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5 | Indétectable – Le récit de Julien.
Après cette séance de baise mémorable, David est parti à la douche et je récupère, adossé au fauteuil. Damien s'assoit à mon côté sur le tapis. Nos jambes étendues se frôlent.
- "Excuse-moi pour tout à l'heure."
Comme je fronce les sourcils pour lui manifester mon incompréhension, alors que moi j'ai en mémoire ma promesse d'expliquer mes réticences du début vis à vis de David, il reprend.
- "Mon traitement est aujourd'hui efficace et stabilisé, ma charge virale est désormais indétectable mais j'ai conservé d'irrépressibles réflexes de survie."
À ces quelques mots, un nœud se serre dans mon ventre, et c’est de surprise. Nous avons déjà évoqué la grande hécatombe qui a décimé nos amis et nous a laissés meurtris à jamais. A cette occasion, Damien avait dit quelque chose comme : « par miracle, j’ai été épargné » et j’en avais abusivement déduit que, comme moi, il avait eu la chance de demeurer séronégatif.
Je ne me remettrai jamais de ma naïveté spontanée, un autre nom pour désigner cet optimisme qui me pousse résolument de l’avant, mais, pour le moment, je viens poser délicatement ma main quelque part sur lui, à l’aveugle.
Peu importe où.
Juste pour lui signifier que je ne le fuis pas comme un pestiféré, que je ne suis pas horrifié.
La grande faucheuse a perdu, au moins sur moi, une grande partie de son pouvoir d’épouvante. Désormais, même si nous ne savons pas encore en guérir totalement, nous connaissons ses ruses et son visage, nous savons la combattre, pied à pied, et, suprême utopie, si jamais nous pouvions tous nous tester puis nous soigner, nous pourrions probablement l’éradiquer comme une vulgaire variole.
Hélas, nous ne vivons pas tous le ventre plein, dans un pays en paix, pourvu en médicaments, loin des obscurantismes et protégés des haines superstitieuses qui unissent les foules contre ceux qui font de bien commodes parias. Et les massacrent.
La main de Damien est venue se poser sur la mienne et nos doigts se sont croisés, noués.
- « Peu importe l’imprudence par laquelle j’ai contracté le virus. Je me croyais raisonnable, je m’aveuglais de suffisance, il a suffi d’une fois. J’ai eu la chance que rien, aucune de ces maladies opportunistes, jamais depuis lors, ne se déclenche ; c’est en ce sens que j’ai été épargné. Mais j’étais dévasté, accablé par la soudaine découverte de notre extrême vulnérabilité, qui m’a saisi alors que j’étais à la fleur de l’âge et me pensais immortel, mais aussi par l’irresponsabilité de mon comportement qui m’intronisait en porteur de mort et, dans le même temps, par l’immense responsabilité qui devenait mienne et ma règle absolue. J’avais un alien en moi et il me revenait de ne pas le laisser s’échapper pour qu’il aille déchiqueter d’autres vies.
Concomitamment, le symptôme de Stockholm se frayait son chemin en moi à chaque jour qui passait en me laissant indemne ; pourquoi, moi, ne développai-je aucune de ces fièvres qui, autour de moi, fauchaient amants, amis, connaissances au point que l’on évitait d’évoquer celui qui, du jour au lendemain, disparaissait de la scène tant on devinait aisément par quoi son sort avait été scellé ?
J’ai dû tout ré-apprendre de mon commerce à l’autre, à commencer par les précautions tatillonnes qui le rendaient possible à mes propres yeux en contenant la peur qui me tenaillait le ventre, apprendre à choisir de dire ou pas et à évaluer le moins mauvais moment, comme là, maintenant, avec toi. J’ai dû aussi accepter de voir l’autre qui, l’instant d’avant m’embrassait à bouche que veux-tu prendre ses jambes à son cou, terrorisé et me vouant à croupir aux enfers parmi les chiens galeux, les maudits.
Longtemps, je me suis enfermé dans ce secret, je connaissais trop les langues de vipère de nos chers confrères qui ne reculent jamais devant une perfidie pourvu qu’elle les place quelques secondes dans la pleine lumière, avides d’étinceler fut-ce aux dépens d’un pair déjà à terre puis mon médecin m’a dirigé vers une écoute qui m’a permis de trouver en moi la force de reconstruire.
Parce que vivre est la seule manière de s’opposer au virus. »
Comme le silence s’installe, je me risque.
- « Et qui est au courant ? »
- « Ici ? Antoine ... » Il a levé nos mains enlacées, « et toi !»
Je me suis vivement tourné vers lui pour piquer, un peu au hasard, un bisou qui échoue dans sa barbe. Chaque fois que je découvre qu’on m’accorde ainsi le crédit de la confiance, chaque fois qu’on me confie un secret, un VRAI secret, je suis ému et émerveillé. Aussitôt, me viennent les images de … Lecourt, de ma mère, de Monique … mais aussi de ces juments qui me laissent approcher leur petit à peine debout et encore tremblant sur ses jambes grêles.
Et je souris.
D’être ainsi gâté par la vie, celle qui se dresse frêle, grelottante mais tenace, malgré le vent, le froid, l’adversité.
D’un coup, je relève les yeux sur les deux mollets de David, plantés devant nous, droits comme des piquets. Damien lève la main et vient en caresser le galbe, faisant glousser le blondin chatouilleux qui s’en amuse.
- « Si tu veux passer à la toilette, Julien, les serviettes sont sur l’étagère, sers-toi. »
Amical72
amical072@gmail.com
Qu’est-ce qu’une charge virale indétectable ?
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