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13 | Ton âme frère – Le récit de Julien.
Nous avons dégusté le gratin en silence, la couche supérieure de fromage grillé et, en-dessous, les penne fondantes baignées de crème liquide et parsemées de lardons fumés préalablement dégraissés. Bonjour les calories !
Nous avons poursuivi avec les pommes d’abord caramélisées puis confites servies encore tièdes accompagnées d’une boule de glace à la vanille et, repu, je suis adossé à ma chaise, patient. Je regarde Jérôme qui, du dos de sa cuiller dessine des arabesques dans les reliefs de crème qui nappent le fond de son assiette, concentré.
J’attends.
- « Je suis toujours un homme en colère, Julien. »
Il relève brièvement les yeux dans les miens, les abaisse, reprend.
- « Je m’appliquais aveuglément à être un bon mari et un bon père mais, de temps à autre, un verrou sautait et je partais dans une errance dont je ne gardais qu’un seul souvenir, oppressant, celui du vertige sans cesse grandissant qu’entraînaient mes dérapages, un gouffre effrayant s’ouvrait sous mes pieds.
Et puis, un matin, au lieu de me réveiller seul et hagard, retrouvant peu à peu mes esprits, un homme est encore là, obstinément présent, concret, mais également attentionné, chaleureux. C’était toi, Julien Bonnet et ta posture comme ton visage de témoin ne quittaient plus mes pensées. Alors je suis revenu vers toi et nous avons fait l’amour, avec fougue mais aussi avec attention et respect et j’ai immédiatement compris que là se trouvait la voie d’une réconciliation avec moi-même. J’ai fait beaucoup de chemin depuis ce jour-là, pourtant ... »
Il a relevé son visage sans me regarder, les sourcils froncés comme pour une réflexion délicate.
- « Pourtant, il y a toujours ce sentiment d’étouffement qui par moment me submerge et alors … je fonce, tête baissée, droit dans le mur, comme si m’étourdir, me fracasser était la seule réponse que je connaisse. Pourtant, je sais que cette suffocation est un symptôme, que chercher à m’écrabouiller n’est réduira pas la source mais je suis encore déboussolé. Je me sens vide et inutile, un supplétif cantonné sur le banc de touche.
Or, quand tu as fondu en larmes dans mes bras après que Mehdi t’a quitté, face à ta détresse d’homme abandonné, j’ai ressenti plus qu’une proximité, une similitude entre nous. Te soutenir m’a apporté plus qu’un grand réconfort, un éclairage ! Car j’ai alors réalisé ce que je souhaite plus que tout, c’est avoir une présence à mes côtés pour donner du sens à mon existence. »
Il me sourit l’air dépité.
- « Toi, tu as André, et tout ce que vous avez construit ensemble. »
Oui, je ne réponds pas mais mesure combien ce lien constant à Lecourt m’a porté tout ce temps cependant, même de la part de Jérôme, je ne veux rien entendre d’autre. C’est un beau mec et nous avons encore du désir l’un pour l’autre mais, avant toute chose, Jérôme est mon ami, mon frère, mon alter ego. Je repousse ma chaise et contourne la table, Jérôme s’est à demi redressé et je le prends dans mes bras, le hisse à mon épaule, le serre contre moi. Je mets dans cette accolade tout le calme, la détermination, la sincérité et la chaleur dont je suis capable.
- « Ne t’inquiète pas ! Il ne manque pas de garçons qui souffrent eux aussi de solitude et que tu sauras prendre dans tes filets jusqu’à ce que tu rencontres celui qui restera pour partager un bout de chemin, ton âme frère. Nous allons tous deux nous employer à le débusquer. »
Nous sommes ainsi restés un moment à nous bercer mutuellement dans le nid de nos bras, à mêler nostalgie, empathie, tendresse et promesse en une potion réconfortante, une fraternité que nous savourons longuement.
Plus tard, quand je suis allé me coucher, Jérôme est déjà au lit, allongé sur le côté, tourné vers la ruelle, une main sous la tête, les yeux ouverts dans le vide. Quand je me faufile sous la couette, il n’esquisse pas le moindre mouvement et c’est moi qui vient poser mon torse à son dos ; ma main s’arrondissant au galbe de son épaule ; je me penche sur lui.
- « Sans doute y a-t-il des choses dont je ne dispose pas, que je ne peux t’apporter et que tu devras chercher ailleurs, Jérôme, et crois bien que j’en suis navré tant il me semble que notre affection mutuelle est naturelle, profonde et sincère. Je voudrais que tu gardes cette maison pour tienne dans ton cœur, que tu saches que tu en trouveras toujours la porte ouverte, que mes bras s’ouvriront toujours pour t’accueillir. »
Sa main est venue écraser la mienne.
- « Julien, je serais un ingrat si je doutais de ton amitié, comme de celle d’André d’ailleurs. Je sais que tes paroles sont marquées au coin du bon sens, qu’il me reste à défricher par moi-même la suite de mon chemin et je sais que je trouverai toujours chez toi une oreille attentive. En attendant, dormons, si tu veux bien ; la nuit porte conseil. »
Mais sa main n’a pas lâché la mienne, tout à rebours, elle la retient fermement et m’attire à lui. Alors, je me rapproche encore, jusqu’à m’allonger collé serré tout contre lui, glissant mes jambes le long des siennes, frottant nos peaux, entremêlant nos poils.
Nous basculons dans le sommeil, étroitement imbriqués, rangés comme des cuillers.
* « Tu dis, tu dis l'amour l'ami / Y'en a encore ou plus / On a encore envie / On se plaît, on s'est plu / C'est dans la tête tout ça / C'est dans la tête / Seulement, parfois dans ma tête / Tu vois, il n'y a que de l'eau / Une poignée d'eau salée / Une poignée d'eau rouillée … dans la tête »
Amical72
amical072@gmail.com
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