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Affaire de famille

Mon grand-père Charles est mort avant-hier et j’ai beaucoup de chagrin. Tout d’abord parce que je l’aimais et ensuite parce qu’il était le seul membre de la famille à admettre mon homosexualité sans me juger. Je me sens bien seul aujourd’hui.

Ne croyez pas que mon papy-boomer d’aïeul soit mort de vieillesse ou de maladie. Il s’est bêtement tué au volant de sa puissante Audi. Sur une route serpentine, une plaque de verglas l’attendait. Excellent conducteur mais aimant trop la vitesse il est maintenant étendu, glacé et serein sur une couche du funérarium de notre bled pourri.

Je scrute les traits de son visage que je découvre soudain très beau. Satisfaite, la mort lui a rendu le masque de sa jeunesse. Je pleure comme une madeleine.

Je suis seul auprès du corps de Charles car il est frappé d’anathème par notre famille de bigots forcenés. Ma pieuse grand-mère Esther a en effet découvert d’abominables documents dans le bureau de son défunt époux.

Cette dernière, animée par une morbide curiosité s’était empressée, dès l’annonce du décès, d’aller fouiller dans les affaires personnelles de mon grand-père. En découvrant ce qu’elle découvrit, elle eut l’impression que la cathédrale de Cologne lui dégringolait sur la tronche.

Charles était écrivain et vivait – ainsi que ses parasites familiaux – fort bien de sa plume. Le roman de gare était son domaine. Il y prospérait. Son style était honnête mais ne cassait pas trois pattes à un canard. Mais… ce n’était qu’une façade.

Sous le pseudo de Romain de la Baizemolle il écrivait des histoires à faire rougir les plus dépravés d’entre vous. Sa plume alors devenait flamboyante à tel point que les portes de l’Académie Française auraient dû s’ouvrir devant lui. Le seul problème étant alors le choix des symboles qui auraient dû orner son épée d’académicien… ?

Revenons-en à ma grand-mère qui rameuta toute sa tribu de culs serrés en proclamant que le diable était dans nos murs sans que nous le sachions. Une avalanche de révélations confirme les propos de la vieille bigote pathologique.

Nous voilà donc tous réunis dans le bureau profané de Charles. Enfants et petits-enfants s’exclament horrifiés en faisant voltiger des feuilles de papier jusqu’alors soigneusement classées dans d’élégant classeurs.

Tante Agathe fait un malaise en découvrant dans l’ordinateur le début d’une histoire intitulée : « La grosse pine de ma concierge ». Quant à mon moralisateur de père, il est proche de l’infarctus en lisant les premières lignes de : « Autant en enfournera mon cul ».

Le scandale familial est à son pinacle quand on découvre que l’un des livres de Charles n’est autre que le célébrissime best-seller : « Les nocturnes de mère Theresa du Tapin ». Livre licencieux qui défraya la chronique et ébranla le Vatican sur ses fondements…

Quand je fais timidement remarquer que cette littérature érotique sinon pornographique est tout de même à l’origine de la fortune dont bénéficie toute la tribu, je me heurte à une muraille de silence et à des regards venimeux. L’argent n’a pas d’odeur, cela est bien connu. Je me tais donc.

- Il pourra attendre longtemps avant que je lui fasse dire des messes !!! Eructe ma pieuse grand-mère Esther en égrenant son chapelet (made in China) acheté à prix d’or dans un bazar de Lourdes.

Séance tenante, il est érigé un autodafé dans le parc. Grand brasier dans lequel sont impitoyablement jetés les livres et documents ayant appartenu à mon grand-père. Avec la complicité de Gaston le jardinier qui adorait Charles, je parviens à sauver in extremis l’œuvre complète de Tom of Finland dissimulée sous la somptueuse couverture pleine peau des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand ainsi qu’un épais paquet de lettres soigneusement ficelées.

Le cœur navré, je vois partir en fumée toute une vie de travail, de peines et de joies. Cependant, peut-être suis-je parvenu, par inspiration, à sauver la part d’amour de cette vie bafouée. J’ai récupéré la correspondance secrète de Charles.

Dois-je parler de l’enterrement ? Navrant. Mais comme il faut bien sauver les apparences, toute la famille est à l’église, amidonnée et recouverte de crêpe ténébreux. Les amis sont moins nombreux qu’ils ne devraient l’être car ils n’ont été que trop tardivement informés de la nouvelle. Était-ce volontaire ?

Charles avait choisi sa place, il sera enterré au pied d’un majestueux magnolia. Statufiés par un vent froid nous écoutons distraitement une oraison funèbre affligeante qui pare le défunt de toutes les vertus qu’il considérait comme des tares de petits-bourgeois.

À part le corbillard, personne n’a jamais vu une voiture rouler sur les allées du cimetière. Pourtant, au moment où les fossoyeurs s’apprêtent à descendre le cercueil de mon grand-père, une somptueuse limousine se glisse entre les grands cyprès.

La Bentley s’immobilise à un jet de pierre de la fosse ouverte. En descendent deux hommes de haute taille vêtus de noir. Le premier semble âgé car il a des cheveux blancs. Le second est jeune, d’un roux flamboyant. Ils se tiennent droits mais ne s’avancent pas. Il est clair cependant qu’ils viennent rendre un dernier hommage à mon grand-père.

Fanons tendus, toute la famille observe et caquette en s’interrogeant sur cette visite mystérieuse. Seule grand-mère Esther ne dit mot et se tasse sous ses voiles de crêpe.

Tandis que la famille se disperse comme une volée de corneilles, je me dirige vers les deux silhouettes toujours immobiles des deux hommes. Ils m’attendent en souriant et me tendent la main.

- Merci d’être venu leur dis-je, je ne vous connais pas mais cela me fait plaisir de vous voir ici aujourd’hui.

- Vous êtes Adrian me dit le plus âgé. Votre grand-père m’a beaucoup parlé de vous. Votre ressemblance avec lui est extraordinaire. J’ai l’impression de le revoir quand nous avions lui et moi 22 ans. Charles et moi étions très liés.

En disant cela, sa voix se casse légèrement mais il se ressaisit, se redresse et se tourne vers son compagnon rouquin sur le bras duquel il pose une main amicale en continuant :

- Voici Édouard un autre ami de votre grand-père. Quant à moi, je suis Jean Valence.

Le garçon que me présente l’homme doit avoir mon âge, il est beau avec des traits réguliers et des yeux d’un vert fantastique. Contrairement à la plupart des roux, il n’a pas la peau blanche mais halée. Il me regarde avec une discrète curiosité non dépourvue d’émotion.

Les deux hommes me prodiguent quelques paroles réconfortantes avec une sincérité qui me touche. Jean Valence me remet sa carte en me demandant de le contacter lorsque ma peine sera un peu apaisée. Nous nous séparons après une poignée de main chaleureuse.

Tandis que l’homme aux cheveux blancs monte dans sa voiture, Édouard se tourne vers moi et me tend son iPhone.

- Balance-moi ton numéro, je t’appellerai la semaine prochaine. Nous ferons plus ample connaissance si tu le veux bien.

Par transfert je lui donne mon numéro de téléphone et le regarde s’installer auprès de Jean Valence qui ordonne au chauffeur de partir. Le majestueux véhicule s’éloigne, me laissant seul dans le vent froid. Les fossoyeurs comblent à présent la fosse et leurs pelletées de terre font un bruit caverneux sur le cercueil de Charles. Adieu grand-père.

En sortant de chez le notaire, mon paternel fait une sale gueule et me regarde de travers. Maître Troublon, d’une voix aigrelette, a lu le testament de grand-père. Charles me lègue son assurance-vie qui me met à l’abri du besoin pour deux siècles. D’emblée, le notaire dissuade la famille offusquée de contester cette décision car elle est juridiquement indéboulonnable. Les droits d’auteur, par un tour de passe-passe, ont disparus !!!

Il ne revient donc que le reste de la fortune à la tribu des bigots convulsifs. Ce qui est encore considérable. Perforé de toute part par les regards meurtriers de mes parents, de mes tantes, oncles et cousins je remonte dans ma vieille Twingo pour retourner me réfugier dans mon petit studio universitaire.

Désormais, il n’est plus question pour moi de remettre les pieds chez mes parents et encore moins chez grand-mère Esther qui a eu une syncope dans l’étude du notaire. Songez donc, pédé et maintenant riche de surcroît !!! C’est beaucoup trop pour ces gens bien-pensants…

La pluie crépite sur les vitres de la fenêtre. Assis en tailleur sur mon lit j’ai dénoué le paquet de lettres. Avec le sentiment amer d’être un profanateur je commence la lecture. À la troisième lettre je suis submergé d’émotions diverses. L’écriture est belle, droite et régulière. Les tournures de phrases sont élégantes et pourtant les termes sont très directs.

Dans ces lettres on parle de cul, de couilles et de bite sans la moindre vulgarité. Ce qui à mes yeux est une prouesse. Dans ces lettres on parle aussi d’amour. Cela avec tant de force que j’ai parfois les larmes qui me montent aux yeux. Combien ces deux hommes devaient s’aimer. Combien ils devaient souffrir d’être séparés.

Adressées à Charles, toutes les lettres sont signées Jean. Glissées dans certaines d’entre elles, il y a des photos.

Là du coup, pour moi, c’est le choc ! Ce garçon qui court sur une plage, qui surgit d’une vague, qui fait le pitre, qui sourit malicieusement, qui offre un profil sérieux puis regarde par-dessus son épaule. Ce garçon sur les photos, c’est MOI !!!

Même visage, même corps, mêmes yeux bleus, mêmes lèvres sensuelles et même mèche sur l’œil. À plus de 50 ans d’écart je suis le sosie de Charles, mon grand-père. Les pieds et les mains sont identiques. Même la fossette au coin de la bouche est la même.

Je frissonne, je croise les bras pour m’étreindre les épaules. J’ai froid d’un froid insidieux qui glisse en moi comme une malédiction. Serais-je donc destiné à faire souffrir alors que je ne le souhaite pas ?

Il n’a pas été nécessaire que nous nous téléphonions pour que nous nous rencontrions, Édouard et moi car nous nous sommes retrouvés chez Maître Troublon le jeudi suivant. Aussi surpris l’un que l’autre, nous sommes assis devant le bureau du notaire qui nous annonce d’une voix toujours aussi aigrelette que nous sommes tous deux, à parts égales, bénéficiaires des droits d’auteur de mon grand-père Charles qui était parvenu, après bien des acrobaties juridiques, à déshériter la tribu des grenouilles de bénitier.

Maître Troublon nous annonce des chiffres de revenus absolument démentiels. En effet, le best-seller : « Les nocturnes de mère Teresa du Tapin » se vend à des milliers d’exemplaires par semaine et vient d’être traduit en javanais et en papou. C’est le record absolu des éditions internationales.

Le notaire se permet de nous conseiller de tenir la dragée haute aux studios d’Hollywood qui trépignent d’impatience pour nous acheter les droits d’auteur lui permettant de produire un film au budget pharaonique qui surpasserait celui de « Cléopâtre » …

Ce sont deux jeunes hommes très riches qui sortent de l’étude du notaire à la voix aigrelette.

Ce sont deux jeunes hommes qui ont aussi une ardente envie de mieux se connaître. Édouard m’invite à prendre un verre chez lui. L’appartement est magnifique. Situé au sommet d’un immeuble luxueux, il est vaste et donne sur une grande terrasse arborée. Édouard me révèle qu’il s’agit d’un cadeau de Charles. Charles, ce grandpa dont je découvre peu à peu la personnalité aux multiples facettes.

Chers et fidèles lecteurs, ne pensez pas un seul instant que je surdose car tout conte de fées contient sa part de ténèbres. Attendez la suite avant de dire que j’exagère. J’entends cependant des ricanements qui ne me plaisent guère… dehors les chahuteurs !!!

Alors que mon hôte me sert courtoisement un whisky on the rocks, je lui demande abruptement quelles furent ses relations avec mon grand-père. Il ne me répond pas immédiatement et prend le temps d’arracher ses baskets pour se mettre pieds nus. Il me regarde un instant comme s’il découvrait ma présence puis se dirige vers la terrasse.

Mains enfoncées dans les poches, Édouard se place face à la grande baie. Il me tourne le dos et me laisse contempler sa taille fine et ses larges épaules. D’une voix rauque il me conte alors brièvement son histoire un peu comme s’il voulait se débarrasser d’un poids :

- J’ai rencontré Charles quand j’avais 19 ans. C’était pendant une exposition de peinture. Il n’a rien fait pour me séduire et pourtant j’ai tout de suite été attiré par lui. Je ne pense pourtant pas être gérontophile. La première fois que je me suis offert à lui, il a refusé en prétextant que j’étais trop jeune pour lui. Les fois suivantes, il s’est contenté de me caresser. Quand il me faisait jouir il restait toujours habillé. Il m’a toujours traité avec beaucoup de respect.

Édouard se tait et appui son front sur le vitrage. Le soleil couchant empourpre les collines lointaines et des nuages d’étourneaux font des arabesques dans le ciel. Un long silence s’installe et je réfléchis, assis sur le grand divan. Je suis assailli par une profusion de sentiments mais je ne suis pas étonné et encore moins choqué. L’ombre de Charles habite toujours cet élégant appartement.

- Il me manque. Conclut sobrement le garçon roux.

Je me lève et me place à côté de lui en posant une main sur son épaule. Il pleure silencieusement. Il redresse la tête en reniflant mais ne me regarde pas et continue de fixer obstinément l’horizon. Avec son profil net, son port altier et sa chevelure bouclée aux reflets d’or rouge, il me fait songer à un archange du quattrocento.

Je pense cela car, pour mes 18 ans, Charles m’avait emmené à Florence pour me faire découvrir les trésors de la Renaissance italienne. Il m’avait embarqué dans sa voiture et nous étions partis tous les deux plus d’une semaine. Cela parce que j’étais meurtri et malheureux.

Dans un élan de sincérité téméraire, j’avais en effet avoué mon homosexualité à mes parents qui reçurent la nouvelle de façon glaçante. Entre les pleurs hystériques de ma mère et les impitoyables jugements de mon père, j’avais été écartelé, crucifié et dressé sur une croix. J’étais devenu la honte de la famille et ne méritait pas davantage que la lapidation. Lors d’un conseil de famille, on n’envisagea pas moins que de me soumettre à l’exorcisme…

Grand-père Charles, quant à lui, apprit la monstrueuse nouvelle avec beaucoup de calme et me porta aussitôt secours. Sans m’approuver, il m’accepta. Lors de l’une de nos promenades en forêt il me dit :

- Adrian, mon garçon, ne fais pas comme moi, ne marche pas sur ton cœur et vis ta vie pleinement car elle t’appartient. Tant que tu ne feras pas de mal à autrui, nul n’aura le droit de te juger. De toute façon je serai toujours auprès de toi.

Du bout de sa botte, il avait repoussé une branche vermoulue puis s’était tourné vers moi avec un étrange regard en me disant cette chose surprenante :

- Je suis ton grand-père et davantage encore. Toi et moi sommes les deux parts d’une même entité séparées par le temps. Ne me demande pas d’explications, un jour tu comprendras. Je veux que tu sois heureux et tu le seras. Après ma mort, certains te diront que j’étais un vieux fou. Ne les croient pas.

Au-dessus de nos têtes, le vent chantait dans les hautes branches et son chant m’encourageait à ne poser aucune question. Nous avons échangé un long regard et dans ce regard le temps s’est effacé un court instant. Je m’en souviens.

J’aimais Charles et il m’aimait tendrement.

Édouard tourne enfin son visage vers moi sans chercher à dissimuler ses larmes. Ses yeux sont comme des turquoises. Je suis foudroyé comme le fut certainement Charles et quand des lèvres fermes et douces se posent sur les miennes, je comprends que j’attendais ce baiser depuis toujours.

Jusqu’à aujourd’hui, j’étais dans une machine à remonter le temps et je l’ignorais. Le Destin m’avait organisé un rendez-vous avec le grand rouquin et cela aussi je l’ignorais. Il y a longtemps de cela, j’avais été jeune puis j’étais devenu vieux puis j’étais mort sur une route sinueuse. Sinueuse comme l’avait été ma vie.

Je suis revenu. Je suis Charles. Pas un seul instant Édouard n’en doute en me serrant dans ses bras. Le soleil agonise dans un ultime rougeoiement quand le beau jeune homme me déshabille et m’attire doucement vers le divan.

Son corps aux muscles si durs, si souples et si chauds me redonne la vie. Je me fous des théories sur l’espace-temps. Je me fous de mon ancien corps qui va pourrir sous terre. Je veux aimer, je veux être aimé toute une vie encore.

Comme la précédente fois, je ne ferai pas l’erreur d’épouser une bigote avide de fric et de respectabilité. Je vivrai pour moi et pour tous ceux que j’aimerai.

L’odeur légèrement musquée de l’homme aux yeux verts m’enivre. Ses muscles abdominaux roulent tandis que je mange ses couilles et suce son sexe turgescent. Sous mes dents, ses mamelons sont des fruits que je suce et que je croque toujours plus goulument pour davantage amplifier ses grondements étouffés. Il est ma proie et mon amour est insatiable.

Les fessiers d’Édouard sont petits, ronds et très durs mais je parviens à le pénétrer aussi profond qu’un homme puisse pénétrer un homme. L’amant de Charles est élastique autant que ferme à l’intérieur de lui et mon long gourdin voyage impitoyablement dans ses entrailles pour moissonner la volupté qu’exige la vigueur d’Adrian.

Rien ne peut davantage me combler que de voir le regard du garçon chavirer et sa bouche s’ouvrir en un grand cri silencieux. Ingrat que je suis. Lui qui me ressuscite d’amour, je veux le tuer d’amour. La sueur huile mes furieux élans et sculpte ses longs muscles tendus.

Quand il me prend à son tour, je meurs de nouveau. Mais c’est d’un plaisir sauvage. Le sentir si gros et si fort en moi me bouleverse autant dans l’âme que dans le corps. Nous fusionnons en un et naviguons sur un océan de plénitude. Il ne s’agit pas d’un coup de foudre mais d’un amour depuis longtemps conçu et quand notre foutre jaillit épais et brulant, proclamant la force de notre jeunesse, autant que lui, je crie ma joie de vivre.

Sur le grand divan, vides, lavés et brillants comme des coquillages que la mer a rejetés sur la plage, Édouard et moi sommes étendus. Nous parlons cœur à cœur comme si nous nous étions toujours connus. Je ne sais pas ce qu’il éprouve mais pour ma part je me sens totalement décalé par rapport au temps de la vie d’Adrian. Que suis-je en train de devenir ?

Vient un moment où nous évoquons Jean, le grand bel homme aux cheveux blancs.

- Tu devrais aller le voir, cela lui ferait très plaisir. En plus, il a certainement des choses à te dire. Après la mort de Charles, il a été très gentil avec moi et pourtant il était lui-même brisé de chagrin. Me dit Édouard.

- Il a essayé de coucher avec toi ? Que je questionne sans aucun tact.

- Non, jamais il n’a essayé. Je crois bien qu’il n’a eu qu’un seul homme dans sa vie, et que cet homme c’était Charles. Jean voulait simplement m’aider dans ma peine et peut-être aussi partager la sienne.

Le jour suivant je téléphone à l’homme à la Bentley pour lui demander de bien vouloir me recevoir. Édouard m’accompagnera.

Quand, par une belle journée ensoleillée, nous débarquons chez Jean, ce dernier nous attend sur le perron de sa belle villa bâtie sur un mont qui domine la vallée.

C’est un homme de belle allure, grand et très droit malgré son âge avancé, son visage porte encore les vestiges d’une grande beauté. Ses yeux sont noirs et pourtant très chaleureux. Il me dévisage et tressaille quand je lui serre la main. Il se reprend aussitôt et nous conduit sur une terrasse face à un magnifique panorama.

Le maître d’hôtel nous sert des boissons tandis que nous échangeons des banalités pour détendre l’atmosphère.

Notre hôte écrase son cigarillo dans un cendrier d’argent avant de prendre la parole. Sa voix est chaude mais l’on perçoit de l’autorité sous ses inflexions aimables.

- Votre grand-père Charles était un grand séducteur. Les hommes comme les femmes ne se débattaient même pas dans ses filets car ils se savaient perdus d’avance. Charles était très beau. Aussi beau que vous l’êtes ou plutôt, rectifia-t-il en souriant, vous êtes aussi beau qu’il l’était… le malheur survint le jour où il rencontra Esther, l’une de mes cousines. Belle mais froide et calculatrice, elle se débrouilla pour tomber enceinte de lui…

Jean Valence s’interrompt pour allumer un nouveau cigarillo. Il tire une ample bouffée en parcourant le paysage d’un regard rêveur. Puis il reprend :

- Charles était un homme de principes malgré ses airs désabusés. Il s’est cru obligé d’épouser cette petite garce. Le restant de sa vie votre grand-père ne fut pas heureux mais il ne se déroba jamais à ses devoirs de chef de famille. Il devint un écrivain de renom et ses revenus lui ont permis alors d’entretenir fastueusement une famille aussi décevante qu’ingrate. À part vous et peut-être votre sœur, admettez qu’en plus d’être des grenouilles de bénitier hystériques et de surcroit des cons, ils sont méchants comme des teignes dans cette tribu… ?

Malgré la dureté des propos de Jean, je ne peux m’empêcher de rire car il n’a pas tort.

- Tu l’as échappé belle ! Conclut Édouard en s’esclaffant.

Je ne pose aucune question car je sais déjà tout mais il serait bien que Jean me le confirme. J’admire la maîtrise de cet homme qui souffre le martyre à cause de ma présence. Il est face à l’image parfaite de son jeune amant qu’il a aimé passionnément. Il continue :

- Je sais que vous avez lu mes lettres, Adrian. Et c’est très bien comme cela. Nous ne sommes plus des enfants et il vaut mieux que vous sachiez que Charles et moi étions amants et que nous nous aimions. Nous n’avons jamais cessé de nous voir et de faire l’amour car voyez-vous l’amour est capable d’effacer la vieillesse pour ceux qui s’aiment vraiment.

L’homme se tait un moment pour caresser, du bout des doigts, le bras du fauteuil vide placé à côté de lui. Édouard et moi échangeons un regard pendant que Jean s’absente dans ses souvenirs. Nous ressentons douloureusement sa peine infinie. Se raidissant, Jean reprend, la voix brisée :

- Comme vous le savez, c’est en venant me voir que votre grand-père s’est tué sur cette putain de route. À cause de cela, je ne cesse de culpabiliser. C’est…

- Il ne faut pas, ce n’était pas de votre faute que je l’interromps. Charles connaissait parfaitement la route. Il vous aimait. C’était son destin.

Un nuage surgi de nulle part voile soudain le Soleil. Jean me plante son regard dans les yeux et je sais alors qu’il ne va pas interroger Adrian mais Charles qui est en moi :

- Tu n’es pas revenu pour moi n’est-ce pas ?

- Non.

En encaissant cette réponse, le vieil homme blêmit et se raidit tout entier. Des larmes remplissent ses yeux et il crispe les lèvres. Cela me brise le cœur de faire souffrir ainsi mon amant de jadis mais je lui dois la vérité. Je ne suis pas revenu pour lui mais pour Édouard.

Plusieurs mois s’écoulent dans un bonheur que je n’avais encore jamais connu. J’ai rejoint Édouard dans son bel appartement et nous avons repris nos études sérieusement. Comme mon ami je veux devenir avocat. L’avocat des hommes qui aiment les hommes.

Toutes les semaines Édouard rend visite à Jean. Je sais que ce dernier ne souhaite plus me voir. Je sais qu’il me trouve très sympathique mais il ne se sent plus capable de supporter sans douleur ma fantastique ressemblance avec le Charles de sa jeunesse.

Pourtant un jour, Édouard m’informe que Jean est au plus mal. Il est atteint d’un cancer du poumon foudroyant. Les choses sont allées très vite et à présent il est à l’article de la mort. Il demande à me voir une dernière fois.

C’est par une radieuse journée d’automne qu’Édouard et moi entrons dans la grande villa de Jean. Les gens de maison s’activent silencieusement. Un silence pesant règne dans tout l’édifice mais quand nous pénétrons dans l’immense chambre, nous sommes enveloppés d’une étrange musique sensuelle et rêveuse. Dans une pénombre transpercée des rais du Soleil, Jean nous attend.

Assis dans un fauteuil roulant, décharné mais le dos droit, l’homme nous accueille d’un geste de la main. Au-dessus de son masque à oxygène, seuls ses yeux semblent avoir été épargnés par la maladie. Ses iris noirs sont brulants de vie quand ils se braquent sur moi.

En soulevant son masque, le moribond tente de me parler. Mais sa voix n’est plus qu’un murmure éraillé.

- Tu es venu…. Merci à toi. Souffle-t-il en me tutoyant.

Là, encore une fois je comprends qu’il ne s’adresse pas à Adrian mais à Charles.

J’ignore si c’est sous l’effet d’une magie ou de la pitié mais soudain mes mains, comme mues d’une propre vie, s’élèvent et déboutonnent ma chemise qu’elles font glisser le long de mes bras. Je suis torse nu, face à Jean, la chemise à mes pieds. Les yeux de l’homme assis s’agrandissent d’émerveillement.

La porte s’ouvre pour laisser passage à un jeune infirmier qui marque un léger temps d’arrêt avant de venir remplacer le flacon de sérum qui alimente son patient. Jean a des tuyaux de partout et ne vit plus que grâce à des perfusions qui le substantent et apaisent ses souffrances.

Indifférent à cette présence imprévue, Édouard se place derrière moi pour déboucler ma ceinture et faire glisser mon pantalon et mon slip sur mes jambes. Il caresse mon sexe pour encore davantage le raidir. La liqueur précum coule de mon méat.

Que nous importe la présence du bel infirmier qui bande comme un âne et qui attend que nous l’invitions à assister au spectacle. Nous sommes à présent, Édouard et moi, embarqués dans la machine à remonter le temps.

Un large placard revêtu de miroirs nous renvoie l’image de notre couple. Nous rayonnons dans la gloire de notre jeunesse. Sans être davantage narcissique que la majorité des disciples de Cyrillo, je bande très dur à la vision de mon corps parfait. Tarzan peut aller se rhabiller… encore que sa garde-robe soit assez limitée…

Édouard quant à lui n’a rien à m’envier. Après m’avoir entièrement dénudé, il se déshabille à son tour pour exposer son corps magnifique. Enveloppés d’une musique qui évoque les ressacs d’une mer lascive, nous nous étreignons en nous laissant chuter sur le grand lit.

Tacites complices, Édouard et moi, offrons à notre vieil ami mourant l’ultime spectacle de l’amour masculin. Je sais que le regard de Jean caresse mon corps avec autant de passion que les mains de mon amant roux. Il retrouve pour un instant ce Charles qu’il a tant aimé.

En des gestes fluides et reptiliens, je baise Édouard sans le faire jouir. Nous sommes lents dans notre recherche du plaisir et prenons tout notre temps. Le jeune infirmier, que Jean a invité à s’asseoir auprès de lui, a ouvert sa braguette pour sortir sa grosse queue qu’il astique en se mordant les lèvres. La respiration de Jean fait un bruit saccadé mais il est au comble du bonheur et des larmes coulent de ses yeux extasiés.

Autant surréalistes que peuvent paraître certains événements, ils deviennent légitimes quand il s’agit de donner du bonheur à des malheureux. Je me comporte comme un prostitué mais je le fais sans aucune honte pour aider Jean à s’endormir paisiblement.

Je veux lui offrir sans partage les deux choses qu’il me réclame silencieusement de lui accorder. L’image vivante d’un amour à jamais disparu et la sève de ma jeunesse.

Je me lève et me tiens maintenant debout tout contre Jean. Édouard se place derrière moi et m’encule avec douceur mais fermeté. Je gémis en regardant Jean dans les yeux et je me branle au-dessus de lui. L’homme décharné a retiré son masque et scrute mon visage tandis qu’une houle de plaisir fait onduler tous les muscles de mon corps. Il a mis ses mains en coupe devant mon sexe pour recueillir la moisson de sperme.

Très excité, Édouard me ceinture encore plus fort pour me baiser sauvagement très profond alors que l’infirmier vient me mordre férocement les mamelons. Mon voluptueux martyr s’achève dans un long cri rauque. Sorti du fond de mon ventre, le foutre chaud jaillit en grande abondance pour remplir les paumes de Jean qui les porte aussitôt à sa bouche.

Tel un prêtre des temps barbares, il boit mon offrande avec avidité. Comme ressuscité par ma substance vivante, le mourant se redresse et me contemple avec adoration.

- Tu ne m’avais donc pas oublié ? Murmura-t-il.

- De toute éternité, je ne t’oublierai jamais. Lui ai-je répondu.

Avant de repartir, Édouard et moi, nous avons aidé le jeune infirmier à coucher Jean dans son lit. Paisible, il avait un sourire heureux quand il a levé une main osseuse pour nous saluer. Il est mort le surlendemain. C’était tard le soir quand Gaël, le jeune infirmier nous a téléphoné pour nous annoncer qu’il était parti.

Sous le grand magnolia, à côté de la tombe de mon grand-père il y a maintenant une autre tombe. À part moi, je pense que personne ne viendra jamais déranger Jean et Charles. Que leur importe car ils sont maintenant ensemble dans la machine à remonter le temps.

Quand j’ai tourné les talons, des pétales de fleurs de magnolia chutaient sur les tombes des deux amants et un vent léger murmurait leurs prénoms.

Romain

alain.romain@orange.fr

TOP AUTEUR 2020 ROMAIN

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