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HISTOIRE

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Agriculteur | Saison 24 | Identité

1 | Une blonde, légère. – Le récit de Julien.

Je devais retrouver Jérôme au Bar à Thym mais, auparavant, j'ai tenu à terminer mon travail et je me suis mis en retard sur l'horaire annoncé. Manquer à une parole donnée, surtout sans prévenir, forme toujours un caillou gênant dans ma chaussure, même s'il ne s'agit que de dispositions pratiques, or mon sms destiné à l'avertir est resté sans réponse ; je me console en pensant qu'il a déjà, sans doute, une bière à la main et un cénacle bruyant autour de lui.

Gagné !

Sitôt ai-je poussé la porte de l'établissement qu'un bras dressé s'agite par dessus les têtes et me héle. Je déleste ma parka de mon portefeuille et de mes clés, l'accroche à une patère et m'approche du groupe en fendant la nombreuse clientèle. C'est jour et heure d'affluence, le brouhaha m'ensevelit, m'assourdit et m'isole, les fréquences basses de la musique d'ambiance résonnent presque douloureusement dans ma poitrine.

La courte tignasse claire et bouclée de Jérôme me sert d'amer. Il m'attend, mine joyeuse, bras ouverts entre lesquels il m'engloutit pour quelques énergiques brassées. Mais sans tarder, sa main me retourne vers ses acolytes ; la droite me les désigne quand la gauche pousse mon épaule dans leur direction tandis qu'il me hurle leur prénom à l'oreille : inévitable Nicolas – ce prénom est désormais au moins aussi répandu que le mien - qui me crédite d'un joli sourire qui s'efface aussitôt qu'il revient à ses affaires, puis Thomas ...

Charmant Thomas ! Belles épaules, visage avenant, barbe fournie et bien taillée, lèvres dessinées sur un sourire mobile et charmeur ... mais la poignée de mains est un peu machinale, le coup d'oeil, fugace, glisse sur moi. Il ne semble pas disponible ce soir. Dommage !

Il est happé par leur débat sur les mérites respectifs de Ferrer et de Nadal dans la récente victoire de l'Espagne sur la Tchéquie en coupe Davis. L'échange comparant les deux tennismen est disputé, mais les considérations sportives servent aussi de prétexte à d'autres spéculations sous jacentes, assurément plus grivoises, si j'en crois quelques gloussements et sourires entendus.

Jonathan, ensuite. Peau mate et cheveux noir ibérique, lèvres charnues, nez fort ; en opinant du chef, il manifeste silencieusement son intérêt pour la controverse en cours mais ne perd pas Jérôme du coin de l'oeil.

Le bras de Jérôme doit s'étirer davantage pour me désigner le solide Cédric qui se tient à l'opposé, légèrement en retrait de la table haute. Il me regarde bien en face, me salue d'un net hochement de tête et d'un rapide sourire cordial mais sans ajouter le pas qui lui permettrait de me tendre la main alors qu'il se trouve trop éloigné de moi. Après quoi, il ramène posément son intérêt sur ce qui agite ses camarades.

Vient le tour de Romain. En appui du coude sur la sellette, il m'attend en m'examinant ostensiblement de pied en cap comme un maquignon envisage du bétail, avec un sourire en coin, archétype du beau gosse à mèche rebelle, qui le sait, s'imagine être irrésistible et me toise ; il me tend une main lasse que je me plaîs à serrer à peine plus fort que nécessaire pour le voir grimacer sous le crime de lèse majesté. Je me précipite pour le prier de m'excuser, profitant de l'occasion pour, d'une maladresse supplémentaire de lourdaud, chahuter de mon bras en écharpe sa posture de princesse condescendante et, maintenant, manifestement offensée.

Perdu. Gâché.

À ce moment, Jérôme me tapote l'épaule, comme pour marquer la fin des présentations ; sa main, sitôt affranchie, vient négligemment balayer le dos de Jonathan, se fixant quelques secondes pour envelopper souplement sa taille dans un geste qui pourrait passer pour une amicale prévenance mais s'attarde jusqu'à faire imperceptiblement frissonner le bénéficiaire qui adopte une mine à peine trop indifférente pour que je me laisse berner. Mes yeux croisent alors le regard amusé de Cédric qui, visiblement, les observait et arrive à la même conclusion que moi.

Je souris. Ce soir, Jérôme n'est pas celui que je cotoie aux Chênaies mais ce fameux petit taureau, l'impétueux joueur de sport co ; je considère avec attention et curiosité à la fois cet homme, mon ami, que, finalement, je ne connais que bien partiellement ; ce qu'il me révèle, ici, certaines facettes inconnues de moi, ne le rend pas discordant à mes yeux mais épaissit le séduisant mystère de sa singularité. Il gesticule, roule des épaules et parle haut pour faire entendre son point de vue dans ce débat qui les occupe avec tant d'échauffement. Je m'en amuse.

Moi, je cherche en vain comment y prendre part pour m'intégrer au groupe, non que je dédaigne regarder à la télévision quelques échanges de balles entre ces sportifs exceptionnels, ils savent tenir un public en haleine ! - mais parce que je me sens démuni car étranger à la conviction avec laquelle les débateurs, probables experts de la discipline et lecteurs assidus de L'Équipe, assènent des affirmations définitives assignant ces joueurs et leurs tactiques.

Quelque peu désoeuvré, je laisse vagabonder mon regard alentour et il croise celui, cordial, de Cédric qui m'interpelle du menton en soulèvant son verre à ma vue : il est vide. Or moi, je n'ai encore rien commandé. À son invite, je lui emboite le pas jusqu'au comptoir. Il s'y accoude, bascule sur le côté pour me dégager un interstice dans lequel je me coule de profil, face à lui. Je devine plus que je n'entends qu'il me demande ce que je bois et je lui réponds d'une moue ; en matière de bière comme de tennis, mon vocabulaire est rudimentaire. Ma main épouse son épaule ronde et je me penche à son oreille pour lui hurler l'évidence de mon ignorance.

- "Une blonde, légère."

Il a vivement tourné la tête vers moi et ses yeux plongent dans les miens, là, tout près. Si près qu'il s'en est fallu de peu que son nez ne touche le mien et si franchement que je m'en vois épinglé, ébranlé même, soudain décontenancé par cette proximité, quasi une intrusion. Puis ses deux banderilles s'adoucissent à mesure que se forme un sourire sur ses lèvres, un sourire bienveillant et amusé qui, en retour, retrousse imperceptiblement ma joue droite. Je décolle ma main posée sur lui, sans vraiment la retirer ; il recule ses épaules de quelques centimètres, s'attarde, hésite. Son sourire éclate alors, joyeux, et il se retourne, d'un bloc, pour héler un garçon d'un bras tendu.

Je renonce à capter ce qu'il s'évertue à crier au serveur pour m'appliquer à détailler rapidement mon compagnon si proche ; il ne m'était apparu jusqu'alors que lointain et lisse, parce que sans aucun signe particulier qui puisse le distinguer : dans la trentaine, un peu plus petit que moi, trapu, cheveux courts et châtains, visage glabre, yeux sombres, larges sourcils, sans tatouage ni piercing apparent, vêtu comme chacun, ici. Ordinaire.

Mais à ce moment précis où, le cou tendu, il s'efforce de se faire entendre du barman, ce triangle de peau claire qui jaillit de son col entraîne mes yeux jusqu'à son oreille ; ils zooment sur l'arc parfait de l'hélix rose et velouté qui ourle parfaitement un pavillon au galbe harmonieux, à l'apparence diaphane sous la lumière verticale puis, en dessous, sur l'appétissant lobe nettement détaché, surmonté d'un tragus pointu et sec qui, ainsi éclairé, se voit ombré de l'amorce d'un toupet de fin duvet blanc. Soudain, j'imagine que mes lèvres les grignotent et en appréhendent les différentes textures, elles éprouvent leurs consistances, le doux, le souple, le rigide et s'amusent à jouer de leurs contrastes, du sang qui bat.

C'est la vie même ; elle y vibre comme une évidence familière.

C'est comme si j'avais découvert à son insu un de ces trésors intimes et singuliers bien que sans importance que l'on garde habituellement pour soi mais qu'il m'aurait révélé, disons, par inadvertance. Étrangement, cette humanité me rend soudain proche, confraternel.

Quand il me tend mon verre, nous trinquons allègrement, les yeux dans les yeux, comme de vrais potes et contents de l'être.

Mais avec le regard velouté qu'il me glisse ensuite, quand je le remercie, l'expression canaille de son visage, nous revenons aux subtiles attentions codifiées de la parade sociale, inclinant au charme, dans cette quête permanente d'agrément réciproque qui conforte notre amour propre et nous relie aux autres. Il semble que ces jeux innocents de badinage le distraient tout autant que moi, surtout quand, rejoignant le groupe, nous découvrons qu'il en est resté à sa vaine chicane, chacun se dotant des compétences techniques de sélectionneur de l'équipe d'Espagne. Rasoir.

Nous restons quelques minutes plantés côte à côte après avoir posé nos verres tulipe sur la sellette. Il se tient de trois quarts et sa main s'est attardée sur le pied du sien qu'il a glissé entre index et majeur. J'observe en silence ses doigts fuselés et fins, aux ongles carrés parfaitement lisses, les doigts d'une jeunesse qui a été préservée des rudesses du travail manuel et je m'abîme un instant dans des pensées, des évocations qui m'entraînent ...

Son coup de coude dans mes côtes me fait sursauter. Il se cambre, inclinant son buste en tiers arrière vers moi, la paupière à demi baissée, pour me proposer à l'oreille.

- "On se tire ?"

Je fais la moue, indécis, anesthésié par le bruit, les caquetages, les lumières, la pulsation, que sais-je encore ? J'ai l'esprit ailleurs. Il se retourne alors face à moi. Son sourire s'étire d'un côté, son oeil pétille de malice et, à voix basse, il articule très exagérement et très exactement un "tu viens chez moi ?" qui me cueille comme un uppercut, creux au ventre et afflux de salive froide dans la bouche. Je relève lentement mes yeux sur lui, jusqu'à rencontrer les siens.

Ils sont couleur caramel fondant, irradiant de chaleur dans un visage qu'il s'applique à garder impassible.

Absolument irrésistible.

Un simple coup de menton décidé suffit à lui manifester que j'accepte. Sans hésiter.

Someday he'll come along- un jour il viendra / the man I love – l'homme que j'aime / and he’ll be big and strong – il sera grand et fort / the man I love / and when he comes my way - et quand il croisera ma route / i’ll my best to make him stay – je ferai tout pour qu’il reste / the man I love par la grande Ella Fitzgerald.

Amical72

amical072@gmail.com

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