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Agriculteur | S22 La chasse aux lapins

1 | À la chasse au lapin – Le récit de Julien.

Ce soir-là, j’étais rentré à la maison pour y retrouver Jérôme aux fourneaux. Il nous avait préparé un délicieux gratin de pâtes et des pommes caramélisées dont nous allions nous régaler. Comme je le complimente de si bien tenir le rôle de magicien du logis, il me rétorque qu’il s’entraîne en vue de partager le quotidien d’un autre poilu dans un futur qu’il espère proche et je reste coi, troublé que je suis par ce beau mec qui me donne soudain à entrevoir sa détresse.

Qui me touche.

Puis voilà qu’il me propose une pipe.

Vous me connaissez, je ne suis pas du genre à refuser une si agréable proposition tant j’en suis friand, surtout venant d’un expert dont je connais les capacités d’éblouissement.

Mais là, il s’y adonne avec un tel empressement, une telle boulimie qu’elle vire à la fureur, tant qu’il me faut user de prudents stratagèmes pour parvenir à rétablir un échange entre nous, à revenir à un plaisant dialogue de sensualité partagée, de caresses réciproques, une attentive écoute de nos voluptés qui nous conduise au plaisir et se conclue par d’amicales brassées.

C’est après la toilette et nous être solidement restaurés que Jérôme me confie :

- « Je suis toujours un homme en colère, Julien. »

Il porte à mon crédit de lui avoir ouvert les yeux sur cette homosexualité qu’il refoulait jusqu’au moment où, aveuglé par l’alcool, il dérapait et partait en roue libre, ne gardant de ses aventures, au réveil, qu’un sentiment oppressant de culpabilité dont il tentait de se défaire par un zèle redoublé de bon mari - bon père … jusqu’à la dérive suivante. Encore plus désespérée.

Je lui aurais, me dit-il, ouvert la porte sur « la voie d’une réconciliation avec lui-même ». Cependant, cette sensation d’étouffement lui revient encore parfois avec, en réaction, ce réflexe dérisoire de foncer tête baissée, pour tenter de dissiper un sentiment de vacuité, d’inutilité.

C’est en prenant soin de moi après que le départ de Mehdi m’ait laissé effondré qu’il parvient à lire en lui-même, à réaliser qu’une présence à ses côtés lui manque, quelqu’un capable de redonner du sens à son existence en la partageant, croit-il. L’air dépité, il avait alors ajouté.

- « Toi, tu as André, et tout ce que vous avez construit ensemble. »

Mais là, il atteignait mes limites. J’avais alors délibérément fermé mon cœur et mon entendement à toute autre considération que celle-ci : moi, j’ai André Lecourt et, malgré tous les écueils, je ne veux entendre aucune autre proposition.

Lecourt, « le patron », c’est l’amour qui a ébloui mes vingt ans, celui dont, alors, la compagnie me hantait, le manque me réveillait la nuit. J’ai eu l’immense chance qu’il partage ce qu’il me faut nommer ma passion, un élan que nous avons su canaliser, mettre à profit pour nous construire des vies telles que nous en avions rêvé et je me veux lui être d’une indéfectible loyauté : chez moi, il tient la première place.

Ce qui n’exclut aucune affection, même amoureuse.

Aussi, en retour, j’ai voulu manifester mon empathie aussi chaleureusement que possible à Jérôme, l’assurant de mon indéfectible amitié, allant jusqu’à lui promettre de l’accompagner dans sa recherche de celui qui fera un bout de chemin avec lui, son âme-frère.

C’est ainsi que nous avons ouvert la chasse au lapin.

En alternance avec ses semaines « père » où il assume la garde de ses deux ados, et lorsque son service d’éducateur lui en laisse la disponibilité, nous nous retrouvons pour écumer les lieux idoines, le plus souvent des établissements où une certaine population assume de signaler ses inclinations sans risquer de se faire exclure ni même rabrouer ou moquer.

Il en va ainsi du « Bar à Thym », un café concert accueillant à toutes les minorités pourvu qu’elles ne manifestent pas si péremptoirement leurs singularités qu’elles en viennent à importuner les autres par leurs exigences de reconnaissance mais, bien au contraire, qu’elles fassent preuve d’un naturel courtois autorisant un vivre ensemble cosmopolite et bigarré. Comme je m’en ouvrais à un des patrons, il m’indiquait ce qui me parut être une des clés.

- « Tu sais, un de nos associés est coloré et j’ai épousé sa sœur, alors nous, les différences ... »

Je présume qu’eux comme moi partageons l’expérience souvent douloureuse de la méfiance et du rejet d’une différence. Elle a cependant pour effet de conduire parmi nous, les cibles, du moins celles qui sont les plus éclairées, à la réflexion, au militantisme discret du quotidien mais aussi de nous porter à la bienveillance. Aussi croise-t-on en ce lieu « à part » toutes sortes de gens à qui la maison n’assigne, pour seules règles de conduite, que la mansuétude et l’urbanité.

Maintenant qu’il a fait son coming out et n’a plus à « protéger » le secret de son orientation d’un quelconque chantage au démasquage, c’est là que Jérôme m’entraîne, moi, l’ours volontiers solitaire et amateur de vin. Je rends grâce à Claude Évin, ministre de la santé, d’avoir interdit le tabac dans les lieux publics, une mesure jugée chimérique en 2006 lorsque fut effective cette décision mais qui a rendu les bars accessibles au public non fumeur, dont je suis, par un renversement des mœurs radical. De ceux qui redonnent espoir en l’homme.

Il ne me reste qu’à m’accoutumer au niveau sonore et à me convertir à la bière pour me sentir parfaitement à l’aise dans cet espace souvent surpeuplé où le public reste debout, se rassemble en grappes autour des sellettes hautes où des chopes entamées font escale et où d’autres, vides sont délaissées avant d’être prestement débarrassées par un service efficace. Chacun va et vient, passant aux pieds des praticables où, ce soir, trois musiciens se démènent pour surnager dans l’incroyable brouhaha ambiant où fusent ça et là quelques rires joyeux.

Jérôme, lui, reste campé près de la tablette qui s’est libérée devant nous et, peu familier des usages du lieu, je l’imite, restant à ses côtés pour observer les manèges. Il ne nous faut pas longtemps pour repérer parmi les regards qui s’attardent sur notre paire de quadragénaires, quasi incongrus dans cette assemblée, ceux qui engagent des jeux de séduction, avec des paupières qui se plissent et voilent en partie une prunelle perçante qui nous examine, un regard atone qui feint de se perdre au loin en nous traversant, une série de rapides coups d’un œil papillonnant qui nous picote l’échine mais qui fuit quand le mien vient en détailler pesamment le détenteur ...

Jérôme et moi échangeons un sourire entendu : le poste d’observation est parfait et la chasse à l’affût est ouverte qui nous voit immédiatement nous consacrer, chacun pour son compte, à une prospection du gibier à portée de tir.

A vue de nez, le public a entre dix-huit et trente, trente-cinq ans maximum et Jérôme et moi le devançons très lisiblement de quelques années mais … la curiosité que cela nous vaut ne semble pas dénuée d’intérêt si j’en crois l’insistance de certains regards. Les nôtres et notre évidente connivence, un coup de coude suffisant à orienter l’attention de l’autre qui tourne immédiatement la tête en direction de la cible signalée, se portent ostensiblement et uniquement sur les mecs dans cette assistance qui me paraît quelque peu délurée. Je repère un groupe de femmes qui ne dissimulent guère qu’aucune compagnie masculine ne leur fait vraiment défaut.

Les petits lapins, eux, sont moins grégaires, ce soir. Ils vont seuls ou par deux ou trois, se mêlant aux groupes d’hétéros amicaux et parfois démonstratifs ; je laisse mon regard balayer la foule qui se presse, s’étreint ou se croise en souriant aimablement. Décidément, l’ambiance de cet établissement est pour le moins cordiale et sans afféterie.

Cet assez grand jeune homme en fin de vingtaine qui baisse les yeux dés qu’il découvre que je me mets à l’observer en retour n’a rien qui le propulserait mannequin de couverture de magazine, son visage ovale et rasé de près, aux sages cheveux courts d’un châtain moyen ne le signale en rien mais j’aime cet accès de pudeur qui le fait se détourner légèrement, s’enfermant volontairement ainsi dans une contenance telle qu’elle lui interdit de nous jeter un regard même fortuit ; ses vêtements sombres n’ont rien d’extravagants mais sur un simple changement d’appui, sa petite fesse ferme s’arrondit, remonte et retrousse en vagues le bas de son discret pull marin en révélant, cachées sous la toile de ses pantalons, de solides jambes déliées et toniques. Un joli lapin rétif à qui je serais d’autant plus ravi d’apprendre de bien vilaines manières pour le bonheur de le voir suffoquer, ses paupières papillonnant sur ses yeux aux eaux troublées.

Ah ! Interpelé par sa voisine, il a tourné un peu vivement la tête et sa prunelle sombre, en venant nous balayer au passage, tressaille. Luttant contre lui-même pour ne pas s’attarder, il se reprend immédiatement mais il a imperceptiblement rosi et j’en avale ma salive en écrasant son profil sous mon regard amusé et noirci sous la barre de mes sourcils froncés ; perçoit-il bien tout ce qu’il veut lui promettre ainsi en pesant lourdement sur lui ?

Car pour ma part, je sais bien que ce sont ses hésitations même, son désir flottant qui ne demande qu’à être bousculé, autorisé qui retiennent mon attention sur ce jeune homme que j’imagine ne pas être totalement dessalé ; je me vois déjà le paralyser de mon audace, l’apprivoiser avec mille précautions, mesurer la progression de mes caresses jusqu’à lui dispenser de ces éblouissements définitifs qui feront de lui un amant reconnaissant et enthousiaste, les témoignages de sa gratitude éperdue de timide déniaisé qui, j’en suis cyniquement convaincu, constitueront un bien plaisant dédommagement de mes efforts.

Je m’en délecte par avance.

Mais, de son épaule venant se presser contre la mienne, Jérôme m’enjoint soudain de détourner les yeux vers ma gauche. L’objet de ses attentions qu’il me désigne du menton est bien différent, c’est une autre variété de petit lapin, plus petit, plus trapu voir potelé.

Plus extraverti également ! La coupe de ses cheveux très bruns, tous hérissés est moins sage, son tee-shirt flottant et bariolé moins sévère mais, surtout, il échange avec beaucoup d’entrain et force gesticulations et fous rires appuyés avec ses deux comparses qui semblent admirer son aisance volubile. Il s’est imperceptiblement décalé pour nous faire face, exactement, nous décochant de franches œillades, manifestant ainsi clairement que le jeu est ouvert avec lui. Puis, quand il tourne à nouveau le regard vers l’un de ses potes, ses pommettes remontent, comme s’il réprimait un sourire de victoire ; est-ce ainsi qu’il espère hameçonner le barbu mûr qui le zieute ?

Je connais le penchant de Jérôme pour ces jolis garçons un peu trop expressifs à mon goût, Lecourt m’a, moi, habitué à plus de réserve, du moins en public mais sans doute Jérôme incline-t-il aux amants qui extériorisent facilement ce qui, lui, l’étouffait de l’intérieur, surtout quand ils proposent de quoi remplir les mains d’un honnête homme.

Or, celui-ci semble avoir ces deux atouts dans son jeu.

Mais je ne délaisse pas pour autant totalement ma cible préférée et je ramène régulièrement mes yeux sur le lapin « ordinaire » qui m’occupe. Opiniâtres, ils finissent par croiser les siens dans un bref échange inopiné. La neutralité lointaine qu’ils s’appliquent à afficher alors m’engage à penser que ses précédents regards manifestaient plus de l’intérêt qu’une simple curiosité. Encouragé par ce que je tiens pour une confirmation, j’espère le relancer en lui décochant un franc sourire engageant, dans une tentative de dissiper tous ses doutes quand à mes fermes intentions : c’est bien lui que je projette d’entraîner dans la luxure, ce soir.

Me revient alors en mémoire la recommandation que Jean-Pierre Bacri adresse à Alain Chabat, jeune homme qui se prend pour un chien dans le film « Didier » ; c’est fou l’a-propos qu’elle peut avoir, celle-là ! J’en ris intérieurement.

- « Didier ! Tu peux pas, quand tu vois quelqu’un, tu peux pas, d’entrée, comme ça, lui sentir le cul … C’est important ça, c’est très important : on ne sent pas le cul quand on ne connaît pas ! »

N’est-ce pas exactement le sens de ces jeux de regards que nous échangeons, n’introduisent-ils pas une invitation à nous sentir le cul avant d’engager une parade plus « corporelle » ? A-t-il bien entendu que c’est exactement ce que je lui offre, lui « bouffer le cul » ? Est-ce pour cela qu’il affecte ce dédain alors qu’intérieurement, je l’imagine anticiper le vertige et en frémir déjà ?

Je ramène mon regard sur ma gauche, pour un amical soutien à mon comparse. Cette fois les larrons du ludion ont dû intercepter les échanges de regards langoureux entre Jérôme et lui car, tour à tour, ils se retournent vers nous, brièvement, avant de revenir à leurs conciliabules de conspirateurs gloussants. Sans doute encouragent-ils leur camarade qui s’essaie plus ostensiblement à quelques postures de séducteur de pacotille, peignant les cheveux de ses tempes avec ses doigts en griffes, mordillant sa lèvre humide ou regardant dans la direction de Jérôme par en dessous ses sourcils.

J’avoue redouter ces effets trop codifiés, éculés même ; ils font naître chez moi une appréhension, celle de tomber sur un de ces bibelots à l’ego vacillant et, donc, envahissant et aux ressentis incertains, qu’il faut sans cesse rassurer de quelques compliments, l’attitude convenue prenant le pas sur l’écoute et la réalité du dialogue, de la sensualité.

Cependant, à bien réfléchir, il me faut reconnaître que je ne néglige que rarement un beau cul, une orbe un peu grassouillette dans laquelle mes gros doigts s’impriment en halos blancs.

Et pas que mes doigts.

Je me penche à l’oreille de Jérôme.

- «Jette donc un œil sur ta droite maintenant.»

Mais une main s’immisce souplement dans l’interstice entre nos épaules que notre amicale complicité rapproche. Quand un réflexe – est-ce là le revers de notre bonne éducation ! nous fait nous tourner à demi, un bras se faufile dans l’intervalle qui s’ouvre entre elles ; c’est pour déposer une chope entre les deux nôtres et, au-dessus, je découvre un large sourire et deux yeux pétillants.

- « Bonsoir messieurs ! »

Amical72

amical072@gmail.com

Petit rappel concernant la loi du 10 janvier 1991 dite « Loi Évin » du nom de Claude Évin, ministre de la santé, Michel Rocard étant premier ministre de François Mitterrand, un texte qui a rendu les espaces clos aux non-fumeurs, une loi contre le tabagisme et l’alcoolisme

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