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19 | Accommodation – Le récit de Julien
Jérôme s'est tu.
Perdu dans ses pensées, il garde les yeux baissés.
- " Tu imagines bien qu'avec ce genre de confidences, Joris ne faisait que relancer sans cesse la machine à fantasmes ; nous n'avons guère dormi de la nuit !"
Il est secoué par un rire de gorge.
- "Heureusement, nous n'étions pas de service de lever. La journée s'est déroulée un peu sous pilote automatique puis, peu avant dix-sept heures, le chef de service est passé pour nous rappeler le roulement pendant le pot de départ de Joris.
Voilà, c'était bien son dernier jour, j'avais oublié qu'une ou deux semaines auparavant, une cagnotte avait circulé à son intention. La directrice l'a félicité pour son implication dans la vie de l'établissement pour son premier poste, il a dit quelques mots en rougissant, annonçant que, dés le lendemain, il partait poursuivre sa carrière dans les environs de Toulouse, puis il est passé trinquer avec chacun d'entre nous et j'ai eu droit à un large sourire à fossettes et à un regard pétillant, un message silencieux adressé à un complice.
C'est étrange, j'ai l'impression de quelque chose d'inabouti, d'une rencontre manquée car nous nenous sommes pas retrouvés dans les mêmes dispositions en même temps ; jamais en phase, nous n'avons fait que nous croiser. Je l'ai observé ensuite, un des éducateurs techniques semblait d'ailleurs très empressé auprès de lui. J'ai guetté un moment où il était seul pour aller le saluer, lui dire au revoir et lui souhaiter une bonne continuation. Puis je suis rentré me coucher."
Il rit.
- " Ce genre de nuit épuisante n'est plus dans mes habitudes."
Il a relevé ses yeux dans les miens pour un échange silencieux, un questionnement joyeux autant que grivois auquel je réponds frontalement.
- " Tu sais, moi, ce soir, comme chaque soir depuis près de vingt ans, je serai aux Chênaies, disponible. Je n'ai pas prévu de partir, ni pour Toulouse, ni pour nulle part ailleurs."
Il opine gravement comme s'il avait voulu s'assurer de ma constance puis il détourne vivement la tête en plissant les yeux, comme préoccupé par une pensée soudaine.
- " C'est surprenant qu'il ne soit pas revenu te voir ..."
Ce n'est pas vraiment une question alors, face à ce Jérôme qui a le sentiment valorisant d'avoir été choisi comme l'interlocuteur privilégié, le confident, je renonce à le détromper ; à quoi bon gâcher ses souvenirs par des questions qui ne pourront, désormais, que rester sans réponse puisque Joris est parti.
Car le récit par le menu de ses initiations n'a pas éteint mes préventions à l'égard de ce garçon, ni dissipé ce je ne sais quoi qui me retient. Je peux me tromper mais il ne me paraît pas complètement réconcilié avec lui-même, il me semble qu'il vit encore sa prétendue disgrace, mais également la singularité qui nous est commune, comme une injustice qu'il doit combattre et réparer. Ce conflit interne l'incline à la tactique, au calcul et à user des autres comme autant d'instruments de revanche et, ce faisant, il n'a pas encore trouvé comment emprunter la voie du détachement et de l'apaisement.
La distance qui lui permettra vraiment de prendre l'autre en considération.
Mais l'espoir reste de mise, il est jeune ... et je le crois tenace.
Je fais la moue, élève les sourcils dans un signe d'ignorance soigneusement ambigu et Jérôme, lui, retrouve un large sourire tranquille.
- "Qu'est-ce qu'on mange?"
Je le regarde s'activer à mes côtés en cuisine et je constate combien il a changé ; ce n'est plus le Jérôme aveugle, désorienté et écorché vif que j'ai recueilli un soir, ivre mort et qui s'est raccroché à moi comme à une planche de salut. Il n'est pas, bien sûr, métamorphosé, il n'a pas, loin s'en faut, LA réponse à chacune de ses questions existentielles, bien sûr que non !
Mais il a maintenant assimilé qu'il est gay, il en a fait une des composantes naturelles de sa vie, la réorganisant dansun complète accommodation, retrouvant équilibre et autonomie pour envisager désormais sereinement l'existence.
Mon regard sur lui s'en trouve changé et ... me libère d'une forme de vigilance. Je m'approche et passe mon bras sur son épaule.
- " Sais-tu que tu fais un pédé tout à fait présentable, désormais ?"
Il hausse les épaules, lève les yeux au ciel comme excédé par un propos insane mais je SAIS que mon compliment le touche, parce qu’il a lui-même conscience du poids qui a glissé de ses épaules, qu’il en est plus léger et se sait plus solide.
Désormais ouvert au bonheur.
Amical72
amical072@gmail.com
* J'ai voulu clore cette 16ème saison par une musique qui me bouleverse, à vous de juger ( de juger si elle vous touche ou pas, je ne vous invite à juger ni cet air, ni mes goûts, les choses et les autres existent en dehors de chacun de nous ! Rire.
"Dans le coeur des amants, l'amour se mêle de flammes et de gel" Pour ceux que les polyphonies de Monteverdi séduisent, Elam Rotem, contre-ténor interprète un extrait du "Lamento della Ninfa/ complainte de la nymphe" : Amour
Lors de cette digression, nous avons découvert l’itinéraire de Joris, qu’en avez-vous pensé ?
Suivez-vous encore ? Toujours avec intérêt ?
C’est avec grand plaisir que je lis vos remarques, vos questions, vos suggestions, vos encouragements, vos propres souvenirs. Tout cela constitue un carburant qui me permet de poursuivre ce récit et, parfois, l’alimente. Croyez bien que je les apprécie ...
Exprimez-vous ! Merci à tous ceux qui l’ont déjà fait, certains l’ont même refait. Je m’efforcerai de répondre à chacun d’entre vous aussi rapidement que possible.
La saison 17 est annoncée et promet de revenir aux aventures de Julien. A suivre / A bientôt
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