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Saison 5 | Chapitre 11 | De peur qu'il ne se sauve
Après avoir replongé dans le travail et la semaine est passée d'un trait. J'ai téléphoné à ma mère qui attendait ma visite pour la fête patronale. Elle m'a semblée préoccupée, plus que déçue par l'annonce de mon absence, sans vouloir m'en dire plus sinon me faire promettre que je viendrai les voir bientôt. Mais sitôt après la dernière sonnerie du dernier cours, je hisse mon sac polochon sur mon épaule et ce n'est qu'une fois en chemin que je réalise : je me dirige « naturellement » vers Les Chênaies », l'endroit où je me suis réuni.
Ma première visite est pour mes « gros lourds » dans leurs paddocks. Le patron m'y rejoint, portant Adrien. L'enfant m'aperçoit, pousse un cri strident et sourit en me tendant les bras et Lecourt me le confie. Je lui souffle un filet d'air au visage, provoquant un bruyant babil « dadadada » de protestation joyeuse. Il bat l'air à deux mains et m'atteint d'un ou deux horions au visage. Je plonge dans son cou pour faire éclater des « poutous » qui le font à nouveau hurler. La stridence crispe son père qui le reprend dans ses bras et me désigne les chevaux d'une adresse du menton :
– « tu peux être fier de toi, Julien ! Suite à tes démonstrations à la foire, j'ai déjà eu plusieurs contacts les concernant. » Il fait une pause « Et des félicitations également »
J'en bondis de joie, une foule de questions se bousculent sur mes lèvres.
- « Tatata, Julien. Maintenant, pour toi, le seul objectif doit être ton diplôme. » Je baisse le regard à terre pour trouver à me recentrer : oui, je ne dois avoir QUE cette priorité du succès à l'examen et ne jamais la perdre de vue ! Le patron s'éloigne à pas balancés pour bercer l'enfant qui joue paisiblement dans son cou :
– « et qu'as-tu envisagé APRES ce fameux diplôme ? »
Salaud ! Prononcées à l'improviste, c'est une vraie douche froide qui succède à mon précédent accès d'enthousiasme. Ses paroles me fendent en deux de haut en bas, une cascade d'eau glacée s'engouffre dans la béance ainsi ouverte précipitant la chute de glaçons qui s'entrechoquent et tintent contre le verre de mes parois. Assourdissant.
– « je voudrais … » je déglutis une grosse balle de feutre, aussi sèche et inerte que ma cervelle. « … ne pas partir d'ici. »
- « bon, bon, bon ! » Il a chantonné ces trois « bon » comme une comptine tout en continuant d'avancer, faisant sautiller Adrien en rythme dans ses bras et je le regarde s'éloigner, paralysé. « bon, bon, bon … » Mais qu'ai-je dit là ? Puis, d'un coup, un sursaut d'énergie ou un scrupule me saisit. Je le rattrape en deux pas, lui touche l'épaule, il se retourne.
– « Mais je veux avoir un statut, patron, être quelqu'un. Avoir une place. Même modeste, je m'en fiche, je n'ai pas de gros besoins, mais exister. » Il hoche la tête, l'œil terne et mi-clos :
- « j'ai bien entendu, Julien ! » Un sourire un peu mécanique, il fait demi-tour et part rejoindre la grande maison, portant l'enfant alors que je reste planté là, bras ballants.
Je suis désorienté. J'ai besoin de faire quelque chose. Vite ! Je vais précipitamment seller Noisette et, malgré l'heure avancée en ces jours courts, je pars. J'ai dans l'idée de rejoindre l'extrémité de ce long chemin carrossable qui suit la croupe, tantôt à couvert, tantôt au travers des prés. De faible dénivelé, il est idéal pour un retour au galop et Noisette le connait bien. J'ai besoin d'une longue séquence de cette cadence : 1 – 2 – 3 – plané – 1 – 2 – 3 – plané -1 – 2 - 3 … de cette répétition à l'infini pour me retrouver, me remettre en ordre après cet aveu spontané qui m'est monté aux lèvres à mon insu.
Ici, j'ai réussi à être UN.
Alors je voudrais y rester, au moins encore un moment.
Ma tête est envahie par un flux de bruits, de chansons, des bribes, des citations que le moment fait résonner … , j'en écarte rageusement le « rien n'est jamais acquis à l'homme *1 » d'Aragon, lesté d'un trop poignant désespoir quand il est chanté par le grand Georges. Je me laisse envahir par l'émotion du filet de voix flûtée de Jane : « fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve *² », même si, justement, moi je voudrais le garder.
Et, dans cette incertaine grisaille d'entre chien et loup où mon œil ne distingue plus nettement ni le relief ni d'éventuels obstacles, je m'en remets au pied sûr et à l'équilibre de ma « Zette » qui s'élance, régulière et que je sens attentive, en alerte. Je lui fais toute confiance. Je me place en suspension, au plus près de la selle, mes deux mains accordées aux mouvements de l'encolure déjà trempée et je l'encourage à voix basse « gaaalop, ma Zette ! là … là … » Galoper dans le noir, c'est ma roulette russe à moi, mon truc de casse-cou, pour me sentir juste vivant.
Et puis là, sur le dernier tronçon herbeux, je lâche les gaz pour m'étourdir : « va ! va ! » Puis, essoufflés, nous repassons au pas et rentrons, penauds. (à suivre)
*1 Georges Brassens poème de Louis Aragon « il n'y a pas d'amour heureux »
*² Jane Birkin. Parue sur l'album « baby alone in Babylone » édité en 1983, après la rupture avec Serge Gainsbourg, la chanson parle de cette peur de perdre le bonheur qui pousse à le fuir, avant qu'il ne disparaisse.
Sade "why can't we live together"
Amical72
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