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Agriculteur | S12 La chance

1 | Antidote

Le récit de Julien

Du sauna où j’avais accompagné Cyrille, j’ai ramené, suite à sa demande appuyée, un joli garçon en début de trentaine, d’environ ma taille, brun à la peau mate, Mehdi. Nous avons rapidement trouvé à nous accorder pour des sessions torrides mais aussi dans un quotidien étonnamment fluide : il est d’une agréable compagnie. J’ai trouvé sa présence si plaisante que je lui ai offert de la prolonger jusqu’à sa reprise de poste du lundi matin.

Et bien m’en a pris.

Car il m’a alors joué un air à sa façon, très sensuel et excitant, celui du Petit Poucet devenu carnassier et tentant de circonvenir l’ogre pour le dévorer à son tour. Mais ma virilité ne se trouvant nullement flétrie d’être l’objet du désir de l’autre, j’ai eu grand plaisir à me livrer totalement à sa gourmandise pour, au final, nous rejoindre dans une jouissance simultanée et éblouissante.

Il n’était besoin que de l’écouter rire ensuite pour comprendre que lui aussi était heureux de ce temps partagé loin de ses démons qu’il avait choisi de me confier, une confession qui me semblait justement avoir été autorisée par le calme et l’apaisement de nos échanges fraternels.

Et puissamment érotiques ! Qu’est-ce qu’on s’est bien entendus au lit !

Bref ! Au matin, après une bonne nuit, on a tous les deux bondi hors du lit, on s’est douchés, préparés, on a déjeuné puis on s’est brassés.

- « Tu connais la route maintenant alors n’hésite pas à me rendre visite ... »

Il a souri poliment et opiné du chef puis il est parti sans mot dire et je reste planté là, avec comme un bouquet de fleurs dans les bras. Cette gerbe de couleurs heureuses fait imparablement naître ce sentiment de la permanence des choses, quasiment d’éternité, dont je sais bien qu’il n’est, lui, qu’une illusion à quoi on aspire et qui nous enivre.

Mais ce sentiment en arc-en-ciel coloré constitue également le sel de l’existence, la raison pour laquelle elle vaut vraiment d’être vécue. J’écoute mon cœur fredonner et sa chanson me porte.

Alors je suis allé chercher mon petit cheval au pré et je l’ai ramené aux Chênaies pour le panser, le harnacher et le monter. Il trépigne d’une joyeuse impatience toute accordée à mon humeur et nous embarque tous deux pour un long galop plein du bonheur d’être à la vie. Or justement, cette fine entente avec cet animal participe de cette joie. La variété de ses réactions aux indications de mes aides, selon ses propres humeurs, ses propres envies, tantôt généreux, tantôt enclin à une pusillanimité qui me fait devoir le soutenir, transforme chacune de nos sorties même brève en dialogue original, en conversation singulière avec ses frictions et ses communions. Comme ce matin où il semble que nos deux baromètres s’accordent sur une liesse sans nuage.

Au retour, je l’ai soigneusement pansé, douché, lui ai octroyé une « récompense » plutôt qu’une ration avant de le relâcher au paddock où, évidemment, il s’est complaisamment roulé dans la poussière. Comme il se doit. Mais rien ne saurait gâcher le bleu du ciel.

Puis, ayant vu que les fenêtres de la grande maison étaient largement ouvertes, je suis allé y retrouver Monique. De la pointe du pied, elle interrompt le ronronnement de l’aspirateur, me regarde approcher un sourire aux lèvres. Je la prends dans mes bras, l’embrasse comme du bon pain et, d’un sec raidissement des reins, la soulève un instant du sol. Suspendue, la mère !

Elle crie, me chasse d’un coup de torchon mais ses yeux rient. Puis elle m’entretient de diverses dispositions pratiques, m’informe que Lecourt rentrera en fin d’après-midi mais qu’« elle », reviendra plus tard ... Puis elle pose sa main sur mon avant-bras.

- « Tu surveilleras les ronces dans les bouchures pour aller me cueillir des mûres comme chaque année. Tu sais que je préfère les premières, si je veux que ma gelée prenne. »

Je feins d’en être accablé, je dodeline de la tête tel un métronome hébété, les yeux levés au ciel, elle me pince la joue entre pouce et index, l’air faussement courroucé.

- « Mais regardez-moi ce garnement qui me manque de respect. Toi, tu as l’œil brillant de celui qui a fait des bêtises tout le week-end … et qui en est fier, qui plus est ! »

Mais la sévérité du ton employé ne parvient pas à couvrir la mansuétude du regard de cette femme sans enfant qui m’a accueilli dés mon arrivée aux Chênaies et a pris soin de moi toutes ces années, en vertu d’une délégation tacite de ma propre mère avec qui elle échange régulièrement des nouvelles. Femmes gardiennes des liens, familiaux et sociaux, vous m’étonnerez toujours d’être informées du plus infime évènement matériel conditionnant nos vies quotidiennes quand je suis, moi, plutôt tourné vers demain et au-delà, au nom d’une admirable complémentarité dans la distribution des rôles.

Je souris car je sais bien que rien de ce qui se passe alentour n’échappe à son regard attentif et perspicace mais qu’elle n’en dira rien de plus.

Elle secoue mon bras.

- « Et n’oublie pas les mûres ! »

Alors je suis parti travailler aux champs, réservant les tâches aux Chênaies pour la fin d’après-midi dans l’attente de retrouver Lecourt. Il faut s’assurer de mille choses avant de rapatrier les animaux qui ont passé l’été au pré pour les préparer aux présentations de l’automne. J’en suis à vérifier les rubans de clôture et les isolateurs quand je le vois approcher, sourire aux lèvres.

Il a opté pour sa « tenue de campagne » fidèle au pantalon de travail et à la chemise aux manches enroulées aux coudes, enfilée sur son sempiternel maillot côtelé. Ses avant bras moussent de poils dans la lumière. Mains aux poches, sa démarche est légèrement balancée, comme si la glèbe tentait désespérément de retenir ses semelles. Cheveux et bouc sont fraîchement et impeccablement taillés courts, les tempes et les poils du menton ont blanchi, ses yeux pétillent et illuminent son visage hâlé.

Je lui trouve fière allure, à ce beau mec mur ! Chaque fois qu’on se retrouve, mon cœur fait un bond dans ma poitrine, mêlant le miel de notre complicité immédiatement reconnectée aux épices de la clandestinité, même si celle-ci est largement éventée. Ce que je lis dans ses yeux m’invite à penser qu’il en est de même pour lui. Pourtant il n’y a pas d’effusion, juste une brève pression de sa main sur mon épaule.

- « Salut Julien ! Tu as l’air en forme. »

- "Merci, toi aussi."

Voilà, c'est tout!

Puis je l'ai invité à rejoindre le camion dans lequel j'ai préparé tout le nécessaire pour aller chercher les animaux que nous souhaitons rapatrier. C'est notre façon d'être "ensemble", dans l'action commune, coordonnée d'instinct, sans mots superflus, construite au fil de ces années.

Les bêtes sont approchées, licolées et embarquées dans le calme. Je suis particulièrement fier d'une grande pouliche de deux ans dont la longue encolure rouée porte une tête fine et expressive avec ses longues oreilles mobiles. Son dos droit, ses aplombs et ses allures enlevées en font à mes yeux un sujet prometteur et Lecourt, qui ne l'a pas revue d'un moment, valide sans réserve mon jugement, me laissant entrevoir quelques prix dont, fièrement, nous clouerons ensemble les plaques sur nos portes.

Monique nous attend pour le dîner, elle tient à nourrir elle-même "ses deux hommes" comme elle se plaît à dire. Quand elle est dans la grande maison, elle ne s'asseoit pas à table, elle est "au service" et vaque inlassablement, comme une butineuse, veillant à ce qu'avant même qu'il soit formulé, chacun de nos besoins trouve immédiatement sa réponse à portée de main.

C'est une tradition et, aujourd'hui, elle peut paraître archaïque mais Monique, debout, tire une immense satisfaction de nous contempler, assis devant elle, nous régaler de son ragout patiemment mijoté, savamment assaisonné, prenant nos claquements de langue pour autant d'hommages rendus qui nous laissent redevables. Puis, une fois le plateau de fromage et la corbeille de fruits posés devant nous, elle nous salue et nous laisse terminer le dîner en tête à tête.

Quand la lame de nos couteaux de poche claque, nous nous levons et débarrassons la table puis, d'un pas tranquille de compères, nous prenons le chemin des paddocks où nous avons installé les chevaux. Accoudés côte à côte, nous les examinons, jugeant du ventre de celle-là, des aptitudes de cette autre, formant des projets pour ce troisième. Je reprends appui d'une main sur la lice de bois et je pèse pour renvoyer mon épaule vers le haut et me redresser.

- "Tu viens."

Le ton est neutre, ni ordre, ni question. Il se redresse à son tour et me lance juste un regard rapide et indéchiffrable, ainsi qu'à son habitude, mais celà suffit pour accélérer mon pouls. Tranquillement, il m'emboite le pas.

Et aussitôt, mes oreilles bourdonnent. Après l'initiation du puceau Cyrille, l'inespérée parenthèse joyeuse du week-end avec Mehdi, la vie m'offre de serrer dans mes bras celui avec qui je tisse une tendresse constructive depuis plus de vingt ans.

Certains me reprocheront une légèreté d'écervelé qui papillonne, une inconstance voire une tromperie. Je sais, moi, que je ne trahis personne puisque je tiens ouvertement chacun exactement à sa juste place. Je ne fais rien d'autre que profiter de chacune des joies que réserve l'existence à ceux qui savent les cueillir et s'en réjouir ; mieux! Il me semble qu'elles viennent désormais s'offrir à moi, que je les attire comme autant d'antidotes pour consoler de toutes les frustrations, les combats, les maladies et leurs douleurs, la vieillesse et la fin qui nous attendent.

Tous.

Être "pédé" comme ils disent, ce tumulte au départ totalement illisible aura été au final une grande chance pour moi, m'obligeant à clarifier mes ressentis, à poser des mots clairs sur ce que je suis, sur mes aspirations, fondant mes certitudes, à élaborer mon propre projet de vie en m'ouvrant la voie vers la liberté et l'émancipation.

Et celui que j'enlace et embrasse maintenant est celui avec qui j'aurai su tracer ce difficile chemin vers moi-même.

Amical72

amical072@gmail.com

* "Un bouquet d'fleurs à la main, il connaît l'chemin, il avance de bon coeur Où va donc cet humain qui croit qu'on est dimanche ? En vue d'assouvir quel désir / Qu'attend donc cet humain qu'est fait pour le plaisir ? » Maxime Le Forestier chante cet homme au bouquet d’fleurs

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