous.
Un individu à qui il manque un membre s'attirera facilement la compassion voir une aide spontanée et, parfois, totalement superflue quand un malade mental, lui, éveillera l'inquiétude face à l'imprévisibilité redoutée de son comportement. Pour l'homosexuel, il troublera ces femmes qui craindront que leurs habituelles stratégies de séduction soient vaines, les pensant naïvement sans effet sur eux et, tout autant, ces hommes qui seront dans la crainte de se voir réduits au rang d'objet de désir. C'est, pour eux, un insupportable statut qu'ils réservent aux femmes et qui bouleverse leur posture exclusive de chasseur.
Au moment d'entrer dans l'âge adulte, chacun de nous s'interroge : qui suis-je vraiment ? On hésite, on balance, c'est très humain, ce questionnement est naturel, mieux : honorable ! Chacun cherche sa vérité à tâtons.
On peut être tenté d'exprimer le trouble qui nous agite en adoptant des codes empruntés à l'autre sexe ... mais cela requiert beaucoup de temps, de calculs, de constance, entraine de nombreuses contraintes et ne fait que nous distraire de la vraie question, la seule qui soit essentielle : puisque la nature m'a ainsi doté, quel homme ou quelle femme ai-je envie d'être?
Pour ma part et avant toute chose, je revendique mon appartenance à l'espèce humaine et, parmi elle, au groupe des hommes. Je SUIS un homme, un homme ordinaire qui dort, qui respire, qui mange, qui vit des fruits de son travail, qui échange avec ses pairs ... tout comme chacun !
J'ai mené un vrai combat pour le faire admettre ; souvent rude, il m'a même valu quelques horions ; c'est MA lutte pour l'intégration : je souligne d'abord l'ensemble de ce qui fait de moi un homme comme tous les autres, AVANT d'évoquer ma singularité.
Car dans la vaste mosaïque qui compose mon identité : homme, quadragénaire, agriculteur, célibataire, sportif, cavalier, fils d'ouvrier, grand, châtain, ... l'objet de mon désir n'est qu'un détail en regard de tout ce qui me fond dans le groupe, une seule parmi des milliers de tesselles qui composent mon identité.
Voilà : moi, ce que j'aime, c'est la bite !
Et tout ce qui va avec : des épaules, du poil, une démarche, des odeurs, toutes masculines ... Un autre homme, quoi ! Ainsi, fermement, je m'assume gay, ou pédé, ou tafiole, ou enculé, aucun de ces mots ne m'effraie plus ... C'est pourtant la source de toutes les tentatives de mise en cause menées par celles et ceux qui cherchent à me déclasser parce qu'ils n'admettent pas que la paire de nichons qui fait la fierté des unes et fait bander les autres n'ait aucun effet sur ma libido ; au nom de quoi voudraient-ils pouvoir me réduire au seul trait de ma sexualité, objet et source de discrimination, sinon pour faire de moi un bouc émissaire bien commode et me bannir de la maison commune ?
Pas question !
Car je vis DANS cette maison commune, avec les mêmes droits – même s'il nous reste quelques combats à mener en la matière !- et les mêmes aspirations qu'eux. Porté par mon obstinée volonté de reconnaissance, il est d'ailleurs arrivé que je réussisse mieux qu'eux ! J'y ai mes partisans et ce n'est pas cette supposée ligue secrète LGBTI+ qui, sournoisement, nous permettrait d'accéder aux richesses, aux responsabilités, à des plaisirs sulfureux dont les bonnes gens ordinaires se verraient ainsi injustement privées ... Délire d'impuissants qui ont besoin d'un exutoire pour expliquer leurs propres échecs.
Mes amis sont des hommes et des femmes – je crains que ça ne fasse que confirmer que nous sommes binaires, il me faut bien ici l'admettre – avec qui je partage une ambition, celle de faire face aux aléas de l'existence pour aimer – dans le désordre - les autres, soi-même, la vie, ... pour la construire et la réussir du mieux possible.
Souvent, mes amis sont hétérosexuels, il faut aussi admettre que ce sont eux les plus nombreux ! Aujourd'hui, avec certains parmi ceux-là, mais également avec certaines, il nous arrive d'évoquer la jubilation que nous procurent les plaisirs de la chair, de plaisanter et rire de ces ébats naturels qui, quand ils sont assumés, satisfaisants et équilibrés, font de nous, du moins à nos yeux, des adultes accomplis. Car si partenaires et positions ne sont pas exactement identiques, l'éblouissement qui en découle nous est commun ; alors nous le partageons en complices ; en clair : homme ou femme, pédé ou hétéro, on assume d'aimer le cul !
Mais JAMAIS, de mon propre chef, je ne suspendrai à mon cou des insignes ostentatoires qu'arbore une créature, ils me désigneraient comme un paria et m'exposeraient en victime volontaire offerte aux discriminations. Ma fierté est d'être un homme ordinaire parmi les autres, c'est ma conquête, une victoire sur ceux qui professent qu'un homme parce qu'il est pénétré à l'instar d'une femme, parce qu'il est un de ces "enculés", n'en serait pas VRAIMENT un.
Ce qui ne signifie pas que je doive en permanence passer inaperçu et longer les murs, j'ai DU - ou encore : MON caractère. Il est temps que nous, les minorités "LGBTI+", nous trouvions notre place dans ce monde, simplement et dignement.
Ma sexualité, bien qu'essentielle, ne constitue qu'un des nombreux aspects et des préoccupations constituant ma vie ; elle ne saurait, à elle seule, la résumer.
D'ailleurs, Lysandre, nous sommes convoqués, ici et maintenant, pour des questions de formation professionnelle. Alors, je te laisse terminer ta boisson, adopter une tenue adaptée à des contraintes strictement techniques de sécurité et, si tu le souhaites, tu peux me rejoindre sous le hangar pour débuter ton stage."
"Ne parlez pas tant, Lysandre / quand nous tendons nos filets / les oiseaux vont vous entendre / et s'enfuiront des bosquets" Nicole Louvier interprète Lysandre
A propos de cette chanson qui a traversé l'Atlantique, écoutons ce que nous dit un de nos cousins de la Belle Province
Amical72
amical072@gmail.com
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