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14 | Ménagez-moi – Le récit de Julien.
J’aime ce moment où, dans le demi-jour qui se lève, je m’emploie, seul, à curer les boxes, ce rituel manuel qui met progressivement tout mon corps en mouvement, ce contact avec l’outil dont j’assure la prise dans la paume de mes mains, ces animaux qui s’ébrouent autour de moi, leur souffle bruyant, leur mâchonnement sourd, le raclement de leurs sabots sur le sol, ...
Puis, d’un coup, voilà qu’apparaît Lecourt ; une fourche en main, il vient me prêter main forte. L’exercice change alors de nature et devient dialogue, constant ajustement de nos gestes, accord de nos postures, silencieuse répartition des tâches. Quand j’empoigne les mancherons de la brouette, il s’efface pour me laisser le passage, referme le box derrière moi pour ouvrir le suivant …
Depuis quelques semaines, pas une ne passe que Lecourt ne me rejoigne pour partager une de ces tâches que beaucoup regardent comme ingrates. Quand je m’étonne de cette disponibilité nouvelle, lui qui était si absorbé par ses engagements consulaires, il hausse une épaule et sourit.
- « Être un dirigeant éclairé, c’est peut-être cesser de se prendre pour un démiurge omnipotent et visionnaire pour préparer les autres à prendre la succession. Elle se présentera dans trois ans. Or il ne manque pas d’ambitions autour de moi.
Alors moi, je reviens ici te disputer tes prérogatives. »
J’ai souri et je lis dans ses yeux qu’il évoque avec tendresse cette période où, de stagiaire, j’étais progressivement devenu, sous sa houlette, le régisseur des Chênaies à mesure qu’il prenait, lui, des responsabilités consulaires, où nous avons construit notre confiance réciproque qu’il a scellé par mon installation d’exploitant en même temps que s’épanouissait nos … notre … intimité, une patiente exploration érotique devenant fusionnelle, un bonheur qui, j’en suis persuadé, nous a mené jusqu’à cette entente qui se passe de mots. Or c’est cette lente construction, cet étayage réciproque indicible dont l’équilibre préservé relève un peu du miracle, qu’aujourd’hui, il annonce vouloir revisiter. Loin de m’inquiéter, cette perspective de changement stimule ma curiosité : comment allons-nous travailler ensemble quand il sera « retraité » ?
Rien ne cesse d’évoluer, au long d’une existence, rien n’est jamais définitif.
- « Tu sais bien que tu restes le patron, ici. »
Car je n’ai jamais cessé de le nommer ainsi au cours de ces vingt et quelques années qui nous ont vu, pour lui devenir une autorité reconnue de la profession et moi assumer pleinement la gestion du domaine dont il m’a confié les rênes, chacun permettant à l’autre de se construire un autre destin que celui auquel il semblait promis.
Mais dans ce long échange de regard coule aussi un tout autre miel, une douceur qui, pourtant, me serre la gorge et soulève mon cœur dans ma poitrine. Je me détourne un instant, oh ! Juste le temps de vérifier que j’ai bien posé ma fourche en équilibre stable et lorsque je reviens à lui, ses bras me sont grands ouverts et je n’ai qu’à m’y couler pour une accolade chaleureuse, que le demi-jour des écuries protège. Je lui glisse à l’oreille ce mot de « patron » qui, depuis le premier jour, a recouvert entre lui et moi une toute autre réalité, qui a dissimulé aux autres ces moments où nous étions nous-mêmes, vrais et sincères l’un pour l’autre, cette consolation en miroir où nous avons puisé la force de garder la tête haute.
Alors j’ai tenté.
- « Veux-tu venir boire un café ? »
L’air a claqué entre ses dents en même temps que ses bras m’ont retenu plus étroitement encore, que sa main a épousseté mon dos ; ma main, elle, a soutenu sa nuque, l’épousant étroitement entre la peau du cou et la brosse des petits cheveux ras. Presque rien. Puis il a ajouté doucement.
- « Monique nous attend, elle aura tout préparé, tu la connais. Je crois qu’elle aura été notre bonne fée pendant toutes ces années et que son dévouement mérite toutes nos attentions en retour. »
Il cure les outils, les rassemble et les entrepose tandis que je nettoie la brouette. Je le retrouve l’œil brillant d’une lueur égrillarde, la voix claire.
- « J’ai cru entendre une voiture démarrer ce matin, celle de Jérôme ? »
Je manifeste d’une grimace outrée le pincement d’affliction que me cause l’irruption de sa remarque dans ce moment aimable et, secrètement, sa trivialité qui flétrit le souvenir de ma soirée en compagnie de Jérôme, mais il rit clair et secoue la tête.
- « Non, non, non! J’ai fait mon temps, Julien ; or, grâce à toi, et aussi un peu grâce à Jérôme, j’ai connu bien des enchantements et, sans doute, en connaîtrai-je encore, à l’occasion mais ménagez-moi, de grâce, je n’ai plus votre fougue, je ne suis plus si alerte. »
Il rit encore, doucement, et sa main s’est refermée sur mon bras qu’il pétrit souplement, comme un chat piétine son coussin avant d’y trouver sa place.
- « Vos appétits me réjouissent, sache-le bien. Ils puisent parmi mes meilleurs souvenirs, dont beaucoup nous sont d’ailleurs communs, Julien, et ils raniment délicieusement ceux qui leur font écho, sans une once ni de rancune ni de jalousie. Par leur magie, je deviens, en pensée, votre complice bienveillant ... et c’est très doux. »
Il a levé un index de censeur.
- « Ce qui ne signifie pas que j’aie dit mon dernier mot en la matière. »
Sa mimique sentencieuse a ramené un sourire sur mes lèvres.
Sacré Lecourt !
Le récit de Lecourt.
Je n’ai jamais connu l’insouciance de l’enfance.
Mon père était né la dernière année du siècle la précédant et ma mère avait quarante-deux ans à ma naissance, l’arrivée inespérée d’un garçon destiné à prendre la relève après le deuil de mon aîné dont ils n’ont pourtant pas souhaité me donner le prénom.
Mes parents avaient connu la guerre, ses privations et ses spoliations, ils étaient issus de cette paysannerie où quasi seule, la traction animale suppléait les efforts opiniâtres du cultivateur qui devait arracher sa pitance à la glèbe, maigre pitance parfois, soumise aux aléas du climat et des ravageurs que rien ne savait contenir.
Aussi, mon père n'a-t-il pas voulu que le miracle de cette descendance fasse de moi un privilégié élevé dans un cocon, épargné par la dure réalité. Je n'ai jamais manqué de rien, mais dés le plus jeune âge, j'ai suivi les glaneuses, porté les paniers, manié des outils, fourche et rateau, fabriqués à ma taille. Même dérisoires, ils m'inscrivaient dans la lignée des durs à la tâche, ceux qui gagnent leur pain mais, pour autant, pour qui rien n'est jamais acquis.
Comment ce corps, si précocément rompu à l'effort, pourrait-il ne pas en porter les stigmates ? Ma soixantaine révolue se rappelle à moi par mille morsures, subites bien qu'encore passagères, qui crispent brusquement cette fois un genou, une autre une épaule, et transforment parfois mes pauvres mains en crochets disgracieux et, surtout, terriblement malhabiles.
Quand j'ai rencontré Julien, j'avais environ l'âge qui est le sien aujourd'hui. Il est très vite apparu que nous représentions l'un pour l'autre une opportunité qui nous ouvrait un monde de possibles, or nous étions l'un et l'autre affamés. Et nous nous sommes entendus à merveille.
Mieux que ça, même !
Mais cet épisode de confusion, l'autre jour, au bord de la rivière, m'a rappelé que le temps a fait son oeuvre. Attention, je n'ai aucune aigreur et il me suffit de jeter un oeil par dessus mon épaule pour me réjouir du chemin parcouru. Doublement, car cette joie est partagée avec Julien et cette connivence ajoute à ma fierté.
Mais aujourd'hui, le vacarme du monde m'étourdit.
Alors, je délègue, je me retire, prudemment, à pas comptés.
Rien ne m'est plus agréable que de retrouver Julien, la fourche à la main, dans les écuries, au jour levant. Cette pénombre abrite la présence massive des chevaux qui s'ébrouent soudainement puis reprennent leur sourds mâchonnement, raclent le sol de leurs sabots, soufflent et, au milieu, nos corps qui se dérouillent dans l'effort, ce ballet silencieux et hors du temps des manches qui soulèvent de temps à autre une bouffée d'odeurs, chaleur grasse du crottin ou picotement de l'ammoniac, le raclement des fers sur le béton, tout ceci me parait résumer à merveille notre entente implicite d'hommes au travail.
Et comme c'est la deuxième fois cette semaine que je le rejoins ainsi à l'aube, il s'en étonne. Alors je lui réponds que ... je délègue en préparation de ma succession et que, donc,
- "je reviens ici te disputer tes prérogatives. »
Nos yeux plongent, les siens dans les miens et réciproquement et nous nous sourions en silence. Je crois qu’il est aussi heureux que moi de ces moments partagés dans ces tâches qui nous ramènent quelques années en arrière, à l’heure de nos folies, de nos élans.
- « Tu sais bien que tu restes le patron, ici. »
Il se détourne brusquement pour s’assurer que son outil est soigneusement adossé, bien en équilibre, comme si un zèle de débutant hésitant revenait s’emparer de lui … et quand il se retourne vers moi, il n’a qu’à se couler dans mes bras qui l’attendent, grands ouverts. Ce nom de « patron » qu’il me souffle alors à l’oreille est, parmi ceux qu’elle a entendus pendant toutes ces années, un des plus doux qu’elle ait jamais recueillis.
Cependant, quand il m’invite à prendre un café, sachant ce qu’il entend par là, je ne peux réprimer un mouvement d’humeur, contrarié qu’il gâche un peu la douceur du moment. Très vite, je me reprends, le serrant encore plus fort dans mes bras, le réconfortant.
- « Monique nous attend, elle aura tout préparé, tu la connais. Je crois qu’elle aura été notre bonne fée pendant toutes ces années et que son dévouement mérite toutes nos attentions en retour. »
Comment lui dire ? Le prendre dans mes bras, le sentir vivant et tonique tout contre moi m’emplit de joie. Je devrais dire « suffit à faire bondir mon cœur d’allégresse ». Or je sais la folie des corps, l’ivresse des frissons, le vertige des éblouissements …
Mais, oui, le temps a fait son œuvre ! Mon corps se défait, il s’effrite et devient, à mes propres yeux, un objet d’attentions plus que de désir, comment Julien peut-il encore s’abuser ? Alors peut-être l’écart générationnel prend-il chez moi le pas sur un affolement des sens qui m’apparaît désespérément fugace et mon regard se fait-il plus paternel ? Car s’il est, lui, Julien, dans ses années de belle vigueur, je me suis lentement éloigné, moi, de l’impérieuse nécessité des échanges de fluides dans de vigoureux ébats auxquels je préfère désormais … nos moments calmes et silencieux. À ce propos, d’ailleurs ...
- « J’ai cru entendre une voiture démarrer ce matin, celle de Jérôme ? »
À sa grimace, je crains qu’il ne me taxe d’une mesquinerie à laquelle je suis bien étranger. Comment pourrais-je leur reprocher ces ardeurs alors qu’elles m’ont pareillement porté au même âge ?
- « Non, non, non! J’ai fait mon temps, Julien ; or, grâce à toi, et aussi un peu grâce à Jérôme, j’ai connu bien des enchantements et, sans doute, en connaîtrai-je encore, à l’occasion mais ménagez-moi, de grâce, je n’ai plus votre fougue, je ne suis plus si alerte. »
Je le vois rasséréné et je saisis son bras. Encore une fois, le toucher, le sentir, brosser ses petits cheveux qui repoussent drus sur sa nuque … Cette proximité sensorielle entre nous reste un de mes grands bonheurs, un transport dont je ne me lasse pas.
- « Vos appétits me réjouissent, sache-le bien. Ils puisent parmi mes meilleurs souvenirs, dont beaucoup nous sont d’ailleurs communs, Julien, et ils raniment délicieusement ceux qui leur font écho, sans une once ni de rancune ni de jalousie. Par leur magie, je deviens, en pensée, votre complice bienveillant et c’est très doux. »
Je lève un doigt, l’index hélas torse, celui d’un vieux prédicateur chenu.
- « Ce qui ne signifie pas que j’aie dit mon dernier mot en la matière. »
Ma grimace à l’éloquence appuyée ramène un sourire sur ses lèvres. Sacré Julien ! Te côtoyer avec ton optimisme joyeux me porte.
Mais rejoignons plutôt cette bonne Monique et son café.
Amical72
amical072@gmail.com
* Pas l'ombre d'une/ tache à la lune / je veux quitter ce monde en regrettant un peu./ Je veux quitter ce monde, heureux.
Fin de la saison 21 /Suivez-vous toujours, sans vous perdre, les aventures de Julien ? Alors, à vos plumes ! Échangeons sur vos plaisirs de lecture, vos surprises, vos incompréhensions parfois ; vos encouragements, tout autant que vos remarques, questions, suggestions … Tout cela alimente cette entreprise au long cours. Croyez bien que je les apprécie ... Je m’efforcerai de répondre à chacun d’entre vous aussi rapidement que possible.
La saison 22 est d’ores et déjà annoncée. Mais vous l’aviez compris !
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