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HISTOIRE

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Devenir un déchet

« Seul l’accroissement de la force des drogues prises pouvait me maintenir en état de survie. J’avais entendu parler du Keller, un bar gay hard où les limites étaient repoussées, où, dans le noir d’une backroom, plus personne n’existait, où tout était possible.

Au vestiaire de l’entrée, j’abandonnai blouson, chemise et tee-shirt. Torse nu, en jean élimé, je saisis une bière au bar, et descendis l’escalier en colimaçon. Je disparus dans l’obscurité. Noir absolu, aucune lumière, aucune humanité. Chacun la laissait là-bas, à quelques mètres, au pays des visages et des voix. Ici, rien. Rien sauf des pulsions, des sensations, des bruits, des souffles, des gémissements, des senteurs brutes. Des coups aussi, donnés et reçus, des salives échangées, des transpirations léchées, des spermes avalés. Des peaux se frottaient, des mains frappaient, des sexes se trouvaient.

Les quatre pieds du plaisir : son, odeur, goût et toucher. La stabilité parfaite, l’équilibre sur le tabouret des passions. Pas de pollution de l’intellect. Plongée primale, connexion directe avec l’animal qui nous habite. La vue serait de trop. Voir, ce serait penser. Voir, ce serait interpréter. Voir, ce serait raccorder entre eux les morceaux qui se séparaient.

L’obscurité vibrait des hanches qui se pressaient, des seins qui étaient sucés, des bouches qui se parcouraient, des chocs de corps désarticulés, des claques qui résonnaient. Les mots avaient disparu. Gommés, absents. Dire, c’était relier. Relier des sensations entre elles, présent avec passé et futur potentiel. Dire, c’était aussi désigner. Se taire, c’était redevenir fœtal.

Je ressentis que la paroi contre laquelle je m’appuyais, était celle d’un utérus. Encore un pas, et je serais en deçà de la conscience et de la compréhension. Je ne serais pas né, pas encore. J’aurais régressé dans le non verbal, le non-dit, le non exprimé.

La disparition des autres en tant d’individus autorisait et encourageait la mienne. Je vivais le risque de ma disjonction potentielle.

Juste avant la glissade, juste avant l’abandon, juste avant de choir sur le sol, juste avant de cesser d’être, par un réflexe de survie, je m’échappai.

Rapidement, nerveusement, je gravis l’escalier. Plusieurs fois, butant sur les marches, je faillis tomber. Personne ne prêta attention à ma fuite. Au bout du bar, le vestiaire. Vite, ma chemise, mon tee-shirt et mon blouson. Vite, pousser la porte.

Enfin la rue et la lumière de la nuit parisienne. La pluie me cingla le visage, et finit de me ramener dans le réel. Elle n’avait rien à laver, car rien ne s’était pas passé. Pourtant, je me sentais sale. Non pas de ce que j’avais vu, mais de ce que j’avais failli faire. D’avoir été si près de disparaître. À un pas.

Malgré l’heure tardive, je décidai de laisser ma voiture et de rentrer à pied. Je reviendrais la chercher demain. Besoin de marcher. Je pris dans ma poche mon casque, le branchai sur mon iPhone et m’immergeai dans "Wish you were here” de Pink Floyd. Mais de qui diable aurais-je pu souhaiter la présence ? Marc n’était plus là. Alors…

Je ne retournai pas au Keller. Trop fragile. Trop attiré. Trop faible. Je sentais combien j’étais physiquement et mentalement en danger. Combien facilement je pourrais passer de voyeur à victime. Combien ce fantasme était une porte potentielle et maléfique. Celle qui ne fallait pas pousser. Surtout pas.

Mais si j’évitais ce bar et la puissance de son attraction, il peupla mes nuits d’un cauchemar récurrent, au cours duquel, au lieu de fuir et de m’échapper, je glissais dans la fosse de la backroom. Selon, à chaque fois, le même scénario, j’y devenais un déchet.

Tout commence par des mains qui m’auscultent, des doigts qui soupèsent mon sexe, des dents qui me mordent. Puis une poigne ferme me fait courber la tête et m’enjoint de me baisser. Irrésistiblement, mes jambes se plient et mes bras se recroquevillent. Je me fais de plus en plus petit, de plus en plus œuf.

Couché par terre, je suis une boule piétinée sans merci. Pour tenter de m’échapper, je m’aplatis sur le sol, mais, sans ménagement, quelqu’un se saisit de ma tête et m’oblige à lécher une paire de rangers. Sous une grêle de gifles, je m’exécute, ou plutôt ma langue s’exécute. Ma chair flasque s’inscrit dans les creux de la semelle. Un goût amer remonte de mes papilles. La douleur m’est extérieure, je la constate. Je suis acteur dans un film muet. Je joue la situation sans la vivre. Je suis à l’intérieur d’une fiction.

On me prend par les cheveux et me redresse. Brutalement, je suis projeté contre un mur. Mes bras sont liés par une corde et tendus vers le haut. Je ne touche le sol plus que du bout des pieds. Mis à nu, complètement vulnérable et sans défense possible, je suis une chose, un sac qui se ballotte, que l’on ballotte, un punching-ball sexuel. Ma tête est vide, le temps a cessé d’exister.

Je suis au fond d’un trou. Nulle part. Les pénétrations alternent avec les coups. Des flots d’urine m’inondent régulièrement, lessivant les crachats qui me maculent. Chaque morceau de mon corps est endolori, ma peau n’est que souillure.

Plus tard, bien plus tard, ma conscience resurgit. Petit à petit, je me recompose et réémerge en tant que personne. Mon intégrité se reconstitue : ces mains sont mes mains, ces pieds sont mes pieds, cette tête est ma tête. Je renais.

Je retrouve mon jean, et maladroitement, l’enfile et le reboutonne. Je suis la courbure du mur pour trouver mon chemin, et sors de la backroom. Bien que faible, la lumière ambiante m’éblouit. Je cligne des yeux en m’extrayant de ma tombe. »

Subdaddy

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