Ça y est, nous y sommes : après 6 heures de route en bus, nous venons de descendre devant l’hôtel de ville de D., une station balnéaire réputée pour ses plages et son soleil accueillants. Le soleil, il n’est pas difficile à voir : le boulevard bordé de palmiers sur lequel nous évoluons beigne totalement dedans. La plage, elle, est plus discrète : elle est en contre-bas d’une colline arborée, sur laquelle se dressent ici ou là des mâts qui laissent flotter dans l’ère marin, les drapeaux des pays les plus représentés parmi les touristes présents sur place.
Nous, c’est mes potes et moi, bien sûr ! On s’est lié d’amitié au lycée lorsque, tout juste majeurs, nous avions voulu tester les effets que pouvaient avoir sur l’esprit et l’ambiance d’une soirée, ces fameux cocktails alcoolisés dont certains raffolent. Une bonne bande de potes, en somme, mais peu fournie : nous ne sommes que trois, fraîchement admis à la fameuse université de R., et fins prêts, après un an de classe préparatoire, à affronter le tumulte des facultés.
Le plus jeune de la bande, c’est Quentin : un p’tit mec brun à la pilosité faciale fort développée qui rehausse les traits fins de son visage menu. Il vient de fêter son anniversaire en juin, à la fin des cours. On avait échangé quelques mots sur un cadeau qui lui ferait plaisir, et je me souviens l’avoir entendu dire qu’il voulait une pipe… Je ne sais pas très bien ce qu’il entendait par là, mais j’étais bien résolu à lui en offrir une !
Le plus fou-fou, c’est Benoît : un mec de taille moyenne, naturellement imberbe, qui possède un visage particulièrement attirant, bienveillant, du genre de ceux qui inspirent directement confiance à ceux qui les croise, et qui font montre d’un nez en trompette et d’une bouche rieuse. Une bonne physionomie, pour faire court. Ce qui est plaisant avec lui, c’est que cette chaleur première transparaît jusque dans ses gestes au quotidien : il est toujours prévenant avec chacun d’entre nous, et a toujours le mot pour rire ; l’avoir avec nous est un délice.
Enfin, il y a moi… je crois que je suis le plus vieux d’entre nous… je fais la même taille que Benoît, mais si lui a des cheveux blonds qu’il porte courts, j’ai des cheveux châtains que je j’ai tendance à laisser pousser. Il faut dire qu’ils ont cette remarquable tendance à pousser en bouclant, et qu’ils me donnent, avec la fine moustache et le petit bouc que je porte, l’air d’être un mousquetaire tout droit sorti du Siècle de Louis XIV…
Mais c’est bien en bus que nous avons fait le voyage, et je n’ai jamais connu ce roi (si, si, j’t’assure !). Et quel voyage ! On a eu la chance d’être transporté par un bus avec cette particularité d’avoir une rangée de deux sièges, et une rangée de trois sièges. Comme nous voyageons à trois, nous nous étions assis les uns à côté des autres, Quentin le long du carreau, Benoît le long de l’allée, et moi entre les deux. Nous étions tous un peu fatigués (le voyage se déroulant de nuit), et nous avons tôt fait de nous assoupir, mais pas tous à la fois : le premier à dormir, ce fut Quentin, bien calé dans son siège, et blotti contre la paroi du bus, la tête coincée entre l’appui-tête et la vitre. Après un instant, ce fut au tour de Benoît de lâcher prise, mais certainement conscient qu’il avait, sur son côté droit, le vide de l’allée du bus, il s’est furtivement effondré sur mes cuisses, la tête arrivant pile sur mon entre-jambe… Étrange sensation que celle-ci ! je ne la connaissais pas… Certains se seraient certainement dégagé de cette présence surprise aux portes de leur ventre, mais, peut-être attendri par la sérénité que renvoyait alors son visage, je n’ai pu m’y résoudre, bien au contraire d’ailleurs : je l’ai d’abord observé dans la pénombre qu’offrait l’éclairage extérieur, puis j’entrepris de lui caresser doucement le crâne, pour ne pas le réveiller… et pour rester éveillé… Rester éveillé… Vaine ambition lorsqu’on voyage dans un bus la nuit dans le plus profond des silences : j’ai fini par rejoindre mes amis dans leur sommeil, la main posée sur le torse de Benoît, et la tête logée sur l’entre-jambe de Quentin… Je crois qu’il s’était réveillé pendant la nuit, pour quelconque raison, car au matin, j’avais la tête posée directement sur le siège, et lui avait superposé ses jambes dans l’espace qu’il restait entre le haut de mon crâne et le bord du siège. L’aurais-je dérangé ? Était-il mal à l’aise ? Je ne sais, et qu’importe : nous avons descendu la colline, nous voici sur la digue.
Une digue, que dis-je, une esplanade, oui, c’est le terme : une esplanade s’ouvrait en face de nos yeux, avec le sable blanc à perte de vue, et, tout là-bas, au loin, la mer, retirée, comme à son habitude, en ces saisons de grandes-marées. Quentin proposa de nous inviter au bar près des rochers pour profiter du paysage autour d’une boisson fraîche, il n’était donc pas fâché, peut-être avait-il compris que tout dormeur ne choisit pas l’endroit exact où passer sa nuit… Ce fut Benoît qui le premier rompit ce silence autour de ce moment :
|B] « Ouah, j’ai dormi comme une bûche, mais j’avais l’impression d’être sur un tas de bois, haha !
- [V] T’as dormi sur moi, gros, mais c’est vrai que j’suis pas très rembourré…
- [B] Ah, nan, t’inquiète, ça allait ! t’es confortable Valou (eh oui, c’est comme ça qu’ils m’appellent)
- [V] Ah ouais, je vois ! [et en lui tapant dans le dos :] T’as kiffé, c’est ça ?
- [B] Ahah ! Ouais, en vrai c’était bien, j’ai bien dormi ! Mais, j’sais pas, j’ai eu l’impression de réveiller un truc chez toi, ahah !
- [V] De réveiller…
Mais à peine ai-je eu le temps de commencer cette phrase que Quentin, plus vif, déduisit :
- [Q] T’as bandé, gros, ahahah !!!
- [V] Mais non, j’ai pas bandé, t’es ouf !
- [B] Si, si Valou, j’crois qu’il a raison, ahah,
- [V] Déso, mec… c’était pas volontaire, m’empressé-je d’ajouter
- [B] T’inquiète, je sais que j’suis BG !
- [V] Ouais, t’es mignon, mais ça n’empêche
- [Q] Genre, t’aimerais bien bander pour lui, en fait, ahah !
- [V] Mais non, qu’est-ce que tu racontes ?... »
Heureusement, l’arrivée du serveur mis fin à la conversation : on était à la terrasse d’un bar, et c’est comme si on venait de se rendre compte que nous n’étions pas seuls autour de cette table, mais qu’une dizaine d’autres, soit trente à quarante personne, nous observais depuis que Quentin avait pris la parole pour éclairer ma lanterne : j’avais bandé, ma main sur le torse d’un pote et sa tête sur mes cuisses, et tout ça après avoir longuement regardé son visage et caressé ses cheveux… Pourquoi ?
Voyant que le fait me perturbait, Quentin se lança dans une explication succincte du phénomène :
« Mec, t’inquiète pas, c’est juste que t’étais détendu, c’est tout ! ça veut rien dire ! ».
Le pensait-il ?
L’intégralité de cette histoire est inspirée de faits réels. Toute ressemblance avec d’autres histoires ou œuvres publiées serait fortuite & involontaire.
Walou
val.mec@gmx.fr
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