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Jour 18
Ce petit cérémonial qui rythme désormais ma vie me plait.
L’impression d’être, enfin, pleinement vivant.
En enfilant mon uniforme, je revêts ce que je considère à présent comme mon costume d’esclave. C’est ma tenue de service, au sens premier du terme. Ma mission -non pas l’officielle mais celle qui m’exalte- est de servir les détenus. Je suis à la place où j’aurais toujours dû être. J’aimerais tant pouvoir ouvrir les portes, crier à tout le monde de sortir, de libérer tous ces mâles ! Ils se rueraient dehors, dans un flux tendu propre à faire exploser portes et linteaux. A défaut d’organiser une évasion générale, je peux faire sauter le verrou des apparences bienséantes. Et extirper mon inconscient le plus enfoui pour le laisser s‘exprimer au grand jour. Pourquoi ne pas s’agenouiller devant tous ces réprouvés de la société ? Certes, ce serait la négation de toute ma vie professionnelle. Mais mon nouvel être réclame l’annihilation de l’être ancien. J’ai un besoin furieux d’être au contact avec ce qui me semble incarner la masculinité toxique. Je ressens un état de manque permanent, et je suis accroc à ces shots de testostérone qui viennent combler ma lacune de virilité. Loin de « mes » prisonniers, je suis vide. Vide comme un réceptacle qui ne demande qu’à être rempli. Je ne peux alors que me réjouir d’évoluer quotidiennement au milieu d’une véritable mine à mâles aux mille pépites. Cette promiscuité forcée dans un lieu dont l’exiguïté se craquèle sous le trop grand nombre de mecs est une véritable bénédiction. J’en suis ai point de regretter de ne pas dormir avec eux. Heureusement ce week-end, je serai d’astreinte. A défaut de dormir parmi eux, dans une petite cellule, je pourrai déambuler dans les couloirs et voler les bruits de leur sommeil. Tout bien réfléchi, j’ai l’avantage de les garder sous clef. Ils restent ainsi tous près de moi. J’ai pour ainsi dire tout ce cheptel à ma disposition, et à mon entière discrétion. Situation paradoxale où ils sont sous ma garde pour que je puisse les servir à ma guise.
A tout seigneur tout honneur. Ma visite à Yassine devient mon rituel quotidien. Je vais lui rendre allégeance dans sa cellule. Comme la veille, je me suis immédiatement mis à genoux, mains croisées derrière la tête, le regard fixé au sol. A cette occasion, j’ai constaté à quel point ce sol était sale tant la crasse s’y était imprégnée au fil des années, usé à force d’être foulé par les pieds des détenus ayant trop tourné en rond, flétri par le manque d’entretien et d’attention. Je ne vaux guère mieux que ce sol, je suis à son image. Je n’existe que pour être piétiné sans retenue, qu’on s’essuie les pieds sur moi, qu’on me crache au visage comme on crache par terre avec négligence. Et je dis « Merci! », voilà ma seule différence avec le sol. Yassine était debout entrain de fumer. Sans un mot, il s’est planté devant moi. De ses claquettes Nike dépassaient ses orteils, qui eux-aussi semblaient me mépriser. Il a tiré une bouffée sur sa cigarette. Qu’il a longuement expiré, tout à son aise. Il me montrait qu’il se faisait plaisir et qu’il maîtrisait le temps. Alors que j’étais en position d’attente et de soumission. De Yassine, je ne pouvais que voir l’extrémité de ses pieds et sentir l’odeur du tabac sorti de sa bouche qui flottait dans l’air. Puis sa main gauche qui m’agrippe les cheveux pour me faire lever la tête. Il a sa clope au bec, sur laquelle il tire. Je devine ses yeux derrière la braise qui rougeoie au bout de son mégot. Son visage s’est approché, très près, de ses narines est sortie l’épaisse fumée qui est venue s’abattre sur mon visage. Sous l’effet des picotements, j’ai cligné des yeux. L’inhalation forcée de tout ce tabac auquel je ne suis pas habitué m’a provoqué une toux sèche. Mais Yassine n’a pas relâché mes cheveux, forçant mon visage à demeurer tourné vers lui. Autre bouffée tirée sur la cigarette, et il m’inonde à nouveau la figure de fumée. Je me noie dans ces exhalaisons mortifères. Mais loin de les considérer comme les fumerolles de l’enfer, j’ai l’impression que ce sont les vapeurs de l’encens du paradis. Yassine me consacre de cette façon à son service.
-Ouvre la bouche.
Il l’a dit sur un ton très doux, presque tendre. J’obéis sans broncher, les yeux toujours fermés. Il tapote sur sa clope, dont la cendre accumulée encore légèrement tiède tombe sur ma langue. Mes papilles s’affolent face à cet acre goût inconnu. J’ai toujours la bouche ouverte lorsqu’il crache à nouveau sa fumée, qui cette fois pénètre jusqu’au fond de ma gorge. Je ne parviens pas à réprimer une toux d’étouffement. Je sais néanmoins que je me dois de rester en position. Yassine termine tranquillement de fumer, alternant entre ses cendres dans ma bouche et sa fumée dans ma gueule. Soudain je sens comme une brûlure vive sur ma langue, de très courte durée. Dans un petit crépitement fugace, son mégot vient de s’éteindre sous l’effet de ma salive. Avant même que je n’arrive à comprendre ce qui venait de se passer, Yassine m’a refermé sèchement la bouche de sa main droite.
-Avale !
Je sens alors le filtre qui est resté coincé entre ma langue et mon palais. Le goût du brûlé, l’amertume du tabac froid, la pulvérulence des cendres, envahissent ma gorge. Je tente de réunir le plus de salive possible pour tout faire descendre dans ma gorge. Je dois m’y reprendre à plusieurs reprise. Un bruit grasseyant annonce que j’ai finalement réussi à déglutir, et que cendres et mégot rejoignent désormais mon estomac.
-Putain ! Tu me dégoûtes !
Yassine n’a pas fini sa phrase qu’il me balance une gifle énorme. Je sens ma joue droite en feu. Je garde la tête bien droite, sans broncher. Même si je suis dans l’incompréhension la plus totale. Je viens pourtant d’obéir, d’accepter d’être son cendrier humain. Je n’attendais pas de félicitations, car je n’ai fait que mon devoir. Mais je ne m’attendais pas à recevoir ainsi son mépris grandissant. Il a enchainé les baffes, augmentant l’intensité et la rapidité des coups. Je suis comme sonné au bout d’un moment, les deux joues certainement rouges. Yassine se défoule littéralement. Il bat mon visage comme on bat un tapis pour en dégager toute la poussière accumulée. A travers le bruit des claques qui pleuvent, j’entends le rire en cascade de Mamadou. Je me fais corriger d’être à ma place, de n’être qu’une merde certes obéissante mais de ce fait méprisable.
-Dégage maintenant !
Je me relève rapidement. Et je sors sans un mot. Alors que je referme la porte derrière moi, je marque un temps d’arrêt en restant contre la porte. Je suis presque déçu que cela n’ait pas duré plus longtemps. Car, quand Yassine me maltraite, m’insulte, je suis sa chose. Et loin de lui, je me sens inexistant. Ou plutôt, je ressens à quel point je suis non-existant.
Médor fidèle
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