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Rupture + 2 jours.
Je retourne bosser. Je rentre dans mon bureau avec une putain de boule au ventre. Tout est exactement comme nous l'avons laissé lundi soir. Les 2 fauteuils rapprochés, les dossiers sur le bureau, le coin du tapis replié. J'aurais aimé que son odeur soit encore présente. Son odeur. Dès que je pense au fait que je ne pourrais jamais plus le respirer, mon corps est pris de panique, mon coeur cogne comme un ouf, mes tempes tapent en rythme, ma poitrine se bloque, ma gorge se noue. On n'est rien ici. Tellement rien. Et pourtant un putain de " jamais plus ", aussi dérisoire que ridicule, peut nous tétaniser... Je ne retravaillerai pas dans ce bureau. Tout a définitivement pris fin ici.
Je vais voir mon boss pour lui dire que je dois changer de bureau. Je dois apparaitre comme suffisamment catégorique pour qu'il ne me demande pas d'explication. Il me propose de faire transférer mes meubles et affaires dans le bureau inoccupé du fond du couloir.
- J'ai besoin de changer. De tout changer. Je paierai c'est pas important.
Je pense que mon parcours irréprochable dans le cabinet doit jouer, parce que malgré le fait qu'il me prend de toute évidence pour un dingue, il me dit de gérer tout ça comme je l'entends. Une seconde je m'imagine lui demander de garder mon bureau actuel en l'état pour... nan... ce serait vraiment trop ouf...
Rupture + 1 mois.
Ce soir nous avons refait " l'amour " avec Alexis. La première fois que j'accepte qu'il me touche depuis ma " rupture " avec Kader. J'attends qu'il se soit endormi pour me relever et m'enfermer dans la salle de bain. J'ai réussi à faire semblant ce soir. Je suis parvenu à me donner l'illusion que j'étais vivant, que Kader n'avait plus d'emprise sur ma vie. J'y suis parvenu putain ! Sauf qu'au lieu de voir ça comme un grand pas en avant, ça me rappelle juste combien je suis laminé, que ma vie risque de se résumer à ça, une illusion, un faux-semblant, une victoire au gout de défaite. Je chiale comme une merde. Je regarde mon corps et je me dégoute de le donner à un autre. J'essaie de m'imaginer ce qu'il peut faire à cette heure-ci. Est-ce qu'il est seul ? A-t-il autant de mal que moi à enchainer ? S'est-il résolu à passer à autre chose ? Morfle-t-il comme moi de se donner à un autre... J'en ai tellement marre d'avoir un gout de fer dans la bouche chaque fois que je pense à lui...
Je me passe de l'eau froide sur le visage. Je vais encore avoir une gueule de déterré demain fait chier... Je bloque sur la cicatrice qui barre le côté de mon crâne, ostensiblement, comme pour me rappeler que cette putain de tumeur aura tout compte fait laissé beaucoup plus de traces qu'une simple entaille, et fait bien plus de dégâts encore... Si je n'avais jamais eu cette tumeur, mon crâne serait intact certes, mais je n'aurais très certainement jamais rencontré ce mec, jamais gouté à son amour, jamais respiré son odeur, et je serais toujours inconscient que le vrai bonheur existe... mais seulement dans ses bras... seulement à ses côtés...
Rupture + 3 mois.
Dimanche. Nous sommes invités avec Alexis chez mes parents. Je n'ai plus trouvé d'excuses pour repousser sa présentation à ma famille, d'un côté comme de l'autre. Je navigue entre la salle de bain, le dressing, la cuisine où je me charge de nicotine à outrance.
- On va être en retard Cédric qu'est ce que tu fais ?
Et lui qui m'affiche sa satisfaction d'enfin rencontrer sa belle-famille. Kader au moins savait toujours quand afficher ses émotions et quand les cacher. Alexis manifestement n'a toujours pas compris comment je fonctionne. En même temps je réalise que je ne lui ai pas donné les clés pour comprendre tout ça... si tant est qu'il aurait été capable de les saisir...
- Je suis désolé on ira pas...
Encore une fois il opte pour la mauvaise réaction.
- Putain sérieux qu'est ce qui t'arrive ? Ça fait 7 mois qu'on est ensemble !! Si t'as pas envie qu'on avance il faut le dire !
Je le regarde si froidement que son visage se fige instantanément.
- T'es sûr de vouloir qu'on ait cette discussion-là ?
Il baisse les yeux. Je sais que j'agis comme le dernier des enculés, mais encore une fois je fais comme je peux...
J'appelle ma mère et la préviens qu'on ne viendra pas. J'en profite pour lui dire d'arrêter d'insister pour rencontrer Alexis, que je suis loin, tellement loin d'être prêt pour ça.
Rupture + 4 mois et demi.
Nous atterrissons à Casablanca. Il fallait bien que je me fasse pardonner mon incapacité à passer à la vitesse supérieure. J'ai choisi le Maroc parce que Kader n'en est pas fan, bien trop attaché à son Algérie chérie. Nous allons passer 8 jours plutôt sympas, locaux plutôt accueillants, un pays où la pauvreté est exposée aux yeux de tous, mais des paysages sublimes et un temps qui semble ralentir. Alexis aurait voulu qu'on parte en trek dans le désert. J'esquive en lui opposant l'excuse du confort, alors qu'en réalité j'en ai toujours rêvé, et tellement de fois évoqué l'idée avec un Kad surexcité, qui aurait adoré me faire connaitre son pays, partir à l'aventure dans le sud-algérien, apprivoiser le désert et les montagnes, nous retrouver au milieu de nulle part...
Rupture + 6 mois.
C'est mon anniversaire. Alexis a tout géré. Il a réservé dans un resto que je kiffe, puis nous irons au théâtre. Il a même prévu un taxi.
Installés à l'arrière je regarde les rues défiler. J'écoute le R'n'B à deux balles de la playlist du chauffeur. Alexis est sur un petit nuage.
Puis tout bascule. Je découvre un vieux titre de Vitaa que je ne connaissais pas, " A fleur de toi ".
" Tant de mal à vivre, ivre de ce parfum si différent du tien "
" Ce que tu fais, où tu es, qui tu aimes "
" Tout s'que tu m'as aimé "
" Semblant d'avoir trouvé la force "
" Je ne peux pas "
" Je ne veux pas "
" Je ne l'aime pas comme toi "...
Sur le coup je trouve ouf qu'une pauvre chanson comme celle la puisse me parler et m'affecter autant.
- Vous pouvez changer la musique s'il vous plait ?
Sauf qu'elle pose précisément les mots que je n'assume qu'à moitié.
- S'il vous plait !! Changez la musique là !!
Alexis prend conscience de la situation, du fait que je sois à deux doigts de vriller, et surtout du pourquoi. Il prend le relai auprès du chauffeur.
- Monsieur s'il vous plait vous pouvez passer à la chanson suivante.
- Allez c'est bon ça dure deux minutes.
Je tiens plus. Il est hors de question que je chiale dans ce taxi miteux.
- Arrête ta caisse !! Maintenant !!
J'ai saisi le dossier de son siège que j'ai secoué un coup. Le gars pile et se met sur le côté, en warning. Je sors direct et me casse sans un regard en arrière.
Quand j'arrive à l'appart il fait nuit depuis longtemps. Je suis trempé et gelé. Les affaires d'Alexis sont dans l'entrée. Il m'attend dans le salon. Il vient directement vers moi.
- Tiens je te rends ça. C'est mieux je crois.
Je prends son trousseau de clés qu'il me tend.
- Je suis désolé Alexis... tu n'y es pour rien...
- Tu l'as toujours su hein ?
Putain je suis pas d'humeur pour des explications là...
- J'ai essayé... mais j'y arrive pas...
- C'est pas ma question ! Tu l'as toujours su ?? Alors pourquoi tu m'as laissé espérer ?!
Je me rends compte à ce moment à quel point je suis peu attaché à ce mec.
- J'ai pas d'excuse. Aucune. Je suis désolé.
- C'est bon j'ai compris...
Il récupère ses sacs et se dirige vers la porte.
- Juste un truc Cédric... malgré tout ça je pense que t'es vraiment un mec bien. Et du coup personne mérite que tu gâches ta vie comme ça... pas même ce gars...
Je le regarde s'en aller et refermer la porte derrière lui. Bien que ses paroles reflètent une bonne intention, je me suis retenu de lui arracher sa tête pour avoir osé parler de Kad comme ça...
6 mois. Ça fait 6 putains de mois que je l'ai revu, qu'on a achevé l'histoire, et pourtant aujourd'hui, il n'a jamais été aussi présent. Comment c'est possible de rester accroc aussi longtemps ?! Sérieux c'est quoi mon problème avec ce mec ?? J'ai envie de tout casser, de tout retourner pour que ce putain d'appart soit en accord avec ce que j'ai dans la tête !!
Rupture + 6 mois et 3 jours.
- Wesh Cédric ?
- Ouais Ali... y a moyen que tu passes là ?
- Pouh j'suis avec des shrab là...
- S'il te plait Ali... c'est important...
Je pense qu'il comprend que ça ne va pas. J'avais juste peur qu'il soit avec son frère, puisqu'il est venu vivre chez lui pour se rapprocher de la fac.
- J'serai là d'ici 1 heure.
- Merci...
Effectivement il ne sera pas long à venir. Il arrive, et du haut de ses 22 ans il ressemble de plus en plus à Kad. Il perd son visage juvénile, et ses traits prennent très nettement le chemin de son ainé. Même dans sa démarche fluide et assurée on retrouve celle de Kader.
- Ca va ?
- Ouais... entre...
Il se déchausse, il a l'habitude maintenant.
- Qu'est-ce qui t'arrive ??
- Rien... enfin... viens boire quelque chose.
Je nous sers un coca et nous nous installons dans le salon.
- Tu m'expliques Cèd ?
J'hésite... Je prends une profonde inspiration...
- Comment Il va Ali ?
Il se détourne, de toute évidence il s'attendait à une question de ce genre.
- Écoute Cédric j'vais t'dire la même qu'à lui. Si vous voulez avoir des nouvelles c'est simple : parlez-vous !
Ma mine abattue doit quand même l'attendrir.
- Qu'est-ce qui t'arrive Cèd ? Et pourquoi Alexis n'est pas là d'abord ?
- Il est parti. Ça ne pouvait plus durer... je voudrais juste comprendre... juste savoir... s'il te plait Ali dis moi comment il va ? Est-ce qu'il va bien ? Est-ce qu'il continue à faire n'importe quoi ?
Il soupire. Je sais que ça le soule de jouer les intermédiaires.
- Nan il a arrêté j'crois... il sort de temps en temps, mais rien à voir avec avant... après j'suis pas tout l'temps avec lui t'vois !
- Tu penses qu'Il va bien ?
- J'sais aps moi ! Comme ça j'te dirais qu'oui... après à part le taf il fait pas grand-chose. Zehma il voit quelques shrab comme ça, mais sinon rien...
Je regarde devant moi, le noir de l'écran plat éteint... je ne sais pas quoi penser de tout ça, je ne sais pas si ça me fait du bien ou non... mais en même temps je ne sais même pas quelle réponse j'attendais...
- T'as quelque chose de prévu ? Tu veux manger avec moi ?
Il me regarde avec un petit sourire l'air de dire " toi tu veux continuer à m'cuisiner ". Il grandit, et s'éloigner de l'autorité de son père lui permet de s'épanouir. C'est un sacré petit mec.
- On parlera pas de lui t'inquiète. Je ne vais pas te souler avec ça. Et si t'as un truc pas de soucis je comprends...
- Nan vas-y j'ai rien d'important j'peux rester. Et nan c'est bon tu m'soules pas, mais vous passez à côté d'un truc de ouf, c'est ça qui soule... je comprends pas...
Voyant mes sourcils se froncer, il s'empresse d'ajouter :
- " fin... lui je le comprends pas ! Il peut tout avoir avec toi et sa race il flippe c'est ouf...
- Et tu penses qu'il peut changer ?
- Wallah Cédric j'en sais rien... toujours il disait qu'il ne voulait pas s'engager, que c'était pas pour lui tout ça, t'vois des trucs du style. J'pensais c'était juste un queutard qui enchainait les meufs genre. Et puis un jour il nous a parlé d'toi, et là je n'ai pas trop compris. Il nous parlait d'un keum, il était amoureux et tout. Tout allait bien il semblait bien et puis il a emménagé ici et là il a commencé à changer.
- A redevenir comme avant ?
- Ouep.
J'ai toujours imaginé qu'il y avait une obscure raison derrière son comportement. Mais peut-être que tout ça n'est vraiment pas pour lui. Peut être que ni la simple envie, ni même l'amour, ne peuvent apaiser ses craintes.
Cedric-T
