Intro
L’année dernière, un des surveillants les plus respectés du centre pénitentiaire de M…. a été soudainement suspendu. Après une procédure disciplinaire en bonne et due forme, il fut renvoyé définitivement. Ce fut comme un séisme dans l’équipe des services pénitentiaires. Comment un homme à la carrière aussi irréprochable, apprécié de tous pour son professionnalisme et son humanité, avait-il pu sombrer ainsi ? Sa chute fut aussi imprévisible que rapide. Celui qui avait toujours scrupuleusement suivi les règles, appliqué les procédures à la lettre, fait preuve d’une droiture morale à toute épreuve, en l’espace d’un tout petit mois à peine, avait multiplié les fautes, perdu toute crédibilité, et détruit définitivement sa carrière. Que s’était-il passé ? Qu’est-ce qui lui avait soudainement pris ? Certains de ses anciens collègues évoquaient le démon de la quarantaine. D’autres une forme de burn-out. Ce qui était sûr, c’est que ce célibataire endurci avait subitement changé. Pourtant il n’avait jamais perdu ni sa discrétion naturelle ni de sa rigueur. Son uniforme était toujours impeccable. Ses tâches accomplies avec diligence. Il dirigeait son équipe avec fermeté mais courtoisie. Il n’élevait la voix que si nécessaire, y compris avec les détenus. Il était un mélange d’humanité et de discipline. Il détestait tout désordre, la désobéissance, la corruption. Jamais il n’avait couvert ses subordonnés s’il découvrait certains de leurs petits arrangements avec les détenus. Il connaissait le centre pénitentiaire comme sa poche. Et toutes les petites combines possibles des uns et des autres, souvent avec la bienveillance des surveillants (qui parfois se contentaient de fermer les yeux, parfois se laissaient carrément soudoyer). Il savait que cela relevait de l’économie générale d’une prison. Les paies du personnel pénitentiaire restaient modestes, certains détenus savaient se montrer fort généreux contre petits services rendus. Toujours, il s’était montré inflexible à ce sujet, refusant toute compromission, et dénonçait ceux de ses collègues qui se laissaient acheter. A ses yeux, c’était un devoir moral, et il en allait de l’image de l’institution. Il avait une haute opinion du service public, le voyait comme une mission quasi sacerdotale. C’est cette probité à toute épreuve, son efficacité qui lui fit gravir peu à peu les échelons. Il avait construit toute sa carrière au sein de cet établissement. Apprécié par les directeurs successifs pour son travail irréprochable, il avait aussi fait preuve de doigté avec certains détenus problématiques. Un fonctionnaire modèle, récompensé par des promotions successives.
Sa déchéance fit l’effet d’une bombe. Ses collègues restèrent dans l’incompréhension la plus totale. Comme si cet homme si intègre avait subitement capitulé. Pourquoi un tel revirement ? Aucune explication n’était totalement satisfaisante. Si certains faits étaient connus, largement relayés avec gourmandise par les détenus (dont certains avaient été les protagonistes), les raisons profondes de son comportement restaient obscures.
Cela fera bientôt un an que les faits se sont produits. Son ancien bureau a longtemps été laissé vide. Aucun de ses anciens collègues n’en avait voulu, et surtout pas son successeur, le considérant comme « maudit ». La direction finit par décider de le transformer, et d’y installer une petite bibliothèque à l’usage des détenus. Son emplacement était idéal, très central, juste entre l’accès vers le quartier pénitentiaire, et la cour pour les promenades. En vidant ce qu’il restait d’affaires dans la pièce, au fond du tiroir de son bureau, un petit carnet y fut retrouvé. On reconnut l’écriture du fonctionnaire. C’était une sorte de journal intime. Sans doute avait-il ressenti le besoin de coucher sur le papier ses émotions. Incapable de confer sa honte à qui que ce soit, il s’épanchait ligne après ligne, dans une forme de confession personnelle. A la simple vue de son écriture, la confusion de son esprit est palpable. Ordonnée et régulière au début, elle se fait de plus en plus désordonnée et anarchique au fil des pages. Elle traduit le trouble et surtout la frénésie toujours grandissante du rédacteur.
Comment a-t-il pu oublier de l’emporter ? Lui si méticuleux, il laissait derrière lui ce document, où il révélait plus que son intimité la plus profonde. Il ouvrait les portes de son inconscient le plus profond, le plus incontrôlable, le plus poisseux. Acte manqué ou volontaire ? Son esprit avait-il jeté un voile sur ce confident de papier au point de l’occulter au moment de partir ? Ou à l’inverse avait-il décider de le laisser dans l’espoir d’être découvert et qu’on comprenne mieux ce qu’il s’était passé ? Nul ne le saura jamais. L’intéressé a pour sa part disparu dans la nature (il a déménagé sans laisser d’adresse, voire est parti à l’étranger). Il est donc impossible de lui restituer.
Ce qui suit est la retranscription de ce journal. La structure quotidienne a été conservée. Seuls les noms des protagonistes ont été modifiés par souci de confidentialité. Pourquoi le publier ? Car il est le témoin de l’évolution mentale d’un être qui s’auto-détruit. Jusqu’à désirer sa propre déchéance et à s’y complaire. Des années de rigueur personnelle qui finissent par exploser sous la pression accumulée. Comment en 24 jours, un être a volé en éclat.
Et surtout, ce journal permet de comprendre comment les détenus ont inscrit à leur tableau de chasse la tête d’un de nos meilleurs éléments.
Jour 1
La fouille. Pour nous, c’est une routine. Même si ça reste toujours un moment délicat. Côté « clients », il y a les habitués, qui connaissent la procédure. Puis, il y a les nouveaux. Certains se laissent faire, d’autres protestent. Parfois avec véhémence. Passer à la fouille est un acte symbolique qui signe l’entrée dans l’univers carcéral. Le détenu doit retirer l’intégralité de ses vêtements, pour se retrouver nu devant des inconnus. Parmi ces inconnus, certains sont ses futurs camarades de détention. D’autres, comme moi, sont ses surveillants. C’est l’instant où la personne perd tout pouvoir sur son propre corps, et doit se plier aux ordres qu’il reçoit. C’est une dépossession de soi. Plus de faux semblants, d’armure extérieure, d’artifices. L’homme doit se montrer nu, tel qu’il est. Oublier toute fierté. Il est non seulement privé de liberté (son corps étant désormais circonscrit entre des murs dont il ne détient pas la clé), mais d’autres ont un pouvoir de contrainte sur ce corps. Se déshabiller intégralement (« oui, le boxer aussi! »), certains sont naturellement plus pudiques que d’autres. Ça m’amuse toujours ceux qui mettent leurs mains devant leur sexe. Comme si ce geste ridicule leur permettaient de garder un semblant de dignité ! J’adore aussi cette surprise affolée dans les yeux des petits nouveaux quand ils découvrent qu’il va falloir qu’ils s’accroupissent devant le fonctionnaire. C’est là qu’ils comprennent que toute intimité leur est désormais refusée. Qu’on inspecte jusqu’à leur anus, pour vérifier que rien ne s’y cache. Bras tendus sur les côtés (rien de planqué sous les aisselles), jambes écartées (rien de coincé entre les jambes), puis inspection de leur fesses écartées (rien d’enfoui dans leurs entrailles). Tel un rite de passage, le fait d’écarter les fesses sous la contrainte est l’instant exact où ils perdent le statut d’êtres libres. L’inspection est déshumanisante. Le détenu n’est à cet instant qu’un animal, voire juste un morceau de viande, scruté et palpé sous tous les angles. Des mains étrangères -nos mains que nous avons pris soin d’habiller de gants fins en latex- viennent si besoin forcer l’écartement des deux globes de leur arrière-train crispé. Et nos doigts dilatent l’orifice de leurs anus souvent vierges pour être sûr qui rien n’y a été introduit. L’éventuelle délicatesse que nous mettons dans notre geste lorsque le type se laisse faire contraste avec le caractère coercitif de l’acte. La manière plus brutale est appliquée d’office aux récalcitrants. Nos gants chirurgicaux, portés par souci d’hygiène, créent également une distance physique entre nous qui les manipulons à notre gré, et leur chair simple objet d’inspection froide et mécanique.
J’ai vu tous types de physiques au cours de ma carrière. Et surtout toutes sortes d’ « anatomies » , des plus généreuses aux plus minuscules : couilles de taureaux, boules frippées, mono-burnes, pois chiches, testicules violacés, roustons asymétriques, roupettes atrophiées; entrejambes rasés ou véritables forêts de poils drus; queues d’étalon, bites tordues, bras de bébé, zizis ratatinés, verges insolentes, micro-pénis, zobs rongés par la maladie, membres turgescents, glands mutilés; des prépuces circoncis ou au contraire bien trop longs. Une telle gamme que j’en suis venu à la conclusion qu’il n’y avait aucune norme ou normalité en ce qui concerne les attributs masculins. Qu’il n’y a également aucune corrélation entre le physique d’un homme et la taille de son sexe. Des gros malabars barbus ont parfois un jouet de gamin entre les jambes, alors qu’un minus à l’apparence frêle peut être équipé d’une arme impressionnante.
Une fois débarrassé de tout artifice vestimentaire, réduit à sa nudité la plus simple, chacun est passé à la moulinette de la fouille. Oubliés le statut social, pulvérisée leur puissance à l’extérieur ou leur superbe : ils ne sont plus que leur propre enveloppe. Pauvres tas d’os et de chairs plus ou moins volumineuses et belles.
A la fouille aujourd’hui, des nouveaux arrivants, et quelques retours de permission de sortie.
Jean-Alain revient pour la énième fois. C’est un habitué ! Régulièrement condamné pour des délits mineurs, il a un casier judiciaire long comme le bras. Le profil du type d’âge moyen qui n’a jamais eu de chance, qui enchaîne les galères, et qui accumule les peines au fil des ans. Ses séjours chez nous sont presque comme une pause dans sa vie, dont c’est le seul éléments structurant. Il me salue d’un air affable, les yeux pétillants, comme on salue au troquet une connaissance qu’on croise régulièrement mais qu’on ne connait pas vraiment. Son calme et sa décontraction contrastent avec le suivant. Une jeune visiblement terrorisé. Je devine à son regard que c’est sa première incarcération. Il entre dans un univers dont il ne connait ni les codes ni les automatismes. Il avance timidement. Il jette un rapide regard sur les lieux. Il faut avouer qu’ils n’ont rien d’accueillant, et ne sont pas faits pour. Les néons sont blafards, la peinture uniformément blanche est écaillée et jaunie. Les installations plus que spartiates. Il est au bord des larmes qu’il contient tant bien que mal. Il se fige en voyant Jean-Alain se déshabiller intégralement, passer sous le portique, s’accroupir. Jean-Alain est docile. Il sait que rien ne sert de résister. Je pense même qu’avec la force de l’habitude, il ne voit plus les fouilles que comme une case à cocher parmi d’autres dans le parcours du prisonnier. Le jeune reste tétanisé : son esprit s’affole, devinant qu’il subira le même sort tout en cherchant à s’illusionner qu’il y échappera peut-être avec chance. Ce jeune, certainement grande gueule à l’extérieur mais pris dans un engrenage qu’il ne maitrise pas, ne sait ni que faire ni comment réagir. Il n’a pas le profil de celui qui va se révolter. Il fera ce qu’on lui demande, mais avec répugnance. Il porte les vêtements qu’il avait lors de son arrestation. Typiquement la tenue de celui qui est sorti de chez lui en pensant y rentrer sous peu : un blouson, un sweat à capuche, un jogging gris, des baskets usées. Son malaise est palpable. Il remonte machinalement son pantalon par moments, comme s’il craignait de le perdre. Peur toute psychologique, son embonpoint maintenant parfaitement son jogging trop petit. Pour ne pas rendre la chose plus traumatisante que nécessaire, je lui enjoins sans brutalité de se déshabiller. Je sais qu’il faudra plusieurs étapes pour qu’ils finisse par se mettre entièrement nu. Le haut pour commencer. Puis les pompes. A regret il descend son jogging. A la façon dont il jette ses vêtements en boule, je devine le type peu soigneux et qui perd le contrôle. Certains parfaitement calmes, dans la même situation, plient leurs affaire. Il a un moment d’hésitation avant de retirer son boxer. Suite à ma confirmation, il baisse à regret ce petit bout de tissu. Plus surprenant, il espère pouvoir conserver ses chaussettes, comme si elles avaient le pouvoir de lui conserver un semblant de dignité. En m’entendant répondre par la négative, les larmes lui montent aux yeux, et à contrecœur il les retire. En perdant plusieurs fois l’équilibre. Il se balance comme un bibendum à cloche-pied, d’une façon assez comique. Je vois sa petite bistouquette rebondir au gré de ses petits sauts sur place. Comme souvent chez les personnes obèses, son sexe parait petit tant il est encastré dans les graisses. Vu son gabarit, je sais qu’il faudra lui écarter ses fesses flasques, car même accroupi, aucune chance qu’elles dévoilent sa rondelle. Il frissonne en sentant mes mains en latex empoigner son postérieur, un de mes doigts effleurer sa raie et inspecter son petit trou. Jamais main étrangère ne l’a effleuré à cet endroit depuis que sa mère a cessé de le torcher. Je sais qu’il est fragile, et qu’il va falloir veiller à a bonne intégration. Je détecte en lui la victime idéale dans la jungle des détenus.
Rentré de permission de sortir, Yassine adopte toujours une attitude à la limite de la provocation. Il questionne sans cesse l’autorité. Il nous teste dès qu’il en a l’occasion, pour voir si certaines limites peuvent être repoussées, et jusqu’où. C’est une forme de jeu pour lui. Pas fondamentalement mauvais, il est l’archétype de la petite frappe, élevée à la débrouille. Opportuniste à l’occasion, malin certainement, manipulateur pour sûr. Il sait nous tenir les discours que nous attendons de lui quand cela sert ses intérêts, intérêts personnels qui le conduisent parfois à prendre la tangente et à faire le contraire de ce que ses beaux discours promettaient. Mais ses entourloupes sont toujours faites finement, à la stricte limite de ce qui est acceptable. Il échappe souvent aux sanctions, tant il sait feindre l’innocence. C’est un beau jeune homme de 22 ans. Il a ce fier physique méditerranéen : cheveux noir intense, coiffés à la mode (rasés sur les côtés et mi-longs sur le dessus en cotagan), musclé sec. Les survêtements des diverses équipes de foot qu’il porte semblent avoir été faits pour lui, tant il a un corps de sportif. Il prend visiblement soin de sa personne. Tout laisse deviner un séducteur né. Habituellement réticent à la fouille, il s’est avancé aujourd’hui sans dire un mot, a retiré tranquillement tous ses vêtements en les posant sur l’une des tables. Il a défait ses cheveux pour passer ses mains dedans. Il n’est pas pudique, il aurait même une tendance exhibitionniste, fier de sa queue bien pendue. Il s’accroupit sans hésiter, et alors que je me prépare à inspecter, il retourne son visage vers moi. Son beau sourire en coin relève sa fine moustache au-dessus de ses lèvres.
Puis, ce clin d’œil. Complice …
Je viens de commettre la première erreur de ma carrière.
La fouille est une routine.
Aujourd’hui, Yassine, du haut de ses 22 ans, a brisé ma routine.
Par un simple sourire.
Médor fidèle
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