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HISTOIRE

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Kevin, le gout de la destruction

Chapitre 01

Mon enfance prit racine dans un village mort. Il n'y avait ni culture, ni beauté. On y vieillissait bêtes et pauvres ; partout régnaient la mesquinerie et la loi de la jungle.

J'étais moi-même un garçon médiocre : dix-huit ans d'une laideur pâle et maigrichonne, vêtue sans goût par ma mère. Pas bien intelligent ; en classe, je m'en sortais tout juste, promesse d'un avenir médiocre. Je n'étais à l'aise nulle part, me sentais seul et rejeté. Je n'étais même pas gentil ; trop puéril pour être généreux, trop peu confiant pour être attentionné. J'essayais de temps à autres de paraître sûr de moi ; mais avec mon physique maladif et ma mue d'adolescent, je demeurais ridicule.

Comme tous ceux de mon âge, j'aimais regarder le foot lorsqu'il passait sur les chaînes gratuites. Je n'y connaissais rien, et supportais l'équipe en forme ; mais je ne l'aurais jamais avoué devant les garçons du village.

J'allais voir les matches chez Quentin, mon seul ami, qui habitait à dix minutes de chez moi. Un gringalet au visage rond, à l'hygiène douteuse et aux petits yeux sournois, avec une voix aigre de rongeur.

C'était un jour de coupe d'Europe. L'équipe de Lyon, que nous avions décidé de supporter depuis le début de l'année, était donnée gagnante par les piliers de bars de la ville.

Je rejoins Quentin chez lui, où je serrai sa main moite, et nous nous installâmes sur son lit, sous les combles, face à la télévision. Il y avait de l'Orangina et des chips premier prix. Quentin les enfonçait dans sa bouche en répandant les miettes sur la couette, les yeux rivés sur le poste.

On entendit dans la ruelle le moteur d'une moto stopper devant la maison. Puis la porte d'entrée s'ouvrit, et une grosse voix rit grassement depuis le salon.

Quentin s'expliqua tout en mâchant ses chips.

- C'est mon frère.

David était un garçon connu dans le village, une grande gueule de vingt-neuf ans que chacun respectait pour sa vulgarité et sa bêtise. Il avait plusieurs copines, criait dans les bars, fréquentait l'équipe de rugby locale, et faisait figure de mâle auprès des jeunes adultes du coin. Les forts caractères avaient tendance à m'angoisser. Mon esprit peureux était focalisé sur les sons du rez-de-chaussée.

Des pas lourds dans l'escalier.

La porte s'ouvrit, et David entra, allumant la lumière.

- Salut les mecs. Ça va ?

Quentin avala avant de lui rendre son salut. David était un type osseux et blond, avec de grands yeux autoritaires. Il portait son blouson de motard, le visage rouge de la fraîcheur du vent. Il me tendit la main en me regardant dans les yeux. Je lui tendis la mienne avec une nonchalance que j'espérais virile.

- David.

- Kevin.

Il ôta son manteau et s'allongea au milieu des miettes, se roulant une cigarette.

Quentin lui parlait sans cesse, rapportant ce qu'on répétait dans les bars, et David acquiesçait, cigarette en bouche.

- J'en ai rien à foutre de Lyon, il disait.

- T'es pour Madrid ?

- Bien sûr, t'es fou. Lyon, ils sont cramés.

Quentin se tut. J'étais certain que dorénavant, il brandirait l'avis de son frère devant les copains.

C'était un gars fort, David. Pas un gars bien ; moqueur, agressif, pas bien doux ni très fin. Un vrai gars de la campagne, qui ne pensait qu'aux nibards, aux mobylettes et à la bière. Tout le contraire de moi, freluquet, timide et craintif, méprisé par mes camarades. Il avait quelque chose du grand frère que je n'avais jamais eu. Sa présence à mes côtés me fit forte impression. Alors sans trop réfléchir, j'essayai de l'impressionner.

- Lyon, ils ont Juninho.

David me jeta un coup d'oeil.

- Ouais, un joueur.

- S'il tire un coup franc, y a but.

- C'est Casillas en face.

Je répondis en clignant de l'oeil.

- Il va le trouer.

Quentin me jeta un regard étonné. David fixait la télé en fumant sa clope. Il la secoua au-dessus du cendrier.

- T'es sérieux, toi ?

Il me regarda dans les yeux. Il avait un regard clair et direct, qui ne laissait aucune chance au doute. Je me sentis fébrile.

- T'y connais rien. Arrête de parler.

- Ben c'est vrai que...

- On s'en fout, ferme là.

Je restai sans voix.

Quentin mâchonnait ses chips en regardant sur l'écran les deux équipes côtes à côtes. Madrid portait un maillot rose. Il eut un grand sourire bête.

- Ils ont sorti la robe !

- Ta gueule, fit David.

Je ris bêtement, moi aussi.

- C'est parce qu'ils jouent comme des tapettes.

David se redressa sur le lit.

- Vas-y, tu me saoules.

Je continuai de rire avec Quentin, incapable de me retenir. David me désigna du bout de sa cigarette.

- Ferme-la.

Je me tus dans un hoquet, m'efforçant de prendre un air serein.

- T'as trop la confiance. Ton club de merde, ils vont se faire rétamer.

Je bafouillai une excuse, essayant de calmer la situation.

- Ta gueule. Tu parles, t'assumes. Moi je te parie que c'est Madrid qui gagne, parce que je connais le foot. Je te laisse choisir l'enjeu. Tu veux quoi ?

Je n'aimais pas les paris ; il y avait le risque d'être vaincu. J'avais trop peu confiance en moi. Mais la violence de David m'empêchait de penser droit.

Je réfléchis un instant.

- Si on gagne... tu nous laisses jouer à la Play.

Je savais que David avait une Playstation 2. Quentin m'avait souvent raconté que son frère l'autorisait parfois à y jouer.

Les yeux de Quentin s'illuminèrent. David leva les mains, débonnaire.

- Si tes pédés gagnent, je te la donne.

Puis il se pencha en avant, pointant sa cigarette vers mon visage.

- Mais mec, tu fais un mètre vingt et tu me parles mal. T'as trop confiance. Là, ça va, parce que c'est moi. Mais tu fais ça avec les gars du village, tu te fais détruire.

Son regard m'hypnotisait. Je me taisais en l'écoutant, humilié comme un petit garçon face aux remontrances de son père.

- Faut que t'apprennes à fermer ta gueule. Tu crois toujours que Lyon va gagner ?

J'avalai ma salive, regardai vers Quentin, hésitant.

- Le regarde pas. Regarde-moi. Ils vont gagner ?

- ... oui ?

David haussa les épaules, et se rallongea sur le lit.

- C'est bien. Alors je vais te rendre service, et la prochaine fois qu'on se croise, tu fermes ta gueule, et ça se passe bien.

La violence de ses paroles me terrifiait. Je m'étais engagé sur une pente glissante.

- Ecoute-moi : si on gagne, tu vois mes chaussures ?

Il les du bout de son mégot.

- Si on gagne, dit-il en appuyant chaque mot, tu lèches mes chaussures.

Quentin fit une tête effarée. Je me contentai de sourire bêtement ; ça ressemblait à des menaces en l'air.

- Tu lèches mes chaussures, comme ça tu fermes ta gueule. C'est ça, le service. Tenu ?

Il ouvrit sa main devant moi, me fixant dans les yeux. Son regard m'empêchait de me concentrer, je n'avais pas du tout envie de parier quoique ce soit. D'un autre côté, je voulais que David me voie comme un type chouette, pas comme un lâche.

- C'est pas grave, dit-il en retirant sa main.

Je répondis sans réfléchir.

- Tenu.

J'attrapai et serrai mollement sa main, arborant un sourire idiot. Quentin fit un de ces bruits stupides dont il avait le secret.

- Pouah, franchement, j'aimerais pas être à ta place !

David le fit taire.

- C'est bien, il assume.

J'avais replacé ma main sur ma cuisse, sans savoir qu'en faire. David ne faisait plus attention à moi. Il s'était allongé au fond du lit pour regarder le match en fumant. Je ne voulais pas me l'avouer, mais j'avais peur. Je n'étais rien d'autre qu'un gosse sous pression ; et je venais de faire une connerie.

Les capitaines des deux équipes se serrèrent la main. La partie allait commencer. Je me rapprochai du poste.

Pendant les quinze premières minutes, Quentin et moi-même échangeâmes des plaisanteries fébriles, ricanant bêtement. J'essayai d'impressionner David par mon analyse du jeu. J'avais peur de me l'être mis à dos, peur de sa colère. Mais il resta sans réaction, fixant l'écran en tirant sur ses clopes.

A la vingtième minute, Madrid ouvrit le score. Quentin sauta de joie. Il avait retourné sa veste.

- Beau but, pas vrai ?

- C'est bon ça, dit David d'une voix grave.

Je contemplai l'écran. La trahison de Quentin était une injustice laide et acide, mais le match ne faisait que commencer.

Mais avec les minutes, la supériorité des espagnols devenait évidente. Ils gardaient la possession du ballon, se créant nombre d'occasions dangereuses, quand mes lyonnais se contentaient de dégager en catastrophe. Fumant sa cigarette, David regardait le match en silence, répondant aux bêtises de son frère qui me lançait vanne sur vanne, soulignant l'évidente infériorité de mes joueurs sur les siens.

Il y eut deux, puis trois zéro. J'étais abattu. La défaite m'emplissait les veines ; l'idée que j'allais peut-être devoir lécher des chaussures sales m'était intolérable.

Les joueurs démoralisés ne mettaient plus un pied devant l'autre. L'équipe de David jouait à la passe à dix sous leurs yeux impuissants, et les Olé ! des spectateurs.

Pour la première fois depuis le début du match, David m'interpella.

- T'as vu comme ils sont nuls ? T'as pas honte ?

Il parlait fort, de sa voix percutante et agressive. Je bafouillai une réponse absurde, mais il ne m'écoutait déjà plus.

Les lyonnais avaient cessé de courir, attendant la fin du calvaire. A la 72e, un attaquant adverse s'avança dans notre camp, accéléra, et ne rencontrant aucune résistance, frappa. Le ballon fila des trente mètres et perça les filets

David se redressa sur le lit.

- Vas-y, c'est la misère.

Il leva sa jambe droite, et posa ses Nike blanches et usées sur la couverture, à dix centimètre de ma hanche.

L'angoisse monta d'un coup. Il n'allait tout de même pas me demander de le faire ? Je gardai les yeux braqués sur le poste, espérant qu'il repose son pied sur le sol et me sermonne en riant. Mais l'arbitre siffla la fin du match, et les Nike blanches étaient toujours sur la couette.

Les lyonnais rentraient au vestiaire, le regard bas et piteux ; et ce fut fini. Je posai mon menton dans mes mains en soupirant. J'espérai donner l'impression d'une frustration virile et contenue.

David me regardait du coin de l'oeil.

- Tu parles plus ? fit-il.

- Quatre zéro, je peux rien dire.

- Ben ouais. En attendant, t'as un truc à faire.

Il posa son coude sur son genou.

- Non mais arrête, j'ai compris, pas besoin de continuer.

- Que dalle, tu m'as trop fait chier.

David ne souriait pas. Je le regardai en souriant bêtement, le rouge aux joues. Mon coeur battait de plus en plus vite.

Il me fixait, l'index pointé vers mon visage.

- Je te préviens, tu sors pas de la chambre.

Quentin s'était tu, bouche entrouverte, me dévisageant de son air bête. Si j'acceptais, c'était la pire humiliation de ma vie. Si je refusais, c'était la terrifiante colère de David.

- Hey ! Regarde-moi !

J'obéis. Ses grands yeux bleus fixés dans les miens, il ordonna :

- Lèche.

Je restai une seconde hypnotisé par son regard, puis sans réfléchir, je me mis à quatre pattes sur le dessus de lit, tirai la langue et léchai sa chaussure sur toute sa longueur. Une fois, puis deux, j'en léchai le dessus à grandes lapées.

- Bh, c'est dégueulasse ! fit Quentin.

L'image de son visage me fixant avec dégout apparut dans mon esprit, et avec elle la honte de devoir m'humilier devant lui. Puis le regard froid de David s'imprima dans ma rétine, et je continuai de lécher, à grands coups de langue.

Il redressa sa chaussure, révélant la semelle rayée de crasses et de graviers. Je gardai la bouche ouverte, avalant pour humidifier ma gorge.

- Lèche !

Je croisai le regard de Quentin, et la honte me parcourut l'échine. Je me penchai de nouveau, touchai la semelle du bout de la langue, et la léchai du bas jusqu'en haut, de plus en plus franchement. La texture râpeuse de caoutchouc salé par la crasse m'envahit la bouche. Ma langue s'asséchait. Je léchai le centre, encore et encore, puis je léchai les bords de la semelle, le talon, le sommet où j'insistai longtemps. Je fermai les yeux pour éviter de voir Quentin, dont le silence me faisait frissonner de honte. Je tentai d''imaginer ce qu'il ressentait en m'observant dans cette position obscène, le regard dur de son frère posé sur moi pendant que je léchais ses pompes. J'aurais voulu m'arrêter, mais la peur des coups m'étouffait l'esprit.

- C'est bien.

David recula son pied, et le reposa au sol.

Je me détendis aussitôt, manquant de m'affaler sur le matelas. Une immense gratitude m'envahit ; c'était la fin de ma torture. Je gardai la bouche ouverte pour m'aérer la gorge, et faire monter la salive jusqu'à ma langue.

Puis David souleva son pied gauche, et le posa face à moi.

- L'autre.

A cet instant, j'étais totalement vaincu, sous hypnose, dressé à obéir au moindre de ses mots. Je me repenchai, et posai ma langue sur le haut de sa chaussure, que je léchai plusieurs fois depuis la pointe des orteils jusqu'à la cheville. Puis je passai la langue sur le rebord de la semelle, et remontai jusqu'à la pointe, léchant du bout de la langue pour le nettoyer complètement. Je léchai de longues minutes, jusqu'à ce que David repose son pied sur le sol, et que je me laisse tomber sur le lit, la langue sèche et râpeuse, essayant de reprendre mon souffle.

Un lourd silence avait envahi la pièce. Je sentais la présence de David, qui me surplombait. Il m'empoigna la mâchoire, et me força à le regarder. Je laissai mon esprit se noyer dans l'acier de ses pupilles.

- C'est ce qui arrive quand t'ouvres trop ta gueule.

Je laissai échapper un petit " oui ", fade et essoufflé. David lâcha mon visage et se redressa, époussetant les miettes de chips.

- T'as du cul que je te fasse pas lécher mes ieps.

Il se leva, fit promettre à Quentin de jouer gentiment, et quitta la pièce.

Quentin écarquilla ses yeux idiots.

- Il avait peut-être marché dans la merde. T'as peut-être mangé de la merde ! Quand les mecs au lycée vont savoir ça !

Je souris vaguement, essayant de minimiser l'émotion que me procurait l'affaire. Mais j'avais le coeur en miettes. La crainte de ce qui se passerait dans le village si l'histoire s'ébruitait me hantait le crâne, lancinante.

Quentin se moqua tout le soir. Je dormis très peu, cette nuit-là.

Chapitre 02

Bien entendu, Quentin raconta cette histoire aux copains. Il sautait sur la moindre occasion de me rappeler en riant que j'avais léché à quatre pattes les chaussures de son frère.

Malgré sa victoire, David fut beau joueur, et accepta de nous prêter sa console. Je retournai chez eux une semaine plus tard.

Ce jour-là, Quentin et moi nous étions assis sur le tapis, adossés au canapé qui faisait face à la télévision, dans la chambre de David.

Comme la semaine précédente, on entendit soudain la porte de l'entrée claquer, et la grosse voix de David saluer sa mère, avant que ses pas ne se rapprochent, et qu'il pénètre dans la chambre. Quentin le salua, David répondit sans regarder, le portable à l'oreille. Il était en sueur dans son bleu de travail, les jambes couvertes de plâtre et de peinture. Il m'enjamba pour fouiller son armoire.

Après quelques secondes, David raccrocha, et regarda vers moi.

- T'es là, toi ? Comment tu t'appelles, déjà ?

- Kevin.

- Ouais. Vous jouez à quoi ? Burnout ?

- Ouais.

David resta un instant immobile à regarder l'écran, puis il ôta son t-shirt, et en saisit un autre dans l'armoire. Il avait un torse fin et sec, un léger duvet blond entre les pectoraux. Une odeur de sueur emplit la chambre quand il étira ses bras. Il enfila le t-shirt propre, et ôta ses baskets du bout des orteils, révélant d'épaisses chaussettes de travail pleines de taches.

L'humiliation de la semaine me restait au travers de la gorge ; j'avais soif de revanche. Je rêvais de renouer les liens avec David ; qu'il ne me voit plus comme le nabot maladroit qui avait léché ses baskets.

- Tu fais quoi comme métier ? lui demandai-je.

David me regarda en reprenant son souffle.

- Dans le bâtiment.

- Non mais ça d'accord, mais quoi ?

Il me fixa sans répondre, mains sur les hanches. Je lui jetai un coup d'oeil. Avais-je encore dit une bêtise ?

Il soupira.

- Tu sais quoi, j'ai pas envie de te répondre.

Il se retourna vers l'armoire.

- Qu'est-ce que j'ai fait ? dis-je, alerté.

- Ferme-la.

- Je t'ai rien fait, ça va !

- Mais t'es sérieux ?

David se retourna brutalement et me regarda droit dans les yeux. Il avait l'air furieux, respirant comme un loup. Je me recroquevillai vers Quentin, ma main tremblant sur la manette.

- Ça t'a pas suffi de lécher mes pompes ? cria-t-il.

Il me surplomba de toute sa hauteur.

Je murmurai des excuses, la gorge nouée. Contre toute attente, Quentin prit ma défense.

- Arrête David.

- Toi tu fermes ta gueule !

David souleva son pied et l'appuya brusquement sur mon torse. La pression de sa jambe sur ma poitrine me fit une sensation étrange, entre la panique et l'impuissance. Tous mes muscles se tendirent.

David braquait son regard dans le mien.

- Tu fermes ta gueule quand je parle !

Je bredouillai une réponse, au bord des larmes. Il augmenta la pression sur ma poitrine. Je pouvais sentir ses orteils déformer mon pull. Je fermai les yeux et me laissai faire, ma nuque s'enfonçant dans les coussins du canapé.

- Tu comprends ?!

J'émis un petit " oui " geignard.

- Sale merde.

Il ôta son pied de ma poitrine, et je restai penché en arrière, retenant mes larmes, quand je sentis le grand pied de David se plaquer sur mon visage. Mon crâne s'enfonça dans les coussins, et soudain, je ne pensai plus à rien.

C'était comme si mes pensées s'étaient tues d'un coup, submergés. Je sentais ses orteils presser sur le haut de mon front, et mon nez dans la chair de sa plante, la laine de sa chaussette, qui recouvrait mon visage jusqu'aux pommettes. La pression de ses muscles sur mes paupières, la force de sa jambe écrasait tout mon visage, le frottement du tissu, l'odeur amère de son pied transpirant, à peine sorti de sa chaussure : j'étais noyé, incapable d'un instinct autre que celui de lui obéir. Il prenait toute la place dans mon esprit, sans rien laisser à ma volonté. J'étais un perdant, et il m'avait écrasé.

Je sentis son pied moite de sueur appuyer sur mon visage, et laissai faire, cherchant la meilleure position pour lui faciliter le travail d'écrasement. J'essayai de respirer ; je n'entendais que les explosions de la console et les cliquetis de la manette. Quentin ne faisait plus un bruit. David restait silencieux. Je commençai à réalisai combien ma situation était absurde, lui qui m'humiliait de la pire des manières, et moi qui laissais faire. Il y avait dans l'atmosphère de la chambre une forme de transe malsaine, une porte régressive, presque animale, que nous venions d'ouvrir.

J'entendis sa voix qui m'insultait.

- T'es vraiment une merde.

Il devait être en train de me fixer, hypnotisé par sa puissance et par ma reddition. Mon coeur battait à tout rompre, pas que de frayeur. J'attendais l'appel de ce vide qui nous emportait tous deux vers des instincts tabous et enivrants.

David appuya de nouveau sur mon visage, entrouvrant mes lèvres sous la pression de son pied, et mon coeur fit un bon dans ma poitrine.

- Sens mes pieds, grosse merde.

Je pris une profonde inspiration, puis une seconde, une troisième, et commençai à respirer sa chaussette à plein nez, emplissant mes poumons de l'odeur de tissus sale, l'odeur tiède de sa transpiration, l'odeur de son pied, enivrante, que j'inspirai jusqu'à m'en faire tourner la tête. Je respirai encore, les tempes brûlantes, plongé dans cette instinct pour le gouffre, le renoncement, l'acte bestial que nous accomplissions, cette porte ouverte sur un monde de prédateurs et de proie, un monde à la sauvagerie libérée, aux vêtements arrachés, où nous rampions nus dans la jungle et la boue. Un monde où je serais la proie tremblante et apeurée, et lui, libéré de ses chaînes de médiocre fils de famille, le hurlement d'un fauve carnassier.

Et tout était hypnose, l'odeur de son pied, sa puissance écrasante sur ma tête de perdant. Je le sentis qui frottait sa chaussette sur toute la longueur de mon visage, enfonçant mes lèvres qui s'entrouvrirent sous la pression de ses orteils. Il les poussa dans ma bouche, frottant sa chaussette sur mes gencives et le long de mes dents. Puis il me boucha les narines avec ses doigts de pied. Je respirai de grandes bouffées de l'air crasse qui collait à ses chaussettes, inspirant comme un fou, avec de grands bruits pour qu'il entende, et sois satisfait de ma punition.

David ôta son pied de mon visage, quelques bourres de laines encore collées entre mes lèvres. Il repoussa ma tête du bout du pied. Puis la lumière revint, et je vis Quentin à mes côtés, silencieux comme une tombe, qui n'avait pas lâché sa manette, naviguant sans conviction entre les menus du jeu. David ne regardait plus vers moi. Il acheva d'enfiler un pantalon propre, changea ses chaussettes pour une paire de tongs, prit une cigarette dans le désordre de son armoire croulante. Il profita un instant du goût du tabac dans sa gorge. Il me jeta un regard de mépris, avant de saluer son frère et de quitter la chambre, claquant la porte dans son dos. Elle se rapprocha du chambranle, manqua de se fermer, avant de repartir doucement vers l'arrière, en grinçant.

Je repris mon souffle.

Que s'était-il passé ? Quelque chose en moi avait changé, mais aussi en David, en Quentin, dans toute l'atmosphère de la pièce. Une force ancestrale mise à nue, l'instinct des proies et des bêtes. Sous ses pieds, David m'avait déchiré. Il m'avait renvoyé au stade de nourrisson chétif, à la merci des carnassiers aux dents tranchantes. Ces quelques secondes avaient libéré une énergie enivrante et addictive ; et je sentais au fond de moi cette porte ouverte sur un monde étrange et primitif, qui aurait dû rester caché.

Je repris la manette, priant pour ne pas croiser le regard de Quentin, et la sentis qui tremblait entre mes mains. Je respirai profondément, noyant mon regard dans ses couleurs. Au creux de mon torse, je vis la porte noire, plus clairement que jamais.

Il y avait quelque chose derrière la porte, qui me contemplait. Une bête qui riait, montrant les crocs, envoutant mon corps et mon esprit.

Le rugissement des moteurs jaillit hors du poste. Je regardai sur l'écran les barres vertes du volume que Quentin venait d'augmenter.

La bête en moi sombra dans les profondeurs.

Chapitre 03

Les jours passèrent, et l'évènement hantait ma mémoire. David écrasant mon visage, malaxant ma chair, l'odeur forte de son pied sale, l'impuissance, la résignation complète et enivrante. Je replongeais dans mes pensées, et l'abattement enivrant de l'humiliation coulait à nouveau dans mes veines. Je restais seul avec mon secret, dans une zone sombre de mon âme à laquelle seuls David et moi-même avions accès. C'était comme si ces quelques secondes de relation étroite nous avaient rapprochés.

Quentin avait gardé tout ça pour lui. Ce qui était arrivé était trop malsain pour être partagé avec les copains. Cela touchait à une part inconfortable de lui-même, et c'était un garçon trop médiocre pour tolérer l'étrange. Aussi chassa-t-il ce souvenir le plus loin possible hors de son esprit, et ne m'en reparla jamais.

Je pensais si souvent à David que j'avais l'impression qu'il allait débarquer à tout instant, et les gens autour commencèrent à noter ma distraction. Les profs me reprenaient en cours. Quand venait la pause de midi, je restais à l'écart, arpentant la rue, le regard dans le vide.

C'était un samedi, une semaine après la chambre. J'errais dans une ruelle à l'écart des bruits du centre. Rêveur, je suivais le bitume entre deux rangées de maisons vieillissantes, le regard perdu vers les arbres de l'horizon, quand un coup de klaxon m'ôta à mes pensées.

Une Renault 19 blanche me dépassa par la gauche, puis s'arrêta à vingt mètres devant moi. Après quelques secondes, les feux s'allumèrent, et la voiture se mit à reculer doucement. J'eus un mauvais pressentiment.

La Renault ralentit à mon niveau, et je vis au travers de la vitre le visage hilare de David, les yeux rougis, qui me souriait, avec trois de ses copains du même âge que j'avais déjà vus en ville. La techno résonnait dans l'habitacle, rempli par la fumée des cigarettes. Musique et fumée me jaillirent au visage. David se pencha, pendant que ses amis buvaient leurs bières, me jetant des coups d'oeil intrigués.

- Qu'est-ce que tu fous ?

J'essayai de lui répondre par-dessus le vacarme. Il baissa le volume et cria aux autres passagers de la fermer.

- Qu'est-ce que tu fous ?

- Je vais aux Quatre-chemins.

L'un des types l'interpella. David se détourna pour discuter. J'avais peur d'être ridicule à rester là sans rien dire, mais je n'osai pas partir, craignant d'être impoli. Je contemplai les cendres de la cigarette de David tomber sur le siège entre ses jambes, près de la grosse bosse que formait son sexe sous son survêt.

Quand ses amis lui signalèrent en riant que j'attendais toujours, il se retourna vers moi.

- Hey, les gars ! Vous savez qui c'est ?

C'était ce que je craignais. L'humiliation suprême. Je sentis ma gorge se nouer, ma respiration s'emballa. J'aurais voulu avoir suffisamment de volonté pour partir en courant.

Le type assis à la place du mort, Guillaume, masse de muscle de l'équipe de rugby locale, cheveux bruns coupés courts, se pencha vers la fenêtre et me dévisagea, sourire bête aux lèvres. David lui expliquait sans me prêter attention.

- Je t'ai raconté, y a deux semaines, chez mon frère.

- Euh...

- Chez mon frère, y avait le match, y avait un pote à lui...

Guillaume fronça ses gros sourcils. Soudain, son regard s'éclaira.

- Ah mais c'est...

- Mais oui !

La masse de muscle me jaugea de la tête aux pieds et émit un beuglement tonitruant. Il se rabattit en arrière en se tordant de rire.

A l'arrière de la voiture, les deux autres se penchèrent vers David pour qu'il raconte, ce qu'il fit avec empressement.

Je restai la, abattu. Toute la misère du monde me tombait sur les épaules, et je ne trouvai même pas la volonté de me défendre ou de fuir. Je les laissai ouvrir leur fenêtre et me dévisager comme un animal, riant de ma faiblesse. - T'as léché ses chaussures ? Sérieux ? Mais moi je le croyais pas ! Sérieux, mec, c'est dégueu.

David agita sa cigarette, le rouge aux joues.

- Attend, attend, c'est pas fini !

Il se pencha vers moi.

- Dis leur ce qu'il s'est passé le weekend dernier.

J'aurais voulu mourir. Je regardai mes chaussures sales, sentant les larmes monter le long de ma gorge, la fumée de cigarette qui me gonflait les poumons. J'écartai les lèvres et murmurai :

- Arrête.

- Mais si, dis-leur. Ils vont pas se moquer.

Ses potes s'esclaffèrent.

- Mec, on est déjà morts de rire !

Le grand maigre à l'arrière se pencha à la fenêtre.

- Nan, promis, on rit pas. Tu peux raconter, qu'est ce qu'il t'a fait, ce con ?

Ils rirent de plus belle, puis m'observèrent avec attention, des hyènes à l'affut du moindre mot. Je respirai difficilement, les joues brulantes.

David me fixait sans sourire.

- Tu dis ou je dis.

Je murmurai :

- Tu m'as écrasé le visage avec ton pied.

Il agita la main.

- On entend que dalle.

Et, se tournant vers ses potes :

- Ce batard m'a tellement mis les nerfs, j'ai écrasé son visage.

- Nooon ! Sérieux ? Avec les chaussures ?

- Les chaussettes bien crades du travail. Et après, me demanda-t-il, qu'est-ce que t'as fait ?

Je restai silencieux, les mots bloqués au fond de la gorge. J'avais envie de m'enfoncer sous la terre chaude, loin du reste du monde.

Puis mes muscles se sont relâchés et tout est sorti d'un coup.

- J'ai senti ton pied...

- Et ?

- ... et t'a mis tes orteils dans ma bouche.

Les trois passagers explosèrent de rire. Guillaume se cachait le visage pour masquer ses hoquets, et les deux à l'arrière tombèrent dans les bras l'un de l'autre, hilares. David toussa la fumée de sa cigarette, sourire aux lèvres.

- Tu les as tués.

Les rires de ces types me frappèrent de plein fouet, et ma volonté se rompit d'un coup. J'avais les mains moites et les jambes tremblantes, les larmes coincées dans ma gorge me coulèrent des yeux. Il n'y en eut qu'une ou deux, qui me glissèrent le long des joues jusque dans mon col. Je rampai à genoux dans ma défaite, et à nouveau, l'abattement m'emplit les veines, m'attirant vers le vide. Mes muscles se détendirent ; si j'avais eu la vessie pleine, j'aurais laissé la pisse couler le long des mes cuisses. Plus rien n'avait de sens. Je restais nu et faible face à l'agression de ces mecs qui me pointaient du doigt, remplissant mon coeur vidé par leurs ordures et leur mépris. Je pataugeai dans le tourbillon gluant de l'humiliation, et cela me procurait un soulagement confortable et tiède. J'aurais voulu que ma torture dure à jamais, qu'ils m'emplissent de crasse jusqu'à en exploser.

Les garçons hilares m'avaient complétement oublié. L'un d'entre augmenta le volume de l'autoradio au maximum, faisant rugir la techno. David, en larmes, tira une dernière fois sur sa cigarette qu'il jeta par la fenêtre, et démarra. La voiture gueula et s'éloigna sur la route.

Je regardai à mes pieds la cigarette à demi consumée, brisée en son milieu. Le vent assécha les derniers rougeoiements, et le tabac se détacha, emporté sur le goudron. La cigarette roula dans le caniveau.

Je contemplai les façades décrépites, sans penser à rien, savourant l'humiliation qui m'emplissait le corps, les testicules, l'aine, le pénis, le ventre, le torse, les muscles des bras. Je sentais le vent sur mes joues humides. Il s'engouffrait dans mon col et caressai ma poitrine, et je penchai la tête en arrière pour qu'il y pénètre plus encore, laissant le froid franchir mes défenses sans rien en retenir. Enfin, je me laissai tomber sur le trottoir, et la tête entre les mains, subit les échos de leurs insultes. J'aurais voulu pleurer jusqu'à en mourir.

Mais tout au fond de mon être écoeuré, quelque chose demeurait étrangement satisfait.

La bête au fond de mon ventre, la bête derrière la porte me contemplait comme on contemple une proie. Elle dévoila ses dents scintillantes en un sourire narquois. Toi, mon ami, grogna t'elle, je vais te bouffer dans le ventre. Tu es tout nu. Je vais te briser en quatre et tu vas croupir comme une merde dans mon trou pour le restant de tes jours.

Ces mots résonnèrent dans mon âme, et quelque chose en eux me terrifia : ils n'étaient pas désagréables. Qu'est-ce qui m'arrivait ? Etais-je en train de pourrir de l'intérieur, ruiné par l'humiliation ?

Mon esprit en larmes s'agenouilla devant la bête. Il supplia, pas pour que mes tourments prennent fin ; il supplia pour en avoir encore.

David allait m'écraser complétement. Et j'allais le laisser faire.

Chapitre 04

Lorsque je vis les garçons pour la dernière fois, c'était un dimanche, en automne.

Mes parents m'avaient envoyé chez Quentin pour emprunter les oeufs qui manquaient au repas du soir. Je m'y rendis au crépuscule, trainant dans le silence des rues le souvenir de mes humiliations, et la crainte étouffée de recroiser leur route. Je frappai, on m'ouvrit, je fis la commission. Je saluai le père affalé devant les jeux télévisés, patientant dans le salon que la mère achevât de fouiller ses étagères. Quentin, lui, était absent.

Madame revint avec les oeufs, qu'elle posa sur la table, et me dit d'une voix douce que David était là-haut avec ses copains.

Je sentis la boule s'épaissir dans mon ventre. Je refusai poliment de monter le voir ; il me fallait rentrer. Mais sa mère insista.

- Ne sois pas timide, il m'a dit de te faire monter. Ça lui fera plaisir ; il t'aime bien, tu sais !

Piégé. Je ne voulus pas sembler antipathique ; peut-être qu'il voulait juste me saluer. Pour le meilleur ou pour le pire, nos précédentes expériences nous avaient étrangement rapprochés.

Je gravis d'un pas lent les marches de bois, et me trouvai sur le palier, d'où je pouvais entendre le son de la console qui résonnait depuis la chambre. J'aurais voulu rester là, immobile, sans personne pour me voir ou m'atteindre, mais on avait dû entendre mes pas dans l'escalier. Je m'avançai jusqu'à la porte, et frappai.

- Ouais, entre !

La chambre était plongée dans la pénombre, illuminée par la lumière de la console.

David était assis sur le bord de son canapé-lit, tenant la manette en main ; deux de ses amis, que j'avais aperçus dans la voiture le jour de mon humiliation, étaient allongés à l'arrière, adossés au mur, déposant les mégots de leurs cigarettes dans le cendrier posé sur les draps. Il y avait Guillaume, le rugbyman aux cheveux bruns, ses petits yeux mats enfoncés dans la chair de son visage, et Jonathan, le gitan aux yeux clairs, qui avait une mobylette et couchait avec la plupart des filles du village. Ses manches courtes révélaient la peau sombre de ses bras. Je me sentis soudain bien médiocre, gamin petit et maigre, avec ma peau pâle et mon visage disgracieux, face à ces trois adultes bâtis en mâles. Ils représentaient tout ce qu'un type de mon âge aspirait à devenir.

David me jeta un coup d'oeil.

- Qui voilà. Ça va ?

- Ça va, merci.

Je refermai derrière moi.

Guillaume et Jonathan me lancèrent un regard, un sourire au coin des lèvres. Pour sûr, ils se rappelaient de moi. Je restais debout à regarder l'écran, ne sachant que faire de mes mains. Les garçons silencieux, je me sentais mal à l'aise. M'avaient-ils appelé seulement pour dire bonsoir ? Je m'apprêtai à sortir.

- Eh ! Tu vas où ?

La main sur la poignée, je regardai David en balbutiant.

- Je t'ai dit de sortir ? Reste là.

Je sentis la boule s'épaissir dans ma gorge, un goût amer en bouche. Jonathan et Guillaume fumaient en silence, fixant l'écran de leurs yeux vides. Ce que David me demandait n'était pas naturel. J'avais le choix entre agir en homme, et préserver ma dignité, ou agir en lâche et me soumettre comme un chien. La chaleur me montait au visage, je ne parvenais pas à réfléchir. La peur me serrait la gorge. Ma main moite se ramollit sur la poignée.

David se décala sur le bord du lit.

- Viens-la, dit-il en désignant la place à ses côtés.

Maladroit, je marchai jusqu'au lit, et m'y posai doucement. Je sentais la présence chaude et dangereuse de David à mes côtés, celle des deux autres dans mon dos.

- Tu m'insultes encore ? dit David, sans quitter l'écran des yeux.

- Non, je...

- T'es pas bien avec moi ?

- Si.

- Alors pourquoi tu veux te barrer ?

J'avais la gorge sèche. David me jeta un coup d'oeil. Je captai son regard en tremblant. Il eut un sourire moqueur.

- Eh, calme. On va rien te faire !

Il tendit la manette à l'un de ses potes, et me passa un bras autour des épaules.

- T'as vu, on est bien, entre mecs. Faut pas avoir peur.

J'essayai d'acquiescer. Son regard me terrifiait ; je gardai les yeux braqués sur l'écran. David me contempla en silence, un sourire narquois aux lèvres. Il resserra sa main sur mon épaule. Je sentais son torse chaud se gonfler contre mon flanc, comme un lapin pris au piège. J'osai à peine respirer.

Nous regardâmes en silence le jeu se dérouler. Dans ma confusion, je me demandai pourquoi David me gardait à ses cotes, dans sa chambre, moi qui n'étais pas son ami. L'odeur malsaine de poussière et de cigarette me donnait mal au ventre.

Au travers du velux, la nuit était tombée. La pluie embrumait les cimes et les toits. David lâcha mon épaule pour se rouler une autre cigarette. Il puisa dans un pochetons quelques brins d'une herbe sèche, dont il saupoudra son tabac, alluma la clope, et tira dessus.

Il expira avec délice, une fumée à l'odeur étrange de plantes amères. Il me tendit la cigarette.

- Fume.

Je saisis le papier entre mes doigts tremblants, le portais à mes lèvres et inspirai. La fumée m'envahit les bronches, embrasant mon palais. Je crachai les cendres qui me brulaient la gorge, les yeux embués de larmes. David me passa une main autour de l'épaule.

- Doucement. Respire.

Ma gorge s'apaisa. La fumée quittait mes poumons, s'échappant par mes lèvres entrouvertes. Ma tête devint pesante, et mon esprit sombra dans une délicieuse mollesse. J'avais les paupières si lourdes. Mes muscles se ramollirent, et je laissai l'ivresse m'envahir, les mains serrées entre mes cuisses. La main de David pressa mon épaule sans rencontrer de résistance, me collant tout près de lui.

- Fais voir tes yeux ?

Je le regardai, nauséeux. Rien n'avait plus aucun sens. David sourit.

- T'es bien défoncé, hein ? Ça fait du bien ?

Je murmurai une réponse. Toute peur s'était envolée. J'étais bien. David passa le joint à ses potes derrière nous, et je me laissai dériver dans les couleurs et les sons de l'écran.

La voix de David, paisible, résonna tout près de moi.

- Tu sais que tu m'as manqué de respect.

Je regardai vers lui, chancelant. Il me rendit mon regard.

- Tu m'as mis la rage. J'avais pas envie de te faire mal, mais faut que tu restes à ta place. C'est pour ça que je t'ai écrasé.

Je laissai son regard m'envahir, respirant les odeurs de la drogue. Je planais sur ses mots comme sur un nuage. Je comprenais le sens de ses paroles, mais la fumée embrumait mon esprit, et toute émotion s'était envolée. David raffermit sa main sur mon épaule, et plantant son regard dans le mien, me contempla en silence.

- C'est tout ce que t'as à dire ?

Je le regardai sans comprendre.

- Excuse-toi.

- ... pardon... murmurai-je.

- Pardon qui ?

- ... David...

- David c'est pour mes potes. Pour toi, c'est monsieur.

- ... pardon monsieur...

- Ouais, voilà. C'est pas grave. T'es sincère ? Tu te sens mal ?

- ... oui...

- Tu veux te faire pardonner ?

- ... oui...

- Tu sais ce que tu peux faire ?

Je sentis ses doigts se resserrer sur mon épaule. David se pencha vers moi, me parla tout près du visage. J'absorbai chaque mot comme on boit un alcool, respirant son haleine.

- Tu peux te mettre à genoux.

Je restai immobile, nauséeux.

- A genoux.

J'étais dans les vapes. Chacun de ses mots sonnait comme une évidence. Je me laissai tomber à quatre pattes sur le plancher, à ses pieds, la tête contre la jambe de son survêt. Je fixai ses chaussettes de sport blanche, prises dans ses sandales.

- Embrasse mes pieds.

Un cri de désespoir envahit mon être. J'en avais assez de lécher les chaussures des garçons ; j'en avais assez d'être humilié. Je voulais juste vivre avec dignité, rentrer chez moi sans que l'on m'écrase ; je voulus avoir le courage de dire non. Puis je croisai le regard de David ; alors je me penchai, et posai mes lèvres sur les tissus blancs de ses chaussettes.

- C'est bien. Continue.

J'embrassai le dessus de ses pieds, encore et encore, vidé de toute émotion. David tournait son pied pour que je puisse embrasser sa plante, sa cheville, ses orteils. Je continuai d'embrasser pendant de longues minutes, tandis que les garçons restaient silencieux. J'entendis la voix de Guillaume :

- Putain, c'est dingue. C'est vraiment une merde.

David acquiesça en fumant.

- J'ai jamais vu ça. Jo, t'as vu ?

- Ouais.

- C'est pas un mec, c'est un chien. Tu ordonnes, il fait.

J'entendis tout cela, et la honte me rongea le coeur. À mesure que mon esprit se dégrisait, je pris conscience de ce que j'étais en train de faire, et le dégout m'envahit la gorge. J'aurais voulu m'enfuir, mais quelque chose en moi me maintenait à quatre pattes. Je sentis l'autre pied de David se poser sur ma nuque, pousser ma tête vers le sol. David ôta sa sandale, et me mit sa semelle sous le nez.

- Lèche.

Je tirai la langue, léchai le plastique froid et sale de la claquette, à grands coups de langue, sur toute sa longueur.

Guillaume eut un gémissement.

- C'est dégueulasse.

David ricana.

- On peut aller plus loin, il va obéir. Hein, t'obéis à tout ?

Je murmurai un " oui " faiblard, les larmes aux yeux. Je continuai de nettoyer sa semelle à grands coups de langues, le pied de David posé sur ma nuque. J'entendis Guillaume qui trimballait son poids jusqu'au bord du lit. Sa voix grasse résonna dans mon dos.

- Au pied.

Je cessai de lécher la claquette, et me tournai vers lui. Il posa sa jambe droite sur son genou gauche, mettant face à mon visage son grand pied en chaussettes.

- Sens.

J'hésitai à m'éloigner de David, mais celui-ci me donna un coup dans les fesses. Je savais que j'aurais dû partir en courant et dénoncer ces types. Mais j'ai rampé, tremblant, jusqu'au pied de Guillaume, le coeur battant, la respiration lourde ; un pas de plus sur la voie de ma dégradation, qui m'aspirait comme un insecte. J'ai enfoui mon visage dans la plante de son pied, qui le recouvrit du front jusqu'au menton, et j'ai respiré son odeur âcre, laissant l'arôme de sa sueur de rugbyman gonfler mes poumons et m'enfumer l'esprit. Je collai mes narines sous ses orteils, inspirant de nombreuses fois. Guillaume ouvrait de grands yeux. Même David sembla choqué.

- Rien à dire, il sait ce qu'il a à faire. Il a choisi sa place.

Guillaume eut un rire absurde. Jonathan murmurait entre ses clopes, c'est hallucinant. Il tira son portable hors de sa poche.

Oh, pas ça, pitié. De nouveau la panique qui m'étreint le coeur, l'éclair d'adrénaline, et je perçus avec abattement combien ma situation était catastrophique. J'étais ivre d'humiliation.

Jonathan me siffla. Je décollai mon visage du pied de Guillaume. Tremblant, je me retournai, les joues couvertes de larmes. Il désigna ses pieds.

- Ici.

Epuisé, tirant la langue, je passai devant David et m'allongeai aux pieds de Jonathan, mes mains moites échouées sur le parquet. Il dit :

- Lèche.

Je n'avais plus la volonté pour résister. Je me penchai, et léchai le dessus de son pied, de la cheville aux orteils. Jonathan souleva la plante de son pied, que je m'empressai de lécher sur toute sa longueur.

Il y eut une sonnerie électronique. Mon coeur se serra ; je jetai un coup d'oeil paniqué au garçon au pied duquel j'étais en train de m'humilier. Rictus aux lèvres, Jonathan contemplait l'écran de son téléphone, qu'il tenait dans ses mains brunes, braqué sur mon visage.

- Continues de lécher.

Et soudain, je compris que j'avais franchi un cap. Comme si mon être venait de tomber dans un précipice sans fond. Prisonnier de l'image de mon visage humilié léchant les pieds sales d'un garçon, cette image qui serait partagée parmi toute la population des jeunes du village, je me sentis envahit par une immense tristesse. La force abandonna mes membres. La poitrine gonflée de sanglots, je me laissai sombrer, me répandis dans l'humiliation la plus totale, obéissant à mes tortionnaires comme le chien que j'étais devenu. La bête dans mon ventre crachait l'instinct de mort et de défaite. Continue, murmura t'elle, laisse les te détruire, qu'ils démolissent chaque instant de ta vie, que tu ne sois plus rien, répandu comme un porc dans la merde. Je me penchai vers les pieds de Jonathan, et léchai sa plante a grandes lapées, épousant son talon, parcourant la longueur et finissant sous ses orteils, où je restais de longues secondes pour en savourer le goût avilissant, que la chaussette me rappe la chair de la langue. Puis je curai l'arche de sa plante, y enfonçant ma langue, récoltant les brins de tissus sale, la fadeur des poussières et des morceaux de crasse tout le long de son membre. Je vis ses orteils s'agiter sous la chaussette, et du bout de la langue, léchai le creux de ses doigts de pied, affamé d'humiliation.

Tout mon être hurlait Encore ! Salis moi, détruis moi, qu'il ne reste rien, que chacun voit ce que je suis. Je passai ma langue sous les orteils de Jonathan, et les suçai longuement.

Au-dessus, Guillaume et David s'étaient concentrés sur le poste, ignorant ma dégradation, planant dans la fumée de leurs joints. Jonathan continuait de filmer, fasciné par ce qu'il voyait.

J'entendis un sifflement, et me retournai vers David, qui, les yeux braqués sur la télé, désigna du doigt le sol entre ses pieds. Je rampai jusqu'à lui.

- Sur le dos.

Je m'aplatis et me tournai sur le dos, tachant de détendre mes muscles. David posa ses deux pieds à plat sur ma poitrine.

Quelle sensation étrange. Lourdeur alarmée de l'humiliation, et cette ivresse de ma propre médiocrité balayée par la volonté d'un autre. Plus de décision à prendre ; il n'y a qu'à obéir.

David frottait ses pieds doucement, froissant le t-shirt sur la peau de mon ventre, m'ignorant complétement. Presque sans y songer, il passa ses orteils sous mon t-shirt, et le remonta jusqu'à mes épaules. Puis il reposa son pied gauche sur mon torse nu, et le droit sur mon ventre, massant doucement mon nombril, ses orteils effleurant le rebord de mon pantalon, à quelques millimètres de mon sexe.

Je levai les yeux, et vis Jonathan qui filmait la scène, son portable à quelques centimètres de mon visage, pour être sûr que l'on me reconnaisse. Mon ego en panique m'hurlait de me cacher, épouvanté par les horribles conséquences ; mais la bête en moi exigeait que ma défaite s'accélère. Je regardai droit dans l'objectif, lui facilitant la tâche de me voler publiquement ma dignité.

Jonathan contempla la vidéo en souriant. Il retira ses chaussettes, les roula en boule, et me les écrasa sous le nez. J'inspirai de grandes bouffées de leur odeur. Puis il les posa sur le lit, leva les deux pieds, les posa bien à plat sur mon visage, et les y laissa, immobiles.

Je sentais la plante tiède et moite de ses pieds sur mon front et ma bouche. Son odeur de fromage et de poussière. Ses orteils se courbaient pour masser mes joues. À cet instant, servant de paillasson à David et Jonathan, humilié comme jamais je ne l'avais été, mon ego avait disparu, effacé de mon esprit, mon être tout entier avait abandonné la lutte. Je restai là, aplati sous les pieds de ces garçons qui, concentrés sur le poste, m'avaient complétement oublié.

Ce fut la demi-heure la plus déterminante de mon existence, plongée dans une émotion que je n'avais jamais vécue et ne revivrais jamais.

À un moment de la soirée, David se leva, et quitta la pièce sans un mot. Le visage enfoui sous les pieds de Jo, j'entendis ses pas résonner dans le couloir, un échange de voix, et le jet de son urine remuant l'eau des toilettes. Puis il revint, se laissa retomber sur le lit.

- Hey, euh...

David sembla chercher mon nom.

- ... Kevin. Y a tes parents qui ont appelé, faut que tu rentres.

Je revins à la réalité. Les pieds de Jonathan se décollèrent de mon visage, et je me redressai, passant la main sur ma mâchoire. Les garçons ne faisaient plus du tout attention à moi. Je me remis debout, et sans trop savoir quoi faire, je marchai vers la porte de la chambre, me retournant une dernière fois. Jonathan contemplait l'écran de son téléphone, et j'entendis le son de la vidéo. Il la montra à David. Celui-ci me jeta un regard désabusé.

- Ciao, fis-je faiblement.

Je me sentis bête ; mais qu'y avait-il d'autre à dire ?

- Ouais, Ciao, fit David en me singeant.

Je poussai la porte et quittai la pièce. Leurs rires moqueurs résonnèrent dans mon dos, ne croyant toujours pas à l'aisance avec laquelle ils m'avaient piétiné.

Descendre les marches de l'étage, traverser le hall rempli par les vapeurs du repas, saluer les parents, avec cette impression que tout le monde pouvait sentir l'odeur des pieds sur mon visage, la marque de l'humiliation.

Une fois dans l'air frais de la nuit, je contemplai les bois silencieux, et pris enfin conscience de l'absurdité de ma situation. D'abord David, puis ses deux amis ; ces trois garçons avaient annihilé mon ego. Ils avaient fait de moi un larbin sans volonté. Mais ce qui m'emplissait le ventre, ça n'était pas tant l'humiliation, ni même la crainte corrosive de ma vie au village lorsque le film se répandrait.

C'était l'implacable logique de la tragédie. J'avais toujours été un perdant, un solitaire mal aimé. Une longue suite de ratés et d'humiliations : peut-être était-ce le sens de ma vie ? Et dire qu'il avait suffi d'un mot de travers.

À cette pensée, je me sentis libéré d'un fardeau. Au coeur de la nuit calme, je respirai son mysticisme, l'aura du destin qui avait guidé mes pas jusqu'aux pieds de David, sans contrôle, sans résistance, tout en actes manqués et lâchetés minables, fruits de ma nature médiocre. Sous la lumière de la lune, les évènements de ce soir prirent l'aspect d'un rituel de transition : j'avais franchi un cap, sombrant au fond du gouffre. La porte dans mon ventre, grande ouverte, libérait ma nature instinctive de proie. Je m'étais répandu dans la déchéance, un monstre trop épais pour mon ego, trop sauvage pour ma volonté, trop coriace pour mon instinct de survie. C'était l'énergie d'humiliation qui emplissait muscles et poumons, dans laquelle je souhaitais me noyer, laisser aller la nature, balançant corps, esprit et âme au gré de la destruction qui ne se contenterait pas de venir à moi ; car j'allais la provoquer et l'attirer, et m'y répandre dès que j'en apercevrais l'ombre.

Dans l'air pur de l'automne, je murmurais tout bas :

- Ils m'ont complétement détruit.

J'appréciai en marchant la fraicheur sur la peau de mon cou, son odeur de terre et de vieille brique, les reflets de la lune baignant dans le silence. Je ne savais pas encore à quel point j'avais raison. Les garçons avaient tué quelque chose d'essentiel à ma fierté, pour n'épargner qu'une larve avide d'obéissance. Cette nuit allait décider de la suite de mon existence. Je ne serais plus heureux ; alors je serais ivre de mon propre malheur, mendiant mon bien-être dans l'abjecte dégradation. Cette bête que j'essayai vainement de chasser hors de mon coeur, mais qui me repoussait en ricanant, avide de mon avenir, et dont je savais qu'elle grossirait jusqu'à y occuper toute l'espace.

Pour le meilleur ou pour le pire, un coeur nouveau battait au fond de mon torse ; il résonnait l'idée que mes prochaines années seraient bâties d'humiliations, d'écrasement, d'avilissement, et qu'elles seraient ma nourriture, l'air dans mes poumons, l'eau qui baignerait mon corps.

Alors que je sentais monter les larmes, je les repoussai d'un revers de la main, et inspirai l'air pur, plantant mon regard dans le blanc scintillant de la lune.

Après tout, on verra bien.

C'est ça, ricanait la bête au fond de mon ventre, on verra bien.

Nous plongeâmes au coeur des ombres.

Nicolas

jakewriter@tutanota.com

Autres histoires de l'auteur : Kevin, le gout de la destruction

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