1 | Un juste retour des choses
Julien.
Après avoir décroché son BTS, le jeune agriculteur s’est installé aux Chênaies pour suppléer André Lecourt, devenu élu consulaire. Le temps passe, le fils, Adrien, grandit … et Julien, que devient-il ?
Le récit de Julien
Il y a, au bourg voisin des Chênaies, un magasin portant le nom étrange de « Cypaco », une Maison de la Presse qui, outre la presse qu’on s’attend immanquablement à y trouver, vend également de la papeterie, des livres, des fournitures scolaires, des cartes routières ou postales … un commerce de bourg de campagne, quoi ! Un lieu de socialisation également car qui, à un moment ou un autre ne trouvera son bonheur dans cette boutique indispensable ? Pour moi, c’est la ressource de lecture la plus proche pour échapper à mon quotidien d’agriculteur un peu isolé.
C’est Patrick le patron ; il a quelques années de plus que Lecourt et, assez grand, mince, il porte encore beau. Il a épousé sa vendeuse Colette, qui est beaucoup plus jeune. Sans doute a-t-il -aussi- pensé à son intérêt, puisque, selon lui, il économise ainsi le salaire du personnel de maison et celui du magasin, car autant Colette est active, sérieuse et discrète, autant Patrick brasse du vent. Il est bavard, familier, volontiers goguenard. Un hâbleur !
Qui sait fort bien déléguer les corvées à l’industrieuse Colette, et il n’hésite jamais à la gratifier d’un commentaire ironique … et cruellement misogyne.
A peine as-tu mis le pied pour la première fois dans la boutique qu’il t’accueille familièrement, comme un ami d’enfance récemment réapparu, entourant de son bras l’épaule des hommes, sa main guidant les dames par le coude jusqu’à l’article désiré. Et aussitôt, il tutoie ! Il tant d’oreilles qu’il parait déjà tout connaître de toi ! Il semble si bienveillant … Qui tenterait le lui reprocher … changerait illico de statut et Patrick, offensé, te soupçonnerait publiquement d’être hautain et méprisant.
« Envahissant » serait plus juste, car il ne se retient d’aucun questionnement, même le plus indiscret … « mais là, promis ! » dit-il, « c’est juste pour tordre le cou à une vilaine rumeur qui circule et m’est parvenue à l’oreille. » Avec le monde qui défile ici, il est au courant de tant de choses …
Je crois que même Lecourt se méfie de sa capacité de nuisance.
J’ai gardé le souvenir cruel de cette fois où, devant des témoins complaisants et à l’improviste, il s’est approché de moi, la mine inquiète, en claironnant.
- « Mais tu boites, non ? »
Et bien sûr, moi l’innocent, j’ai manqué de répartie, bafouillant une protestation de constante bonne santé. Il m’envisage alors de pied en cap, fait la moue :
- « Mouais ! Et toutes façons, tu as l’habitude d’encaisser, toi ! »
Et chacun autour de regarder l’horizon en se mordant les joues.
D’accord, j’avais eu quelques occasions de lui rendre la monnaie de sa pièce mais cette vexation pesait encore sur moi. Or jamais je n’avais eu le cran de le renvoyer chier quand il me prenait à témoin « en ami » à propos de « ces pédés » qui ne cessent de proliférer, ne serait-ce que par loyauté envers Lecourt, et le renard l’a bien compris.
Patrick est homophobe. Avec un plaisir évident, une jouissante méchanceté. Qu’il cultive, d’ailleurs, en brocardant tout aussi durement les étrangers, les pauvres, les assistés, les fonctionnaires, les ouvriers ... Bref, tout ce qui, selon lui, n’est pas lui.
Or voilà que, quelques trois ans après la naissance d’Adrien, Colette lui donne enfin un enfant alors qu’il a près de cinquante ans et, qui plus est, un fils : Cyrille* ! Alors Patrick rebaptise son magasin « Cypaco » réunissant la première syllabe de leurs trois prénoms.
Et il devient le plus attentionné des pères, promenant le landau puis la poussette puis conduisant l’héritier à l’école, venant le chercher, toujours volontaire pour accompagner et ainsi garder un œil sur lui. Rien n’est trop beau pour cet enfant singulier : quand ses camarades jouent au foot, au basket ou au tennis, Cyrille apprend à piloter un aéroplane ; quand certains chantent à la chorale de la très pieuse paroisse ou s’essaient à l’harmonie fanfare, lui a droit à des cours de piano par la demoiselle au long bec qui fait sonner l’harmonium ; bref, il est en tout exceptionnel.
Et brillant élève, il est reçu à un prestigieux concours après ses classes préparatoires. A Paris, excusez du peu. Alors, forcément, il quitte le giron familial pour la capitale et ne revient qu’aux vacances et parfois le week-end.
Patrick, lui prend sa retraite pour toucher la pension à laquelle « il a bien droit ».
Mais voici que Cyrille revient accompagné d’un ami et, lors du repas familial, il fait son coming-out : ce garçon est SON ami. Patrick, n’écoutant alors que ses convictions, met tout ce beau monde à la porte et répudie son fils à grands cris !
Mais, coup de théâtre, Colette n’écoutant, elle, que son cœur de mère, a le front de prendre le parti de son fils et, puisqu’en prenant sa retraite Patrick a mis le magasin et le logement attenant à son nom à elle, elle le somme de quitter les lieux. Immédiatement. Et il se verra du même coup, privé de l’audience des clients pour crier à l’injustice.
Le voilà seul !
Vous imaginez d’ici le scandale dont tout le monde feint de s’émouvoir … et les gorges chaudes. La langue acérée de Patrick a, toutes ces années, infligé bien des blessures narcissiques et chacune de ses victimes, maintenant qu’il est à terre, est trop contente de voir dans ses mésaventures ce qu’elles nomment un « juste » retour des choses. Et ce, oubliant qu’elle applaudissait des deux mains à ses rudes saillies tant qu’elle n’en était pas la cible.
Mais cet odieux personnage n’avait pas encore bu le calice jusqu’à la lie. Car voici le dernier ragot qui m’a été complaisamment glissé à l’oreille au bourg : Patrick est désormais en ménage avec la femme qui tient sa maison.
Une femme africaine !
Il ne manque pas d’exemples de ces hommes qui, s’étant forgé des convictions, les ont proclamées à la face du monde avant que la vie ne se charge de les désapprouver. Parfois, c’est l’humanité qui triomphe de la haine ! Heureusement !
Cependant, ce que tout le monde ignore, c’est que j’ai, moi aussi, un secret bien gardé concernant cette histoire, un secret qui remonte ...
Amical72
amical072@gmail.com
* Cyrille est un prénom quasi exclusivement masculin qui a connu un franc succès sous la forme anglo-saxonne « Cyril » au début des années soixante-dix et est discret depuis. Il vient du grec « kurios » qui signifie « consacré au divin, maître ou seigneur » On doit à saint Cyrille, fêté le 18 mars, la mise au point de l’alphabet cyrillique utilisé pour écrire les langues slaves orthodoxes.
* le retour du réel : un maire qui s’est proclamé anti mariage pour tous découvre que son propre fils vivant à Paris est gay … et il le marie !
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