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Jour 16
Après une journée de repos hier, j’ai repris le travail aujourd’hui. Ça n’a pas été sans mal. Mais je ne voulais surtout pas demander d’arrêt maladie.
Ayoub est très malin. Il sait que je n’irai pas porter plainte, ni voir un médecin. Pas possible d’aller dire « on m’a séquestré chez moi, pissé dessus et enfoncé une carotte pimentée dans le cul ». N’importe qui se foutrait de ma pomme. Même le plus compatissant des docteurs aurait l’œil qui frise en m’auscultant. J’entends d’ici les blagues graveleuses du genre « Ils lui ont mis le feu au cul » ou « Il a été dans la merde ».
Déjà, je m’estime heureux d’avoir pu retirer la carotte tout seul. Elle était enfoncée bien profond, l’extrémité dépassant à l’extérieur. En m’accroupissant, j’ai réussi à dilater mon sphincter. Une fois la carotte dégagée, j’ai même été surpris de sa taille, et qu’elle ait pu entrer toute entière. L’inflammation de tout mon bas-ventre me donnait l’impression qu’une colonie d’insectes me dévoraient de l’intérieur. Malgré douleur, je devais me nettoyer -et tout nettoyer aussi. J’avais le visage couvert de merde, le corps encore humide de toute leur pisse. Je me suis traîné sous la douche. Le contact de l’eau fut revigorant, et je me lavais abondamment de toutes mes souillures. Seulement, la flotte accentua l’effet du piment, et raviva les brûlures. Impossible de rincer ou d’opérer un lavement interne. Je devais attendre que les effets s’estompent petit à petit. Je prolongeais néanmoins mes ablutions salvatrices, tout en serrant les fesses.
Nettoyer l’appartement m’a été pénible, oscillant entre dégoût, rage et désespoir. Il me fallait effacer toutes traces de leur venue. Pour retrouver mon intimité, mon chez moi.
Comment vivre après une telle expérience ? Ou même simplement revivre ?
Ils ont violé mon intimité en s’introduisant chez moi, en prenant possession des lieux à leur profit, en transformant mon jardin secret en théâtre de mon humiliation la plus totale.
C’est la première fois que je viens travailler la boule au ventre. L’angoisse m’a saisi en franchissant les portes du centre pénitentiaire. Ayoub a certainement conservé des contacts avec des détenus. Fort des vidéos réalisées, ne s’est-il pas empressé de se vanter de sa vengeance ? Je crains d’être accueilli par des rires, des moqueries, des marques d’irrespect. Quelle attitude adopter ? Le risque est que mes collègues puis ma hiérarchie finissent par l’apprendre. De toutes parts, le moindre sourire me paraît suspicieux. Je crois déceler de l’ironie dans les regards, du foutage de gueule lorsque tel autre ne me salue pas. En un mot, rien ne va. J’ai l’impression d’être entouré par une foule hostile. Comme un coq qu’on tient par les pattes la tête vers le bas : je tente de me débattre, en vain.
Chaque pas que je fais est un effort et me rappelle ma déchéance. Suite au traitement qu’elles ont subi, mes testicules ont doublé de volume. Ils sont encore très douloureux. Pour m’habiller, j’ai dû mettre un jogging ample. Mais le treillis de mon uniforme est trop serré quant à lui. Le tissu est rigide, sans aucune élasticité. Dès que je l’ai enfilé, j’ai senti qu’il comprimait mes deux boules. Je ne puis marcher sans que le tissu frotte et appuie sur mes parties. J’essaie de garder bonne contenance. J’essaie de rester impassible, et de cacher ma gêne permanente. Je calcule tous mes déplacements, les réduisant au strict nécessaire. Ajouté au cul qui me tiraille toujours, je marche en canard, comme un cowboy descendu de son cheval.
En supervisant la fouille des nouveaux entrants, je n’ai pu m’empêcher de me revoir, samedi dernier. J’ai eu honte de demander aux incarcérés de se déshabiller. Et encore plus, de leur dire de s’accroupir. Pour la première fois, j’étais tiraillé entre le règlement que m’imposent mes fonctions et mon sentiment personnel. Quand je donnais l’ordre d’enlever leurs vêtements, j’avais l’impression que la voix qui sortait de mes entrailles ne m’appartenait pas. Que quelqu’un d’autre parlait à ma place. J’aurais pour ma part voulu être absent. M’enfuir loin. Ne pas imposer une telle humiliation à d’autres. En enfilant le gant en latex pour inspecter leurs anus, c’est comme si j’inspectais un autre moi-même. Les douleurs qui ne manquaient pas de me saisir en me penchant en avant me rappelaient immédiatement qui j’étais réellement : une sombre petite merde. Qui en dehors du cérémonial de la prison, des béquilles de l’institution, n’était bon qu’à se faire cracher à la gueule. Le vertige m’a saisi alors que j’en étais à fouiller le cinquième mec. Il m’a souri. En un éclair, Yassine, Mamadou, Jules, Ayoub, Djibril, Kaïs, Kevin, Boubacar, Tom, Félix et tous les autres me sont apparus. Ils me montraient du doigt en se moquant de moi. Leurs rires aux éclats bourdonnaient dans ma tête.
Je me suis évanoui.
Médor fidèle
toutouauxbottes@gmail.com
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