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Dimanche. J'émerge au son du réveil, et je déteste ça. Kader est sur le dos, presque entièrement découvert. Ce mec a toujours chaud... Je l'écoute quelques minutes ronfler doucement et me décide à me lever, j'ai pas mal de boulot. Je dois faire des courses pour improviser un brunch... quelle idée j'ai eue... une simple visite l'après-midi aurait certainement suffi...
Du coup la matinée passe très rapidement. J'ai envoyé Kad s'occuper du hallal, j'ai rangé un peu, préparé des toasts, des rillettes de poissons, des gougères, sous l'oeil moqueur d'un Kad que ça amuse visiblement beaucoup que je stresse tant à l'idée de recevoir sa famille.
Ils arrivent tous vers midi. Visite obligatoire de l'appart. Les filles sont fans de la déco, les gars félicitent et taquinent Kad, j'ai même cru entendre quelque chose du genre " t'as tiré le gros lot ". Ahmed reste fidèle à lui-même, détaché, fermé, et taquin.
- Et combien de femmes de ménage tu emploies ?
Je ne peux m'empêcher de rire.
- Monsieur B, votre maison est bien plus grande que cet appartement !
- Oui, mais ma femme sait parfaitement tenir sa maison.
Je vois où il veut en venir... Il cherche à s'assurer du statut de mâle alpha de son fils, que sa virilité est intacte malgré le fait qu'il soit avec moi.
- Je dois vous avouer que passer constamment derrière votre fils pour ranger ce qu'il laisse trainer n'est pas de tout repos !!
Tout le monde rit avec nous, sauf Kad qui s'offusque faussement du gentil tacle. Son père semble satisfait de ma réponse.
Je propose de nous mettre à table. Les parents de Kad paraissent peu familiers avec le concept du brunch. En définitive tout le monde parait se régaler, même son père qui ne trouve manifestement rien à redire. À la fin du repas, les compliments tombent, et je vois un Kad tout fier de voir sa mère rassurée quant à la survie de son estomac sans elle.
Les ventres pleins, nous passons au salon qui pour le coup est un peu juste. Kad revient avec le thé, et les gâteaux apportés par sa mère.
- Au fait Cèd t'avait parlé à Ali de lui passer des bouquins...
Ahmed enchaine et ne me laisse pas répondre.
- Si mon fils a besoin de livres, je peux les lui payer !
- Ce serait dommage, certains livres sur l'histoire du droit par exemple ne changent pas, et je n'en ai plus l'utilité.
- Ton premier semestre s'est passé comment ??
- J'ai des points de retards dans certaines matières...
- Si t'as besoin que je t'aide sur certaines choses, n'hésite pas !!
- Non c'est bon je veux pas déranger...
- Pfff arrête ! Tiens viens voir les bouquins qui pourraient t'intéresser...
Il me suit dans le bureau, ainsi que sa mère.
- Tu peux prendre ce que tu veux dans ces quatre rayonnages. Sers-toi.
- C'est vraiment gentil à toi, Cédric.
- Je vous en prie Madame B.
Elle me pose la main sur l'avant-bras.
- Et tu as un très bel appartement, très confortable. Mon fils va être bien ici. Je suis très heureuse pour lui...
Je lui souris.
- Il n'est pas toujours facile, mais c'est un bon garçon... il a beaucoup changé depuis qu'il te connait... je suis heureuse...
Je suis un peu mal à l'aise de ces confessions, ou du reste pas préparé... Ali se présente devant moi avec seulement deux livres.
- T'as un code civil ?
- Bah non faut le changer tous les ans et...
- Tiens prends celui de l'année dernière. Ce n'est pas indispensable en première année, mais c'est toujours bien de pouvoir baigner dans les textes. Et si tu veux, je l'ai en ligne, je te filerai mes codes.
- Merci, mais t'es pas obligé.
- Arrête ça me gène pas t'inquiète.
Ali semble très introverti par rapport à Kad. On sent la rigueur de l'éducation de son père derrière presque toutes ses réactions.
- Merci à toi, Cédric.
Nous rejoignons les autres. Ahmed houspille son fils qui selon lui emporte trop de livres.
- C'est moi qui ai insisté, Monsieur B., et je ne m'en sers plus, ça ne me fera pas défaut.
- Alors combien je te dois ?
- Rien j'insiste.
- S'il insiste...
J'ai envie de rire, je le kiff vraiment.
Kad se rapproche de moi.
- Et pour cet été y a moyen que tu lui trouves un p'tit job au cabinet, il cherche, mais je crois que ce serait aussi bien qu'il bosse dans le droit...
- Non non Kad c'est bon !
- Ça me gène pas Ali. Je ne te promets rien, et si je te trouve quelque chose ce ne sera pas le job de ta vie, mais je vais voir ce que je peux faire.
- Non c'est bon t'en fais assez ça me gène...
- Pas moi, et quand tu devras trouver des stages quelques expériences dans un cabinet seront forcément un plus !
- Ouais ce serait cool...
- Je vais voir ça dans la semaine et Kad te tiendra au courant...
La joyeuse tribu prendra congé vers 17 heures. Tous me remercient de mon accueil. Même le père de Kad semble avoir apprécié.
Avec Kad, nous nous retrouvons à la cuisine pour fumer une clope. Impossible, bien entendu, de le faire devant ses parents. Il est sur son petit nuage, et moi, je suis toujours perplexe.
- Sérieux bébé t'assures d'trop...
Je lui souris.
- Nan c'est vrai, c'était juste parfait. Tout. Et toi, toi t'es juste parfait...
- Arrête c'est bon je n'ai rien fait... je suis toujours à me demander si tout ça est vraiment réel... Y a une semaine je savais même pas que tes parents connaissaient mon existence, et me voilà avec une belle-famille au complet...
Ses sourcils se froncent.
- Ça t'dérange ? Tu peux m'le dire si ça va trop vite pour toi...
- Non Kad je t'assure... c'est cool... juste faut que je m'habitue c'est tout...
Il m'aide à ranger et remplir le lave-vaisselle.
- Comment ils ont su ? Pour toi je veux dire...
Il sourit.
- Putain j'croyais qu'tu m'poserais jamais la question !! Sérieux j'pensais que c'était la première chose que t'allais m'demander quand j't'ai parlé d'leur invitation !!
- Et donc ?
Son visage se ferme un peu. Un voile passe dans les yeux noirs.
- Quand t'étais dans l'coma... le premier...
Je le laisse continuer à son rythme.
- En fait tu vois, enfin... t'vois dans quel état j'pouvais être... direct ils ont tous calculé qu'y avait un souci. Un jour j'ai craqué devant ma mère. J'lui ai tout dit, et putain Cèd je m'en voulais tellement d'lui dire ça, elle qui voulait juste me voir marié et tout.
Je m'approche et le prends par la taille.
- Directement elle m'a dit que ça n'changerait rien pour elle, que j'étais toujours le fils qu'elle aimait et qu'elle avait élevé.
Son histoire me fait vriller la gorge.
- Elle m'a dit que j'devais en parler à mon père.
- Et ?
- J'crois que c'est le truc le plus dur que j'ai jamais fait Cèd...
- Comment il a réagi ?
- Il a invoqué Dieu et il m'a demandé d'sortir de sa maison.
Je le prends dans mes bras. Je n'avais pas mesuré tout ce qu'il avait dû endurer pendant mon hospitalisation.
- Je suis désolé Kad...
- Nan ça va t'inquiète ! Ma mère m'a appelé 3 jours plus tard pour m'dire qu'il voulait m'voir. J'y suis allé. Il m'a posé des tas d'questions...
- Je peux savoir lesquelles ?
Nous nous installons dans le canapé, je me cale contre lui, ma tête contre son torse.
- T'es pas obligé de me répondre si ça te gène..
- Nan nan pas d'soucis... il m'a demandé si j'croyais toujours en Dieu, et si malgré toi j'allais continuer à être un bon musulman. Il m'a demandé si j't'aimais... il a voulu savoir si toi aussi t'étais musulman, et si tu croyais en Dieu. S'que tu faisais dans la vie, si t'étais quelqu'un d'bien...
- Sauf que tu ne pouvais pas répondre à toutes ces questions... c'était trop tôt...
- Bien sûr que j'ai pu répondre à tout ça !
Je souris.
- Puis il m'a posé des questions qui j'pense l'ont mis mal à l'aise comme pas possible...
- Comme quoi ?
- Si j'étais bien toujours un homme, si tu vois s'que j'veux dire !
J'éclate de rire avec lui.
- Et si t'étais efféminé, tout ça...
- Ça aurait été pire pour lui ?
- A fond !
- Et puis il m'a dit qu'il ne voulait pas que d'autres personnes le sachent. Que nous, notre famille, et personne d'autre. Qu'il ne pourrait pas l'assumer !
Je me redresse un peu et place ma tête sur son épaule, mon visage dans son cou.
- Je suis désolé Kad...
- De quoi ?
- Je n'avais pas saisi tout ce que je t'ai fait traverser...
- Il en est ressorti qu'du bon bébé... tu sais s'qu'on a fait quand il a fini d'me poser ses questions ? On a prié tous les deux Cèd ! On a prié pour toi... j'me rappelais même pas la dernière fois qu'j'avais prié seul avec mon père...
Nous passons un long moment l'un contre l'autre dans le canapé. À savourer cette nouvelle vie. La fin des épreuves. La chance qu'on a.
Cedric-T