Doux rêve – Le récit de Julien.
« Le réel est étroit, le possible est immense. » Alphonse de Lamartine (1790/1869) « à lord Byron » extrait du recueil « méditations poétiques » (1820)
C'est un vague profil, égratignant à peine mon champ de vision juste à sa périphérie, pas même une silhouette complète et, pourtant, il me cingle l'oeil et me tire de mon engourdissement tel un électro-choc.
C'est un angle, une courbe, un galbe.
C'est comme une trace entraperçue qui réveille brutalement mon instinct de pisteur en sommeil ; ma torpeur s'évanouit, mon attention se concentre, mon dos se redresse, mon oeil s'aiguise, balaie les alentours et se fixe.
Non ! Je rêve ?
Moulé dans un pantalon de vilaine toile noire étirée par deux mains aux poches, à hauteur de mes yeux, trois pas devant moi, a surgi un cul, mais un cul ...
Je n'en crois pas mes yeux : rebondi, opulent, en un mot : extraordinaire.
Calme-toi, Julien, calme-toi. Fais comme si de rien ... Je balaie les alentours d'un regard que je m'efforce de rendre atone avant de céder à cet aimant irrésistible et revenir le fixer sur ce fruit charnu, cette incroyable calebasse.
L'homme s'est tourné de trois quarts vers l'assistance et me donne à voir son profil, la ligne souple du dos et, en dessous, un brusque ressaut amorce ce globe soutenu par le triangle évasé de la cuisse. Le bouton fermant la poche plaquée pointe vers le haut sur la rondeur qu'on dirait un mamelon. Le voyageur romantique du XIXème parlerait d'un "cul de nègre" si on pouvait encore utiliser cette expression évocatrice aujourd'hui sans se faire copieusement insulter sur les réseaux, mais là, seul le pantalon est noir, tendu, plaqué sur les formes convexes, froissé ailleurs, aux jointures. Son propriétaire, lui, a la peau claire et le cheveu très brun. Il est grand, sans doute plus que moi, et solide si j'en crois l'arrondi de la large épaule habillée d'un tricot rustique en côtes anglaises.
A l'appel de son prénom, - j'ai distingué "Guillaume" dans le flot de paroles de présentation- il avance dans la lumière du vidéo projecteur. Toutes les têtes se dirigent vers lui, la mienne le suit déjà. Démarche un rien balourde dans un balancement de tout le corps, il salue la salle d'un signe de tête, sourit de façon un peu contrainte en ce début de prise de parole :
-" Bonjour, je m'appelle Guillaume, c'est moi qui ai conduit le chantier ..."
Dans cette salle de la coopérative, nous sommes une douzaine de producteurs céréaliers, assis derrière des tables disposées en U, face à l'écran, à écouter le président expliquer en introduction que la vétusté des installations a rendu nécessaires des travaux sur les silos, travaux que nous avions précédemment validés. J'ai répondu présent à l'invitation un peu par habitude, pour garder le lien. Mais jusqu'alors, je suivais distraitement, perdu dans mes propres pensées.
Et puis ...
-" Bonjour, je m'appelle Guillaume, c'est moi qui ai conduit le chantier ..."
Guillaume est grand, visiblement athlétique, brun. Tonique et avenant aussi. Il a, quoi ... trente ans? Sa barbe courte est soigneusement taillée en collier. Son visage au nez droit est également agrémenté d'une courte moustache et d'une mouche fournie sous la lèvre inférieure. La peau de son front est pale et très lisse, il est haut, creusé de deux golfes profonds entre lesquels un toupet de cheveux s'ébouriffe, leur aspect déjà filasse ouvre à l'imaginer plus dégarni dans un futur proche mais ils semblent ne pas compter de fils blancs. Des lunettes à fine monture de métal arrondie protègent deux vifs yeux marron grillé qui vont de l'un à l'autre dans l'assistance.
Tout en expliquantGuillaume sourit. Largement, maintenant. De belles lèvres charnues et profondement chantournées qui s'ouvrent sur de hautes dents étroites, très blanches, régulièrement alignées. Sa voix calme et posée le fait apparaitre disponible à l'assistance.
L'entassement des larges dos de morses avachis devant moi me dissimule en partie ... dissimule juste la partie de son anatomie qui a si vivemment retenu mon attention. Je me coule hors de ma chaise, fais un pas de côté et me redresse, m'appuyant de l'épaule à la paroi pour prendre une série de photos de la présentation en cours. Guillaume me tourne le dos et masque en partie les diapositives projetées ? C'est parfait, j'ai juste ce que je voulais dans mon viseur. Pleine lune et quelle lune. J'en suffoque. Qui ne songerait à pointer son télescope vers un tel astre?
Son pull verdatre se soulève quand Guillaume tend le bras, emportant la chemise et, au-dessus de l'infame pantalon frippé porté sans ceinture et à la coupe trop étroite pour sa généreuse plastique, apparait fugacement une fine bande de la peau blanche sur sa hanche. J'imagine sa douceur laiteuse.
Sous le tissu, la cuisse se prolonge par un mollet charnu et se termine par un grand pied chaussé de bottines de cuir graissé à semelle crantée. Pointure 44 / 45 à vue de nez. Ainsi, le garçon est-il solidement campé sur ses appuis et quand il avance le buste, basculant son poids d'une jambe sur l'autre, sa fesse se contracte et remonte. Sphé-érique ! Mon imagination s'envole pour une série de looping renversés. Vertige garanti.
Guillaume a changé de côté, pour désigner du doigt les parties du plan projeté qui lui étaient inaccessibles. Il remarque ma présence, debout, à l'écart et me lance un sourire. Aimable garçon attentif à son auditoire.
Il a des mains trapues aux doigts courts, aux ongles carrés. Des mains capables de se refermer sur l'outil comme des pinces. Parfait pour brandir un de ces gros cierges de procession. Tiens, il ne porte pas d'alliance ; il souffle comme un vent de possible dans ma tête. Je me résigne à regagner discrètement ma place assise, à demi dissimulé par mes collègues. Je vérifierai mes clichés plus tard. Fin de l'exposé, pas de question. Je reconnais bien là les paysans bourrus qui esquivent toute prise de parole en public.
En revanche, autour du buffet de charcuteries et de fromages, Guillaume se retrouve assailli. Juste ce que j'espérais d'embouteillage pour pouvoir l'approcher et, au prétexte d'attendre patiemment mon tour, le reluquer à loisir. Sa coupe de cheveux doit dater de quelques jours et les petits cheveux repoussent dru sur sa nuque, dans son cou. En revanche, le col rond de son pull interdit au regard de plonger plus bas que sa pomme d'Adam à l'arête marquée et me laisse tout ignorer de la pilosité de son poitrail athlétique mais le dos de ses mains qui, du geste, soutiennent ses arguments parait glabre. Ne pas tirer de conclusion hâtive, les fourrures de l'homme sont imprévisibles. Frisson de l'inconnu.
Il se retourne et, pendant un instant, mes yeux s'arrêtent pour un nouveau point de vue en surplomb de ses superbes fesses, puis je les relève, gardant mes poings serrés et enfoncés au plus profond de mes poches en me laissant aller à rêver à cette belle viande rouge. Car ce n'est pas un de ces postérieurs pâles et maigrichons, ni rebondi mais adipeux, non !
Quelle discipline sportive a-t-elle bien pu lui forger ce pétard d'enfer et ces lourdes cuisses dont mes mains, habituées à cerner et à contenir, appréhendent déjà, dans le silence obscur de mes poches, les formes et la masse, serait-ce le cyclisme sur piste ou le patinage de vitesse? Il me semble sentir mes mains se contracter pour ramener souplement à moi ces puissants cuissots, sur ma cambrure de brise glace qui fend nonchalament ce fruit mûr.
Voilà que, serviable, il se tourne à présent vers moi, avec un sourire et un regard plein de gentillesse. Sans que je puisse discerner autre chose que celà !
Je m'en vois totalement désarmé.
Je rassemble en hâte dans ma tête quelques bribes entendues au cours de sa péroraison pour l'interroger sur les caractéristiques des nouveaux moteurs de ventilation et il répond simplement, sans afféteries, conclut par un sourire où je ne peux lire qu'une désespérante innocence puis pirouette à mon opposé, basculant d'un pied sur l'autre, en quête d'une nouvelle question, m'offrant une ultime fois l'émerveillement du panorama sur son abondant fessier ferme, la fluide transmission de la ligne convexe d'un hémisphère à l'autre de cet obsédant univers avant que le retour d'un vestige de décence ne m'oblige à m'écarter. A regret.
Mais il me faut reprendre souffle.
J'ai ensuite fait le tour de l'assemblée, saluant d'un coup de menton celui-ci, d'une tape à l'épaule cet autre, d'une virile poignée de main un troisième. Puis je quitte les lieux, comme rassasié par cette vue splendide et cette abondance ; finalement sans aucun remords.
J'emporte avec moi une image qui illuminera ma journée, une vision joyeuse comme l'est la trouvaille fortuite d'un trésor, une suffocation surprise, fascinante comme une apparition inaccessible, précieuse aussi : celle d'un doux rêve que je caresse en secret, une provision d'émerveillement pour les moments de disette terne et grise.
Bah ! S'il s'est vraiment aperçu de quelque chose, Guillaume ne manquera pas de bonnes volontés pour lui apprendre qui je suis et d'où je viens. Et si jamais, par miracle, la fine mouche souhaitait donner suite, je l'attends. De pied ferme.
Pour prolonger ce récit :"Dans un sommeil que charmait ton image / je rêvais le bonheur, ardent mirage" une chanson de Gabriel Fauré interprêtée par Sabine Devieilhe accompagnée au piano par Alexandre Tharaud : après un rêve.
Que pensez-vous de ce mirage qui émerveille un instant Julien ? Remarques, suggestions, questions … merci de m’en faire part, je m’efforcerai de répondre au plus vite à chacun d’entre vous.
Vous pouvez retrouver Julien et suivre ses aventures dans la série « Agriculteur »
Amical72
amical072@gmail.com
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