Chapitre 1 | Aveuglement
Le récit de Julien
Je regarde Arnaud travailler sous le hangar du matériel, en appui sur le bras gauche, penché sur l’outil et, dans la main droite une clé qu’il tourne en puissance, pesant de son dos solide, de ses larges épaules d’homme quadragénaire. Sa courte tignasse drue et indisciplinée a de chauds reflets roux.
Il est arrivé aux Chênaies, envoyé par les Compagnons et, avec cette référence, je n’ai pas voulu être indiscret en le questionnant. Il avait pour lui ses antécédents agricoles de producteur de légumes de plein champ dans le Nord avec son sens des machines et sa connaissance de la réalité du travail, dur, exigeant et exposé aux aléas du climat.
Il a dit « divorcé, deux enfants » puis ses yeux bleus se sont un instant enfuis dans un lointain antérieur et il a ajouté « ils sont grands, ils ont repris l’exploitation avec leur mère » avant de replanter ses prunelles claires dans les miennes. J’ai pris ces déclarations pour argent comptant, sans m’interroger plus avant sur lui. Pour moi, il était hétéro ! Point final.
Sa motivation, que j’imaginais douloureuse à la vue de ce que je savais de son parcours, et l’urgent besoin d’une paire de bras ont achevé de me décider.
Il m’a donné toutes satisfactions car, en plus de ses compétences, c’est un homme agréable au quotidien et qui sait sobrement transmettre remarques et observations, ce qui est toujours utile. Alors, j’ai fait de nouveau appel à lui ; il était disponible, il est maintenant salarié et occupe la maison qui a été la mienne.
J’ai traversé la cour et me suis approché sans qu’il interrompe son travail. Je pose une main à plat dans son dos et, de l’autre, je retire souplement la clé de la sienne puis je contourne l’outil agricole et me campe, face à lui, un peu embarrassé.
– « loin de moi l’idée d’exiger que tu dévoiles des éléments intimes que tu souhaites garder pour toi, Arnaud, mais, après ce que tu m’as dit hier, tu te dois d’éclairer ma lanterne, tu ne crois pas ? »
Il a un vif haussement d’épaule conjugué avec un … est-ce un rire ou un soupir ? Bras ballants, il garde les yeux baissés. La lumière joue dans sa barbe blonde aux reflets dorés, pas rasée de deux jours, et je note, à ce moment, le dessin triangulaire de sa mâchoire.
- « j’étais marié, puis, un jour, je me suis avoué que je suis … … » Il coupe ce silence d’un ton péremptoire : « mais on nous a surpris … et j’ai tout quitté !»
- « Arnaud, regarde-moi, s’il te plait ! »
Il relève les sourcils en plissant le front, dévoilant ses yeux douloureux, les écarquillant comme s’ils étaient entourés d’une peau plus claire, aux reflets bleutés, griffée du blanc de ses petites rides étirées.
- « Arnaud, tu es beaucoup de choses : tu es un homme, tu es un paysan, tu es compétent … mais peux-tu nommer cet aspect de toi dont tu me parles ? »
Il relève son menton, son ton est sec, ses lèvres ne forment plus qu’un trait étroit.
- « Je suis pédé. »
Puis, après un court blanc : « comme vous ! Faut pas croire … ça cause et je savais parfaitement où j’allais en venant ici. »
Il a pointé le sol du doigt et gardé son regard d’un bleu soudain dur sur moi. Je croise mes bras sur ma poitrine en riant. Il parvient donc à en parler ! Et il y a, dans la véhémence qui gonfle les veines de son cou, un effort sur lui-même qui me le rend touchant.
- « moi, je préfère dire GAY, ce qui nous épargne le poids des insultes et de la haine dont est lesté l’autre mot. » Je lui tends son outil : « arrête ça un moment. Je vais nous préparer un café. »
Il est entré dans la cuisine après s’être lavé les mains ; manches roulées, il a encore les avant-bras humides. Il s’est assis devant un des deux mazagrans*1, en appui sur ses avant-bras à plat, tête baissée. Je pose la cafetière sur la table et m’assois en face de lui, de trois-quarts sur ma chaise.
- « tiens, sers-nous ! »
Je le regarde verser, sa seconde main, forte, aux doigts courts, aux ongles carrés écrasant le couvercle, ses bras couverts de poils fins presque blancs, les mêmes qui s’échappent de son col ouvert. Mais il garde la tête baissée.
- « Dis-moi, Arnaud, tout va bien pour toi, ici ? Tu t’accommodes du sort qui t’es fait ? »
Il n’a pas répondu mais il a vigoureusement approuvé d’un signe de tête et s’est imperceptiblement redressé. J’ai alors volontairement adopté un ton hésitant : « dis-moi … » pour évoquer le programme des moissons à venir, comme pour quêter son avis sans le lui demander, … à la façon de Lecourt, pensé-je, rigolant en mon for intérieur.
Et ça a marché ! Il a repris le fil, me livrant ses observations prudemment, revenant progressivement en face à face, s’animant quelque peu, … tel que je le connais ! Réservé mais professionnel ! Et je réalise soudain que je ne lui ai accordé jusqu’alors qu’une attention distraite et circonscrite au boulot tandis que je vois ses joues, ponctuées de discrètes taches de son, se colorer légèrement sous le poids de mon regard, avec la retenue d’un adolescent embarrassé. Comment ai-je pu être aveugle à ce point ? Il se risque maintenant à un timide sourire. Charmant.
Café bu, on se lève, on débarrasse et on se dirige vers la ferme. Mais quand il pose la main sur le bec de cane pour franchir la porte, je tends le bras pour bloquer le vantail.
- « Au fait, ta proposition d’hier tient toujours ? »
Mais qu’est-ce qui me passe par la tête ?
C’est simple, « J’AI ENVIE DE CE MEC*² »
*1 Le saviez-vous ? Mazagran, une bataille au bon goût de café « allongé ».
*² Déterminé à surmonter tous les obstacles car, comme chante Higelin, « je veux cette fille »
Amical72
amical072@gmail.com
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