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Ça fera une semaine demain que j'ai vu Kader. Une semaine qu'il m'a mis la misère.
Je n'ai pas eu de ses nouvelles quand je suis rentré. Ma rancoeur est allée crescendo au fil des heures qui ont suivies notre entrevue. Au fur et à mesure que je suis sorti de ce " délire " et que mon incompréhension a grandi. Il a attendu le lendemain pour m'appeler. Je n'ai pas répondu, et devant son insistance et le nombre de textos qu'il m'envoyait j'ai préféré le bloquer. Je n'ai même pas répondu à Ali, ni aux appels ni aux messages, me disant que son frère était sur la brèche et qu'il fallait que je lui réponde...
Ce soir nous avons fêté l'anniversaire de ma mère en famille. Il est 1 h du mat passée quand je reprends ma voiture pour rentrer. Je fais le trajet machinalement, mon esprit toujours bloqué sur ce qui s'est passé samedi dernier, avec en boucle un vieux morceau de Muse. A plusieurs reprises j'ai pu déceler de la violence chez lui, mais jamais il n'en avait usé contre moi.
Je profite des quelques minutes pour relier mon parking à mon appart pour fumer deux clopes. Une petite toux me fait me tenir les côtes. Il m'a pas loupé...
Quand j'arrive sur mon palier, je me fige sur place. Il est là, assis par terre à côté de ma porte, une jambe tendue et l'autre repliée, une casquette vissée sur la tête. Il semble endormi. Je m'approche doucement, mes pas étouffés par l'épais tapis de laine qui recouvre le sol. L'espace d'une seconde je me demande si je peux rentrer chez moi sans le réveiller, ou au moins refermer la porte sans qu'il puisse rentrer. Mais la seconde d'après je souris à ma propre connerie... Je m'accroupis à sa hauteur. Je vois ainsi mieux son visage. Il n'a pas bonne mine, ses traits sont tirés, son visage fermé.
- Kader !
Il sursaute. Il émerge à une vitesse folle et les yeux noirs se rivent instantanément dans les miens.
- Qu'est ce que tu fous là ?
- A ton avis...
La bête est grincheuse, et je ne vais rien faire pour l'adoucir. Il se relève alors que j'ouvre la porte. Nous entrons sans un mot. Je retire mes pompes et mon manteau. Il en fait autant. Je conserve néanmoins mon écharpe.
Je vais direct à la cuisine sans le calculer. Je mets de l'eau à chauffer et lui fais couler un café, machinalement en vrai.
- Alors maintenant tu m'bloques ?
Je fixe la bouilloire qui commence à fumer tranquillement.
- J'me suis inquiété Cédric !! j'étais prêt à appeler tes parents...
Je coupe le feu sous la bouilloire qui commence à siffler. Je me retourne. Je lui fais face. Je prends le temps de le détailler. Les yeux noirs sont fatigués, mais intenses, toujours, sa barbe est trop longue, ses cheveux ont bien poussé et y a pas à dire je n'aime pas en fait quand il les rase. Je n'arrive pas à croire que ce Kader là ait pu me massacrer. Pire que tout je n'arrive pas à croire que je l'ai laissé faire. Alors que je me fais mon petit débat intérieur il baisse les yeux.
Je me retourne vers la cafetière et pose sa tasse juste à côté. Il comprend que je ne le servirai pas et vient la chercher.
Il s'arrête à côté de moi, hésite, puis il s'approche et retire mon écharpe. Je le laisse faire, j'attends la suite. Mais il ne dit rien.
- T'es venu voir s'il fallait en remettre une couche ?
- Arrête Cèd...
- Nan parce que si t'es là pour ça c'est vraiment pas la peine... tu veux voir ?
Alors que les yeux noirs semblent me dire de ne pas le faire je retire mon pull et ma chemise. Je lève mon bras droit de façon à ce qu'il puisse admirer la putain d'ecchymose sur mon flanc, qui ne s'est pas le moins du monde atténuée. Je me tourne ensuite pour qu'il voit la trace qu'il a laissé sur mon épaule quand il m'a mordu. Seule la première morsure sur les côtes n'est presque plus visible.
- Alors ? On est d'accord que ça ira encore au moins pour cette semaine ?
Il boit une gorgée de son café et me fixe intensément. Puis il regarde l'heure sur l'Apple Watch qu'il ne m'a pas rendue.
- Ta soirée a été bonne ?
Je souris.
- Oui ! Excellente même...
Ses sourcils se froncent imperceptiblement sur les yeux noirs, les noeuds de sa main droite blanchissent en serrant sa tasse, et je vois qu'il fait un gros effort pour se contenir.
- Alors t'as pas retenu la leçon...
Il est assis, une fesse sur la table de la cuisine. Je suis adossé contre le plan de travail. Nous avons beau nous parler très calmement l'atmosphère est particulièrement chargée.
- Toi non plus Kader. T'as perdu le droit de m'en donner quand tu m'as laissé tout assumer à ta place...
- Tu vas encore m'dire qu'j'assume pas c'est ça ?
Il marque une pause. Je ne réponds pas.
- J'vais être clair Cédric. La seule raison qui fait que j'défonce pas tous ceux qu'tu laisses t'toucher c'est justement parce que j'assume qu'on en soit là, ou qu'j'essaie au moins...
" tous ceux "... Je ris malgré moi.
- Et du coup c'est moi que tu préfères défoncer !!
Je le vois hésiter. Il n'est de toute évidence pas à l'aise avec ce qu'il m'a fait.
- La prochaine fois p't'être que tu m'forceras pas à en arriver là...
Je le fixe, toujours torse nu. Droit. J'ai l'avantage. Il le sait. J'ai pas super chaud, mais il est hors de question que je lui cache ses marques.
- Il n'y en aura pas Kader...
Cette fois il sourit, et semble beaucoup plus sûr de lui.
- On verra... mais vu qu'tu continues tes conneries à pas t'respecter et t'donner comme une...
Sa phrase reste en suspend alors que je fais un pas vers lui.
- Comme quoi Kader ? Comme une pute ??
Chose rare il n'ose pas répondre. Je vois dans les yeux noirs que son esprit doit être à fond pour savoir quoi dire.
- Ça a semblé te plaire en tout cas de me traiter comme une pute samedi dernier... de me baiser comme une pute... de me cogner comme une pute... de me marquer comme une pute...
Toujours pas de réponse.
- Mais du coup qu'est ce que ça fait de toi Kader ? Hein ?
- Arrête t'sais très bien pourquoi j'ai fait ça Cèd...
J'affiche un air amusé, histoire de le monter un peu en pression.
- Parce que t'es un faible Kader. Tu veux que je te dise ? T'avais raison... t'es pas à la hauteur... t'es qu'un chien. J'ai vraiment perdu mon temps à attendre que tu sois prêt... pour quoi en fait...? T'as rien à me donner... Maintenant casse-toi de chez moi !
Alors que je pense avoir marqué le point décisif, le bras tendu vers la sortie, il ne bouge pas d'un pouce. Je vois passer dans son regard quelque chose que je ne comprends pas. Ce n'est ni de la détermination, ni de la colère, mais tout le contraire...
- Reste tranquille là au lieu d'essayer d'me faire vriller...
- J'essaie rien et j'ai bien compris que t'as pas besoin de moi pour vriller mon gars ! Juste t'as rien à foutre ici.
Il finit son café d'une traite. Il se redresse.
- Faut qu'on parle Cédric... vraiment...
Il a perdu sa force, sa solidité, son aplomb. Je ne suis pas prêt à le voir comme ça. Il me déstabilise. Je me renferme un peu et il perçoit je le sais ma faiblesse.
- J'ai fait l'con bébé... vraiment j'ai merdé, et pas que samedi dernier...
- C'est bon Kader c'est trop tard j'ai plus envie t'as gagné !
- S'te plait Cédric faut qu'on s'parle...
- J'ai rien à te dire !
- Pourtant faut vraiment qu'on s'parle...
Là c'est moi qui perds pied.
- Mais putain pour dire quoi ??? Hein ?? En fait t'as jamais rien compris et c'est encore la même aujourd'hui mon pauvre Kader... Il te vient même pas à l'esprit que j'essaie juste de pas penser à toi tout le temps ?? Hein ? Non ça t'effleure pas l'esprit ça ? Tu te demandes pas non plus pourquoi je vois des mecs pour leur cul ? C'est pareil ça ? Non ? Pas d'interrogation à ce sujet ? Non ?? Bien sûr que non !
Je me mets sans rien retenir à chialer. Il s'approche, mais je le tiens à distance en plaquant ma main sur sa poitrine.
- Et tu veux que je te dise ce qui se passerait si tu te posais ces questions ? Hein ? Bah tu saurais pourquoi je t'ai laissé me faire subir tout ça samedi dernier !! Parce que oui mon pote !! Oui je suis à toi !! Je l'ai toujours été !! Et toi tu m'obliges à me faire me dégouter en voyant d'autres gars dont j'ai rien à foutre, juste pour essayer de moins penser à toi !! Et puis... tout ça n'est même plus vrai en fait... ça fait des mois qu'il y a que toi...
Il essaie de me prendre dans ses bras, mais je me débats et il me fait mal aux côtes. Il me saisit alors par l'épaule et me plaque contre lui en me maintenant la tête. Je suis de biais, mais je n'ai presque plus de force pour le repousser.
- Sérieux Kader barre toi... j'en peux plus...
- S'te plait Cèd laisse moi rester...
La détresse dans sa voix me flingue littéralement. Mais je ne peux pas laisser passer ce qu'il m'a fait. Je tente de me dégager encore une fois, mais il ne lâche pas prise.
- T'as rien à foutre ici. Et t'as même pas à me toucher en fait.
- Arrête d'dire ça s'te plait... moi non plus j'en peux plus, j'ai trop besoin d'toi bébé là...
- Sauf que moi j'ai besoin que tu sortes de ma vie. C'est terminé. On arrête les conneries Kader.
Il me serre plus fort.
- Putain bébé m'repousse pas...
- Lâche moi !
Il ne bouge pas.
- Putain lâche moi !!!
J'arrive à le surprendre et le repousser. Ce que je lis dans les yeux noirs me pétrifie. Jamais je n'ai vu ça, chez personne. J'ai vraiment le sentiment de pouvoir voir que quelque chose s'est cassé en lui.
- Tu veux que j'parte ?
Je suis incapable de répondre.
- T'veux plus m'voir ?
Ma bouche reste close.
- C'est vraiment c'que tu veux ?
Nous nous fixons. Je tente de profiter de ce cadeau, de ces yeux noirs qui me donnent ce à quoi personne d'autre n'a accès, avant de lâcher le " oui " tant redouté.
Il me regarde encore quelques secondes. Les larmes lui viennent. De mon côté je ne ressens rien, comme si mon esprit était tout bonnement inapte à se préparer au vide qui va l'envahir, quand il s'en ira, la tête basse, les épaules affaissées, sans même claquer la porte.
Cedric-T