1 | Conjugaison
Le récit de Julien
Je dois être profondément casanier.
Arrivé aux Chênaies, j'endosse ma cotte, je retrouve mes marques, je fais le tour en responsable qui s'assure que tout va bien. Je sais ce que j'ai à faire, ce qu'on attend de moi. Je m'y conforme et m'en acquitte scrupuleusement, Lecourt le sait bien. Désormais, je suis ici chez moi, soulagé de constater que, pendant mon absence, rien de tout ce dont j'ai pris la responsabilité n'a pâti de mon absence.
Mais je sais aussi prendre du temps pour autre chose. La brûlure du soleil sur ma peau, la fraîcheur de l'ombre sous les saules, la saveur acide des mûres dont les pépins s'écrasent et se collent aux dents, la douceur attendrissante du ladre sur le nez d'un poulain. Tout ceci aussi compose ma vie et se grave dans ma mémoire pour enchanter les moments où il semble que la grisaille gagne.
Puisque je suis gay et, pour cela, regardé de travers par beaucoup, j'y gagne une liberté, celle d'avoir libéré mon cœur de tous ces stéréotypes toxiques d'une prétendue virilité qui nous enferment et nous interdisent de vibrer à tant de minuscules bonheurs auxquels un "vrai" homme ne saurait succomber sans déchoir.
Je rejoins ma maison, l'esprit tranquille, me déchausse au tire botte devant la porte et j'entre ... Une paire de chaussures est rangée sous la chaise, immédiatement à l'entrée. Alerte.
- "Il y a quelqu'un?"
Dans le silence qui suit, je m'avance, aux aguets ...
Je contourne le canapé et découvre que Cyrille y repose, allongé sur le côté. Soulagement. Je souffle. Il semble assoupi ; avec ses fines paupières baissées, son visage paraît lisse et paisible ; ses lèvres assez minces mais pleines sont bien dessinées et luisent délicatement.
Il est à croquer en berger assoupi. Je m'accroupis près de sa tête, pose un genou au sol. Est-ce ma seule présence? Il ouvre alors lentement les yeux et me sourit.
- "Je te guettais, j'ai vu que tu étais de retour alors je suis venu t'attendre ... Il ne me reste que quelques jours ici !"
Sur sa dernière phrase, il a froncé les sourcils comme pour une supplique enfantine et j'ai souri à mon tour. Ironiquement. Mais sans moufter. Impassible.
Il a alors prudemment avancé la main vers moi sans me quitter des yeux ; il en a entouré mon bras, puis elle est tombée, frémissante, sur ma cuisse.
Je l'ai interpelé d'un sec coup de menton. Son sourire s'élargit, son œil brille, canaille.
- "J'ai pensé venir te tenir compagnie ..."
Je le détaille, allongé sur le canapé dans sa tenue estivale de jeune homme rangé : bermuda et polo siglés, ses mollets densément couverts de poils bruns, sa sage coupe de cheveux courts, ses yeux pétillants et tout son corps, maintenant frémissant d'une énergie qu'il contient à grand peine. Est-ce le signe d’un appétit? Mais j'éteins soigneusement toute lueur dans ma prunelle et j'enroule ma lèvre inférieure dans une moue lasse appuyée.
- "Tu sais, moi j'ai fait un long trajet aujourd'hui et, arrivé ici, j'ai encore dû courir pour vérifier que tout était en ordre ..."
Je me suis ébroué de la tête aux épaules puis j'ai relevé vers lui un visage à l'air abattu, aux paupières tombantes, à la bouche défaite. Il s'immobilise un instant, me regarde attentivement, puis soudain, son visage s'anime, se fend d'un sourire éclatant et il bondit sur ses pieds. A deux mains, il m'invite à me redresser, m'accompagne cérémonieusement quand il me fait m'asseoir à mon tour sur le canapé, se retourne, prêt à ... Je le retient d'une main de fer.
- "Sers-nous à boire, s'il te plaît! "
Il acquiesce et ses cuisses l'ont déjà propulsé dans le mouvement quand ma main le rattrape à nouveau pour le ramener tout contre moi, la bouche à son oreille, marquant une pause avant de lui souffler.
- "A poil!"
Dés que ma main a desserré sa prise, il bondit hors de ma vue. Je l'entends s'agiter vivement dans des froissements de tissus, puis ouvrir les placards, me demander ce qui me ferait plaisir, suivi d'un blanc avant d'ajouter "à boire", le flap-flap de ses pieds nus sur la tomette, le tintement des verres sur le plateau ... Il me le présente, le buste cérémonieusement incliné vers l'avant, m'offrant une réjouissante vue d'ensemble sur son anatomie encore juvénile.
Puis il l'écarte et, sa boisson dans la main, se laisse souplement glisser assis en tailleur sur le sol face à moi. Il allonge le bras pour qu'on trinque puis boit longuement sans me quitter des yeux. Joli jeune homme légèrement hâlé ... Ainsi assis, son ventre s’arrondit, sa bite repose mollement sur ses bourses dans le triangle formé de ses deux cuisses et de ses mollets croisés, entre la fourrure taillée de son pubis, le fin poil frisé de ses cuisses et le crin plus sombre de ses mollets.
Il s'est redressé en écartant les bras en croix pour que je puisse me régaler à mon aise du paysage. Il sourit de me voir ainsi l'examiner.
Soudain, il se penche, pose son verre sur le plateau, se lève et me prend le mien des mains, lui fait rejoindre le sien.
- "Tu permets?"
Il a saisi la languette de ma cotte et l'a tirée vivement vers le bas ; aussi bas que ma station assise le lui permet. Puis il écarte les pans du vêtement, dégage mon épaule puis mon bras, recommence de l'autre côté. Il passe ensuite son bras sous mon aisselle pour me soulever comme un soignant prenant soin d'un blessé et, une fois debout, descend le zip, entoure ma taille à deux mains qu'il a passées sous l'élastique en tournant pour faire tomber mon slip.
Il me rassoit et en fait de même, à mes pieds qu’il entreprend aussitôt de dégager de mes frusques. Il les repousse au loin avant de me retirer mes chaussettes qu'il retourne une à une avec soin. Il écarte alors mes genoux, pose ses avant-bras croisés entre eux, juste sur le bord du coussin et vient y appuyer son menton. Le nez à quelques centimètres de ma queue, il relève les yeux vers moi, goguenard :
- "A ton tour de jouer!"
Il regarde à nouveau droit devant lui et je sens le poids de son regard sur ma bite. Elle commence d’ailleurs à y être sensible et amorce un net réchauffement. Je recule alors mes fesses au fond du siège pour y prendre appui de tout mon dos bien à plat et j'écarte les bras que je place à l'horizontale de chaque côté sur le dossier.
- "Je suis tombé sur la case Vitrine et je dois rester à l'étalage pendant un tour. Rince-toi l’œil, mais pas touche!"
Il roule sa tête d'un côté à l'autre, lentement comme s'il évaluait la situation sans rien perdre de la vue, puis il soulève son menton, prend appui de sa paume droite sur l'assise et se redresse avec une infinie lenteur, gardant son visage à quelques centimètres de moi, stationne à l'aplomb de mon nombril, poursuit ... Je sens son souffle ventiler mes poils au passage, puis frôler mon téton droit. Son genou droit a succédé à sa main sur le bord de l'assise, son coude gauche s'enfonce dans le dossier et, courbé, il vient respirer mon aisselle puis il enfouit son visage dans le creux de mon épaule et s'immobilise. Son haleine hérisse la peau de mon cou.
C'est chaud, très chaud, cette très étroite proximité suspendue qui se retient de tout contact, cet infime espace qui nous sépare. Pourtant, je ne bouge toujours pas, j'attends. Car je sais l’inconfort de sa posture, à lui. A tous points de vue. D'ailleurs, voilà qu'il soupire en tremblant.
- "Julien, prends ..."
- "Non!"
Il a sursauté et reste interdit comme s'il avait été giflé. Il reprend en bafouillant.
- "Je croyais que ... J'aurais aimé ..."
Mon bras replié s'est posé sur son dos pour assurer sa position et ma main à sa nuque joue distraitement avec ses petits cheveux.
- "Tu vois que tu maîtrises la conjugaison du conditionnel de politesse! Oublie cet impératif donneur d’ordres, pour t'assurer que TON désir est bien partagé. N'oublie JAMAIS ça : tu n’imposes rien, à personne. Donc réciproquement, tu ne dois RIEN, à personne, tu n'es tenu à RIEN, même si tu es engagé dans la relation, même si tu as déjà accepté la chose précédemment ....
Une fois ceci posé, dis-moi TOUT ce que tu aimeRAIS, joli garçon."
Ma main est venue envelopper l’arrière de son crâne pour le plaquer contre le mien et l’encourager à la confidence. Il murmure faiblement à mon oreille, comme peu assuré de lui-même puis il s'enhardit, alors que sa main droite vient se perdre dans la toison de mon torse.
- "J'aimerais que tu m'embrasses, me caresses, longtemps ; tes mains, ta bouche, ta langue, partout ..."
- "Partout? Ou y a-t-il des endroits précis auxquels tu souhaites que je me consacre avec plus de ... soin?"
Il est revenu me souffler "bouffe-moi le cul, s'il te plaît."
- "Et ensuite?"
Je ne veux lui laisser aucun répit, aucune échappatoire, qu'il me dise tout, qu'il OSE DIRE, à commencer par moi pour pouvoir s'en servir à l'avenir avec d’autres, pas toujours bien intentionnés. Pouvoir dire ce qu'il souhaite et, tout autant, ce qu'il refuse, comme ce qu'il ressent. J'insiste:
- "Pourquoi veux-tu que je te bouffe le cul?"
- "Pour m'enculer!"
Sa voix s'est réduite à un filet puis il répète, plus fermement :
- "J'aimerais que tu m'encules, Julien! Lentement, comme tu sais le faire."
Servi avec un soupir lascif et un vif coup de langue qui balaie mon pavillon.
- "Alors revendique ton plaisir Cyrille! Nomme-le et porte-le avec fierté."
Bien! Voilà qu'il commence à s'assumer, condition indispensable pour parvenir faire front à l'abus, à l'insulte, à la provocation qu'il devra, malheureusement, probablement affronter.
Mais je n'en ai pas fini pour autant.
Amical72
amical072@gmail.com
* "Un monsieur aimait un jeune homme, cela n'a rien que de banal. / Les habitués des hippodromes font des folies pour un cheval". Une chanson de Guy Béart, ici interprétée par Juliette Gréco : Le monsieur et le jeune homme
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