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Saison 2 | Chapitre 8
Jeudi après-midi. Je termine demain soir. Mon planning s’est drastiquement allégé.
Je suis à la salle avec Oscar en même temps qu’Armand avec Hakim. J’essaie de lui montrer un maximum de trucs, lui donner le plus d’infos et de conseils que je peux. Je lui explique toute la démarche pour travailler avec une prothèse. De la première fois où il devra se mettre debout, les premiers pas dans les barres, les exercices d’équilibre, jusqu’aux derniers où il ne sera autorisé à utiliser comme appui qu’une fine baguette en plastique assez flexible pour l’obliger à faire confiance à sa nouvelle jambe. Il a besoin de voir les choses, de les toucher, ce que je comprends, et il semble effrayé de devoir se servir d’une baguette aussi fine pour tenir son futur équilibre.
- Ne pense pas à ça pour l’instant. Quand t’en seras là c’est que tu seras tout près du but, et ça se passera très bien tu verras.
Régulièrement je jette un œil vers Hakim. Armand lui a mis une prothèse mécanique standard, mais il a prétendument trop mal pour pouvoir se lever, je l’entends d’ici. Pris d’un soudain coup de chaud, je prends la baguette des mains d’Oscar et je me dirige vers eux.
- Lève-toi Hakim !! Tout de suite !!
- Tu veux m’adresser la parole maintenant ?
- Debout !! Tu fais galérer tout le monde là ! Et Armand n’a pas à supporter ton caractère de merde !
- Putain, mais ça me fait mal sérieux !!
Il est assis sur un banc, et sans hésiter je lui mets un gros coup de baguette sur sa cuisse droite.
Elle a bien sifflé et claqué.
- Putain !? Mais t’es malade !!!
- Ça, ça fait mal !! Se lever 5 minutes avec une prothèse ? Non ! Debout !
Il se masse la cuisse. Pour le coup j’ai vraiment dû lui faire mal.
- Debout Hakim !
- Putain mais foutez-moi la paix !
- Sérieux, mais t’as pas de fierté ? Ça ne te dérange pas de prendre la place de quelqu’un qui pourrait vraiment être motivé et faire des progrès ?
- Vous avez qu’à me laisser m’casser…
- Oui parce qu’évidemment ça te gêne pas non plus de foutre en l’air le travail des gens qui te supportent !
Je lui assène un second coup de baguette, un peu plus bas pour ne pas frapper sa main. Aussi sec que le premier.
- Putain ! Mais arrête ça sérieux !
- Mickaël, arrête ça suffit !
- Laisse-moi faire Armand ! Je vais lui faire comprendre la vie !!
Tout le monde, praticiens et patients, me regarde. Toutes les activités ont cessé. Encore un truc qui aurait pu me rapporter des emmerdes si je ne partais pas demain…
- T’es vraiment trop faible… t’es un perdant… C’est quoi ton souci sérieux ? Ta jambe ? Moi ? Mais qui voudrait être avec un mec qui baisse les bras à la moindre occasion, qui se bat pas, pour rien. Tu m’étonnes que ton père ne veuille pas te voir et qu’il (…)
Je ne peux pas finir ma phrase, il m’a bondi dessus, ses mains ont empoigné le col de mon sweat.
J’arrive à saisir ses bras, et en reculant de 3 ou 4 pas, à cause de son élan, je parviens à nous stabiliser.
- Sérieux ferme la Mika sinon…
Je crois que c’est mon sourire que le force au silence.
- T’étais moins coriace à notre première séance… Maintenant que t’es debout t’as plus qu’à arrêter tes conneries et marcher entre les barres. Sinon effectivement, t’auras vraiment tout perdu, et je demanderais personnellement à ce qu’on te laisse partir.
Armand intervient à nouveau.
- Il s’est levés c’est déjà très bien et (…)
- Non Armand !! Je crois qu’il a perdu assez de temps comme ça !! Il va faire quelques pas !
Je lui laisse quelques secondes pour reprendre son souffle, se calmer un peu, et réaliser qu’il se tient debout. J’y suis peut-être allé un peu fort…
- Tu peux essayer Hakim ?
Il affiche un air buté.
- S’il te plait…
- Ouais… c’est bon ! Vas-y !
Je lui ai vraiment mis les nerfs. Je le tiens toujours et je l’aide à se placer entre les barres parallèles.
- Armand ? Tu prends le relai ? Hakim, je passerai te voir après.
Il me lance un regard non plus furieux, mais inquiet. Je ramasse la baguette que j’ai laissée échapper en le rattrapant, et je retourne vers mon gamin qui semble terrorisé.
Toute la salle est toujours sur pause.
- D’autres personnes à motiver ?
Et là, telles des fourmis, soignants et patients reprennent leurs activités.
- Bon, on en était où Oscar ?
- Euh bah… que j’allais devoir marcher en m’appuyant que sur… ça…
Il montre du doigt la baguette. Je crois que je l’ai vraiment fait flipper aussi.
- T’es content que je ne sois pas ton kiné hein ? Avoue !
Il rigole. On continue de faire le tour, je lui montre toutes les installations.
Je garde autant que je peux un œil sur Hakim, il semble jouer le jeu, sa séance se termine.
- Tu m’attends Oscar ? Je vais te raccompagner.
Je le laisse dans son fauteuil et je retourne voir Armand et Hakim.
- Alors ? Comment ça s’est passé ?
Armand me sourit. Hakim semble me défier.
- Si tu veux bien Armand, je vais remonter avec ton super patient.
Il regarde Hakim qui me fixe toujours.
- Ok, comme tu veux.
Il l’aide à retirer sa prothèse et je vais récupérer Oscar.
Je pousse son fauteuil, je crois qu’il est content de ce moment qu’on a passé ensemble. Moi j’ai kiffé en tout cas. Hakim m’attend sur ses béquilles. Nous prenons l’ascenseur.
- Pourquoi t’es là Oscar ?
- Parce qu’on m’a coupé le pied.
- Non… Pourquoi tu vas être encore ici un bon moment ?
- Bah pour remarcher !
- Pourquoi ?
- Bah je ne veux pas rester toute ma vie dans ce fauteuil !! Je veux pas que ma vie soit foutue !! Et puis tu m’as un peu fait flipper aujourd’hui… j’avoue… Il s’est passé quoi entre vous ?
Putain, mais il est con ce gosse sérieux ? Ça ne se fait pas de demander ça !!!
Hakim lui répond néanmoins.
- J’ai grave merdé…
Un silence lourd et pesant s’installe. Finalement rompu par Oscar.
- Pouah la gênance !
Je le raccompagne à sa chambre, et je le laisse après m’être assuré que tout va bien.
Je rejoins Hakim qui m’attend devant la porte.
- On y va ?
Il me regarde intensément, il cherche manifestement à savoir où je veux en venir.
- Pour info un gosse de 12 ans a plus de couilles que toi.
- Ouais c’est bon, j’ai bien compris ton plan là…
- Je suis désolé Hakim…
- De quoi ?
De bien des choses…
- De t’avoir frappé déjà… je n’aurais pas dû faire ça…
- J’ai mérité bien pire je crois…
- Ça, c’est sûr ! Mais je n’avais pas à parler de ton père non plus…
- C’est bon… c’est rien…
Je m’arrête devant la pharmacie pour récupérer un anti-inflammatoire en gel. Arrivé dans sa chambre, je le laisse s’installer dans le fauteuil.
- Tu peux baisser ton survêt s’il te plait ?
Il se relève.
- Ah ! Tu vas me masser ? Bah attends, je me mets au lit.
- Nan nan Hakim, pas de massage… je vais juste réparer mes conneries. Baisse le juste sur tes genoux, comme ça, ça suffira.
Je m’accroupis et commence à appliquer le gel sur les 2 marques déjà violettes, boursoufflées et parfaitement parallèles, je suis plutôt doué pour donner des coups, il semblerait… Il sursaute.
Ça me fait chelou de le toucher à nouveau… d’être dans cette position et si proche de lui.
- Putain tu m’as pas loupé…
- Faut pas que t’abandonnes Hakim…
Il soupire.
- Je vais pas te dire à quel point c’est dur…
- Je le sais ça… Mais faut pas que tu laisses cet accident tout te prendre. N’abandonne pas s’il te plait… Ne fais pas cette connerie…
- Celle que t’es en train de faire…
Je commence à avoir des difficultés à répondre.
- C’est différent Hakim, tu le sais très bien…
- Pourquoi ? Parce que moi, j’ai pas perdu la personne que j’aime dans cet accident ?
Ma gorge se noue.
- Moi je crois que la personne que j’aime aujourd’hui est pourtant morte, dans un accident, il y a 1 an et demi. Pas dans ma voiture ni dans cet hôpital, mais qu’est-ce que ça change ? Hein ?
J’ai arrêté de masser sa cuisse. Je ne peux toujours pas répondre ni le regarder.
Sa voix est déformée par des sanglots. Et chaque vibration, chaque trémolo qui hachent ses mots me font un mal de chien.
- Alors pourquoi je ne devrais pas abandonner moi ? Alors que toi, c’est ce que tu fais ??
La peur. La honte. La colère. La peine.
Je ferme les yeux une seconde et ils libèrent 2 larmes silencieuses.
- Mika je refuse de croire que t’es à l’aise avec ça, avec cette excuse bidon, celle de prétendre d’avoir besoin d’un nouveau départ. Nan… je ne peux pas croire que t’es à l’aise de me demander ce que tu ne peux pas faire toi-même !
Alors qu’il pleure franchement, sans rien retenir, mes yeux lâchent des flots de larmes, toujours en silence.
- Je suis tellement désolé Mika… j’aurais trop voulu être celui qui pouvait te donner la force de continuer et de t’accrocher… être celui que t’as été pour moi… mais si t’abandonnes bébé, alors je perds tout aussi… je suis désolé, mais je ne pourrais pas faire ce que tu me demandes…
Toujours sans un mot je me lève et je quitte la chambre et pianote sur mon téléphone…
Putain … faites qu’il réponde… Faites qu’il ne soit pas au bloc…
- Oui Mickaël, je peux te rappeler je suis (…)
- C’est vraiment important Professeur…
- Ça ne va pas ?
- Il me faut une accréditation pour les dossiers d’Hakim et Oscar…
Il met quelques secondes à répondre.
- Non Mickaël. Je suis navré, c’est impossible.
L’angoisse me prend.
- Mais pourquoi ?! Je serai bientôt diplômé, je pourrai très bien travailler en externe… s’il vous plait, il le faut… vous l’avez dit vous-même, il faut que je termine ce que j’ai commencé ici…
- Tu seras diplômé si ton stage à l’hôpital est validé.
Cette fois l’angoisse est loin derrière. C’est la panique qui me saisit.
- Qu’est-ce que vous voulez dire ? Vous ne pouvez pas m’enlever mon job ! Vous n’avez pas le droit !
- Si tu n’es pas capable d’affronter tes démons, si tu prends vraiment la fuite, alors c’est que je me suis trompé sur ton compte, et que tu n’es vraiment pas prêt pour exercer. Tu n’as jamais redoublé, donc je ne t’enlève rien. Simplement, tu dois prendre le temps de solutionner ce qui te fait abandonner aujourd’hui…
- Mais putain ! je n’abandonne rien !!! Vous voyez bien ? Je cherche juste un moyen de ne pas perdre pied !! J’ai plus de solutions…
- La solution ? Tu l’as connais Mickaël. Tu as tout ce qu’il faut ici pour avancer et t’en sortir.
- Il est mort ici !!! Vous comprenez ça ?!? Il est mort ici, et j’étais même pas là pour lui !! Je peux plus… c’est trop dur… il se passe pas un matin sans que j’y pense en arrivant… vous savez ce que c’est d’avoir le sentiment de l’abandonner chaque soir quand je pars d’ici pour rentrer chez moi ?? Vous n’en savez rien !
Il reste implacable.
- C’est ça ou rien Mickaël.
Je ne me suis jamais senti aussi vide, aussi terrorisé, aussi seul…
Putain pourquoi il est parti comme ça ? Pourquoi il m’a laissé seul ? Pourquoi il m’a abandonné…
- Alors ? Qu’est-ce que tu décides ?
Je fais les 100 pas dans le couloir. Mon cerveau est en mode traitement de données intensif. J’ai l’impression que la digue qui vient de se rompre a tout emporté, tout ce que j’ai falsifié, tous les mensonges, les faux-semblants… je voudrais tellement qu’il soit là, juste une minute, je voudrais juste avoir le droit de lui dire au revoir, lui tenir la main, lui dire qu’il peut partir en paix, lui dire qu’il n’y a plus rien à pardonner, je voudrais juste avoir le temps de lui dire une dernière fois combien je peux l’aimer…
- Mickaël, il me faut une réponse, je dois me préparer pour rentrer au bloc.
L’espace de quelques instants, je suis à nouveau dans cette Classe A de malheur.
Je m’entends lui balancer toutes ces horreurs, lui hurler dessus, je revois ce camion blanc et rouge, putain, mais comment j’ai pu espérer le pire à ce moment-là !! Pourquoi il a fallu que ce soit moi qui survive ?
- Mickaël, tu m’entends ?
Puis soudain tout semble s’arrêter.
Je serais bien incapable de dire ce qu’il peut me rester maintenant que la boite a été ouverte.
- Mickaël ?
- Je suis là… vous avez gagné…
Et je raccroche.
Finalement, on en revient aux origines.
Comment ce qui n’est plus là pourrait nous faire souffrir ?
Quand on perd l’essentiel, cet autre qui était une force si primordiale à notre équilibre, alors sa disparition nous arrache notre capacité à être nous-mêmes, celui qu’on avait construit.
Comment réapprendre à vivre quand la culpabilité empoisonne jusqu’à l’air que l’on respire… quand plus rien ne semble avoir de sens… quand l’envie a quitté chacun de nos pas .
C’est sans compter sur l’espoir. Il revêt parfois les formes les plus invraisemblables, mais toujours, il représente la dangereuse et subversive tentation de détenir encore, pour celui qui a trop perdu.
Alors quelle autre alternative nous reste-t-il ? Quel autre choix reste acceptable ? Comment négocie-t-on avec soi-même ?
Puis il y a cette voix, qui nous murmure qu’il est temps d’arrêter de somatiser, de fabuler, de se mentir, de tricher. Qu’il est temps de déconstruire celui que nous pensions être, pour être enfin qui nous sommes aux origines, avec cette nouvelle donne imposée.
Il est temps d’admettre que l’acceptation ne signifie pas qu’on abandonne.
Il est temps d’arrêter de n’être qu’un survivant.
Il est temps de vivre.
Mickaël
one.mik.kal@gmail.com
Fin de la saison 2
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