1 | Savoir se retenir – Le récit de Julien.
Jérôme et moi avons emmené les deux garçons au cinéma voir « Le petit Nicolas ». Autant dire que nous étions sans doute plus motivés qu’eux pour voir ce film tendre et délicieux mais totalement désuet, image d’une autre époque que nous-mêmes n’avons pas connu mais qui a alimenté nos enfances en figures de légende. Pour autant, à la sortie, les questions fusent, montrant que, comme avec les contes de fées intemporels, certaines situations, certains rapports ont été parfaitement déchiffrés par les jeunes garçons.
Soudain, Jérôme regarde sa montre.
- « Zut ! J’ai promis à leur mère de lui ramener les enfants de bonne heure ! »
C’est alors la course pour rejoindre la voiture. Je me trouve embarqué sans plus y réfléchir.
Sitôt le véhicule stationné devant le pavillon voilà que, libérés des ceintures qui les entravaient, les deux garçons courent à l’intérieur en criant de joie. J’aide Jérôme à rassembler leurs affaires et il se dirige vers l’entrée au moment même où une jeune femme mince à cheveux châtains coupés court, vêtue d’un jean et d’un fin cardigan couleur rouille apparaît dans l’embrasure. Jérôme marque un arrêt, la salue d’un signe un peu sec de la tête puis, à son invitation, entre avec son fardeau de sacs et de vêtements.
Elle s’est nettement effacée pour le laisser passer, glissant les doigts de sa main droite dans la poche arrière de son pantalon dans un mouvement gracieux, son regard balaie les alentours … et moi-même, qui reste piqué comme un cierge devant la portière, à quelques pas.
Elle a esquissé un pas pour rentrer puis elle se ravise, retourne la tête dans ma direction et, cette fois, m’envisage ostensiblement de la tête aux pieds.
- « Vous êtes le fameux Julien, je suppose. »
Une voix calme, un joli timbre, une tessiture de contralto, qui ne manifestent rien d’autre qu’une politesse élémentaire. Elle répond à mon signe d’assentiment par un murmure qui siffle.
- « Je vous déteste d’être venu jusque là. »
Je sens instantanément mes épaules s’affaisser sous l’accablement, non que j’espérais être le bienvenu, on s’en doute, mais de voir cette femme que je sais pourtant intelligente ainsi m’imputer la responsabilité d’une situation dont seul le hasard m’a fait un des protagonistes.
Elle fait un demi-tour sur elle-même, amorce un pas vers la porte. Puis elle s’immobilise, gardant le regard braqué vers l’intérieur de la maison.
- « Non, attendez ! »
L’ordre a claqué et m’a immobilisé. Après quelques secondes, elle reprend, mezzo voce.
- « Je sais aussi que vous l’avez … accompagné, apaisé. Je connais son côté impulsif, sa capacité à trancher dans le vif, alors je redoutais … un geste définitif, une coupure radicale. »
Elle a cassé sa nuque, semblant fixer quelque chose au sol, peut-être un objet flottant à quoi s’accrocher pour espérer réchapper au naufrage.
- « J’ai besoin … Je ne veux pas … Nos deux enfants, nous les avons faits ensemble, je ne veux pas qu’ils grandissent privés de leur père. »
Percutant le long silence qui suit, la silhouette de Jérôme roulant des épaules envahit soudain le couloir. Il s’arrête sur le seuil, paraît se figer et marque ostensiblement le pas de côté nécessaire pour le franchir, écartant de la sorte tout risque de frôler la jeune femme. Une fois rétablie la distance de sécurité entre eux, du pouce par dessus son épaule, il désigne l’intérieur derrière lui.
- « Voilà, tout est remis en place. Bonne soirée. »
Il la salue d’un signe de tête, approche d’un pas martial, s’installe au volant, moi à ses côtés. Il démarre, roule en silence, ses yeux ne quittent pas la route …
- « Vous vous êtes parlé? »
Je module d’une moue.
- « Salués de loin, tout au plus. »
Nous poursuivons le voyage sans qu’un mot de plus ne soit prononcé.
Dans cette tension palpable entre ses deux êtres aux chairs aujourd’hui à vif, je ne veux rien moins qu’allumer des querelles. La plus infime maladresse, le moindre malentendu pourrait voir s’écharper irrémédiablement ces deux forts caractères. Mus par le réflexe vital d’essayer d’échapper à la souffrance qui les transperce, chacun en imputerait aveuglément la responsabilité à l’autre pour s’en dégager et ils seraient alors impitoyables, à la hauteur de leur douleur.
Or je sais que les blessures narcissiques infligées à l’autre dans ces moments de bouleversement affectif laissent des blessures indélébiles. Ce pugilat ne pourrait se conclure qu’au détriment des enfants qui deviendraient témoins et enjeu, pour eux, la pire des attributions.
C’est pourquoi je garde mes réflexions pour moi.
Mais il m’aura suffi de croiser Béné, cette belle femme drapée dans sa douleur et sa dignité, pour mieux mesurer le déchirement de la rupture et comprendre l’acharnement que met Jérôme à se convaincre d’avoir fait le bon choix de vie.
Amical72
amical072@gmail.com
* René Goscinny et le dessinateur Jean-Jacques Sempé sont les pères du héros du film (2009) le petit Nicolas
* « Je suis ta petite erreur, ta vraie lacune/ Ta folie d'un quart d'heure, ton infortune/ L'incident de parcours, la vraie galère/ Celui qui donne à l'amour un goût amer » Arthur Le Forestier (le fils de Maxime) interprète L’amour amer
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