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7 | Aux Origines
– C’était qui chez qui tu étais l’autre jour ?
Mon maître et moi étions dans notre lit, nus comme à nos habitudes. Lui lisait un livre de Jules Vernes, moi j’étais sur mon portable. Enfin, je l’eus été juste avant de laisser divaguer mes pensées qui avaient fini par revenir à cette journée quelques jours auparavant où il m’avait laissé en latex intégral pour aller voir un de ses amis. Quand il était revenu, nous avions baisé avec une telle bestialité qu’aucun de nous n’avait pris le temps de reparler de ce petit évènement venant rompre la monotonie du confinement. Ni les quelques jours qui suivirent. Ainsi j’y repensai maintenant et, pris de curiosité, lui posai cette question, donc.
Il leva la tête hors de son livre.
– De quoi ?
– Quand t’es parti l’autre jour, t’es allé où ?
– Ah ! Chez Maxence, un pote de travail.
– Et pourquoi donc ?
– Il avait un problème avec l’électricité, et sa voisine faisait que gueuler… Il pétait un câble. Je pense que c’est à cause du confinement, il a du mal à le supporter.
– Le pauvre… Il vit tout seul ?
– Oui
– Il a quel âge ?
– Il aura 19 ans en juin.
– Il vit tout seul à 19 ans ? Pourquoi est pas retourné chez ses parents pour le confinement ?
– Il n’a plus de parents. Il n’a plus de famille en fait…
– Ah bon ??
– Non. Sa mère est alcoolique et probablement SDF. Son père est mort depuis un certain temps. Il a vécu deux ans dans un foyer de l’ASE, mais quand il a eu 18 ans… zou, dehors. Il s’est trouvé plusieurs jobs et un logement en HLM avant de travailler à plein temps dans notre magasin. C’est le plus jeune de l’équipe alors on le chouchoute tous un peu… Et puis c’est un pauvre gars… Il me rappelle moi quand j’étais jeune. J’ai pas envie qu’il lui arrive des crasses, tu vois ?
Il y eut un silence pendant quelques secondes, mon maître regardant le mur en face et moi regardant les draps. Je ne savais pas trop de quoi était fait le passé de mon maître, nous n’en n’avions jamais vraiment parlé. Je savais seulement qu’il vivait seul depuis longtemps. Longtemps quand on a 26 ans c’est assez éloquent, non ?
Je me risquai à poser la question, à toquer à la porte de son intimité.
– Il t’est arrivé des crasses quand tu étais jeune ?
Il tourna la tête lentement et plongea dans mes yeux les siens qui, pour la première fois, paraissaient grave. Je décidai de plonger totalement dans le sujet, poussé par le désir de le connaître.
– En fait… Raconte- moi ta vie s’il te plaît. Raconte-moi ce qui s’est passé avant. On passe tout notre temps ensemble et dans les bras l’un de l’autre mais j’ai comme l’impression qu’il y a toute une part de toi que je ne connais pas encore mais qui est importante. J’aimerais beaucoup en savoir plus.
Il eut un léger sourire.
– Tu veux vraiment que je te raconte ma vie là ?
– Euh… Oui…
– Bon et bien… Je suis fils unique. J’ai grandi avec mes parents mais c’est ma mère qui m’a élevé. Mon père n’a jamais eu énormément de considération pour moi, de toute façon il passait la majeure partie de son temps en voyage à Tokyo ou New York, sur les marchés financiers et les bourses pour racheter je ne sais quelle entreprise ou entretenir sa chaîne d’hôtels. Il a été absent la plus grande partie de ma vie.
Il est revenu chez nous un moment, pendant la crise de 2008, juste à temps pour pouvoir s’occuper de ma mère quand elle a développé un cancer. Elle est morte en quelques mois, quand j’avais 16 ans. Mon père que je pensais corrompu et sans cœur a été dévasté par sa mort. Comme quoi, elle, il l’aimait. Il s’est encore plus éloigné de moi puis est reparti parcourir le monde, sans doute pour oublier tout ça. Il s’est quand même mis à me verser tous les mois une sorte de pension, par « charité chrétienne » sans doute. Mais j’ai dû aller vivre chez mon grand-père maternelle, veuf lui aussi. Il m’a vraiment permis de rester à flots et de ne pas m’enfoncer dans ma dépression. Seulement il est mort de vieillesse quelques mois avant mes 18 ans. Ma bouée de sauvetage avait disparu.
Je pensais que mon père allait revenir mais non. Tu parles, pour quelques mois il ne se serait pas donné cette peine ! En urgence il a précipité une procédure d’émancipation auprès d’une juge qu’il connaissait bien. En gros j’étais mineur mais j’étais tout comme un majeur. Donc pas besoin qu’on s’occupe de moi. Il a cependant continué à me verser de l’argent mensuellement. À moins qu’il ait simplement oublié d’arrêter les virements automatiques…
Quoi qu’il en soit, ma famille maternelle possédait une petite fortune étant donné que mon grand-père avait développé plusieurs entreprises florissantes au tout début des 30 glorieuses. Et comme ma mère avait été leur fille unique, et que j’étais le fils unique de ma mère, j’ai hérité de tout. C’est sans doute ça qui a mis en confiance la juge aux affaires familiales qui a prononcé l’émancipation d’un mineur qui venait de perdre tous ses repères… m’enfin bref…
Imagine moi à 18 ans, richissime pour mon âge et sans plus personne. J’ai commencé à boire un peu, puis beaucoup. J’ai essayé quelques drogues et je me suis enfilé quelques bites de mes camarades gays du lycée, et celles de certains prostitués aussi. J’étais perdu, j’avais envie de claquer toute ma fortune et de sombrer dans l’alcool. Heureusement j’ai rencontré Bruno. C’était un quinquagénaire que j’avais rencontré sur une application de rencontre. Il cherchait un sugar baby. Il est tombé sur moi mais a vite appris que je n’avais pas encore 18 ans. Il m’a quand même pris sous son aile quand il a découvert mon état, un état pitoyable il faut dire. J’ai accepté bien volontiers. Il n’a jamais rien fait de sexuel avant ma majorité, mais il a veillé sur moi et s’est occupé de moi pour me relever. C’est lui qui m’a aidé à ne pas plonger dans la drogue, qui m’a dit de me méfier des expériences sexuelles non protégées, qui m’a mis en garde pour que je fasse attention à ma fortune. Il a été une nouvelle bouée de sauvetage, celle qui m’a sauvé la vie. Il aurait pu abuser de ma naïveté et de ma richesse mais il n’a été que bienveillance. Grâce à lui j’ai pu passer mon bac dans de bonnes conditions et le réussir.
Il avait une attitude presque paternelle avec moi mais il ne cachait pas qu’il me désirait. Et je le désirais aussi à vrai dire. Il a toujours tenu à ne rien faire de déplacé quand j’étais encore mineur mais ne pouvait s’empêcher de m’exprimer son attirance par moments. Lorsque j’ai eu 18 ans, il m’a demandé l’autorisation qu’on aille plus loin ensemble. J’ai accepté, alors il m’a embrassé. Je me souviens, c’était la première fois qu’on m’embrassait avec amour et pas seulement avec désir sexuel. On a couché ensemble et tout… On avait enfin la relation daddy/baby qu’il voulait, sauf qu’il ne me payait pas, je n’en avais pas besoin.
Lorsque mon bac s’est enfin terminé, il m’a emmené en vacances. On baisait tous les soirs, il m’emmenait dans des boîtes et des bars. C’est comme ça qu’il m’a initié à l’univers cuir. Il m’a acheté un harnais et un chap d’abord, c’est plus ou moins comme ça que j’ai réalisé que j’aimais bien cette matière. Il en a été ravi, il m’a acheté d’autres attirails et on a commencé des jeux un peu plus hard. Je me souviens d’une fois vers la fin de l’été, il m’a emmené dans un sex club et on a fait une orgie. C’était ma première orgie. Il y avait plein de monde nus ou en cuir et j’ai enchaîné les queues dans mon trou, lui baisant avec d’autres et veillant à ma protection. On faisait sensation, le vieux quinquagénaire et sa pute tout juste sortie du lycée. Ça a été un moment incroyable mais sans doute le point de bascule de notre relation. On s’est bien évidemment calmé après ce paroxysme, mais quand est venu septembre est arrivé le moment de poursuivre notre vie normale. Je cherchais du travail puisque je n’avais aucune envie de faire des études, et lui retournais à son boulot. Pour tout te dire, il m’a proposé de m’installer avec lui, de faire ma vie avec lui. Qu’on vive ensemble, qu’on soit véritablement un couple, plus simplement des partenaires de jeu daddy/baby. Il aurait sans doute aimé qu’on se Pacse. Le mariage n’existait pas encore en 2011 mais je suis sûr qu’il aurait fini par me le proposer après 2013.
Simplement j’ai fini par déchanter. Après la fin de l’été de folie, j’avais l’impression d’émerger d’une réalité alternative. Je me suis retrouvé face à une possible vie de couple avec cet homme qui m’offrait du sexe et du cuir. Nous avions de l’affection l’un pour l’autre, mais je crois qu’aucun n’était véritablement amoureux de l’autre. Lui me voyait plus comme son petit protégé à qui il aurait pu s’attacher jusqu’à la fin de sa vie. Mais je ne voulais pas de ça. Il avait plus de 30 ans de plus que moi, je sortais de l’école, c’était tout sauf censé. Avec le retour à la réalité, j’avais l’impression que notre relation n’avait pas lieu d’être, c’était sans doute très vrai. Je lui ai fait part de mes rechignements et de mes réflexions. Nous avons beaucoup parlé. Il a été déçu c’est évident mais il a reconnu que c’était une situation qu’il avait envisagé avec sérieux. Avec la proposition qu’il m’avait faite, c’était soit une vie ensemble, soit ça se serait arrêté rapidement de manière logique. Alors nous avons décidé de nous arrêter là. Nous nous sommes fait l’amour une dernière fois puis le lendemain c’était fini. Je voulais lui rendre ce qu’il m’avait acheté mais il n’en a pas voulu.
Nous sommes restés très proches, ce qui est plutôt logique étant donné tout ce qu’on avait vécu ensemble. Il m’a aidé à trouver un premier travail, à trouver un logement… Au bout de deux ans, nous nous voyions de moins en moins. Il a recommencé d’autres relations, et moi j’ai eu mon premier petit ami. J’avais envoyé une lettre à mon père pour lui dire que ce n'était plus la peine de m’envoyer de l’argent. Il ne m’a pas répondu mais les virements ont cessé. C’est comme ça que j’ai définitivement coupé les liens avec mon père et ma vie d’avant. Bruno m’a permis de me relever après ma chute alors que j’avais 18 ans, il m’a sauvé puis m’a laissé m’envoler sans me retenir. Il a été une personne vraiment extraordinaire. Je lui dois tout et il le sait, mais il ne fera rien de cette dette, ce qui ajoute à ma reconnaissance. Nous nous sommes perdu de vue il y a quelques années. La dernière fois que je l’ai vue c’était en Novembre, il est venu dans mon bar accompagné par un homme de son âge. Ç’a été une belle retrouvaille, il était très heureux de l’homme que j’étais devenu.
J’ai eu de la chance de l’avoir sur ma route. Donc tu vois parfois quand je regarde Maxence, je me revois à son âge. Je suis tombé plus bas que lui bien sûr, mais j’ai eu mon grand-père et j’ai eu Bruno. Lui non. Alors je veux faire en sorte qu’il ne tombe pas…
Mon maître finit sa longue tirade dans un silence épais. J’avais les larmes aux yeux, apparues tout au long de son histoire. Je n’avais aucune idée de ce qu’il avait pu vivre. Je réalisai qu’en réalité il était impossible de savoir ce qu’une personne avait pu vivre dans sa vie. Pas même celle qu’on croit nous être proche.
Il se tourna vers moi. Je lui fit un sourire triste, lui me fit un sourire sincère. Tout cela était loin derrière lui. Il me prit dans ses bras mais c’est moi qui le serrais le plus fort.
Nabe
nabe.divers@gmail.com
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