Dans une petite ville portuaire de Normandie, j’ai laissé le souvenir d’un garçon que je n’ai pas su aimer.
Par un froid soir d’automne, j’erre le cœur déchiré par mon chagrin d’amour mensuel sur les quais pluvieux. Entre les coques des chalutiers, une eau huileuse se meut comme le dos d’un monstre marin. Assis sur une bitte d’amarrage un homme tire sur sa Gauloise en s’enveloppant de fumée. Il a relevé le col de son caban et ses cheveux noirs bouclés sont pailletés de gouttes de pluie.
Il me tourne le dos et contemple un horizon obscur. J’ai oublié mes cigarettes et l’odeur du tabac brun m’attire vers lui. Je m’entends dire :
- Bonsoir, vous avez une cigarette pour moi ? S’il vous plaît.
Sans me regarder, l’homme plonge sa main dans une poche de son caban et me tend paquet de cigarettes et briquet ensemble dans sa grande main. Son geste est si spontané et naturel que cela me trouble étrangement. J’allume une cigarette et lui rends son paquet de Gauloises en tirant une grande bouffée réconfortante. Je dis merci et reste planté auprès de lui.
Pourquoi suis-je si bien à côté de cet homme paisible ? La lumière glauque des rares réverbères sculpte son visage aux traits énergiques. Il y a un nez droit et l’arc de ses sourcils est parfait.
- Tu as envie de parler ? Me demande-t-il.
Sa voix est chaude mais me semble parvenir de loin. Sans honte, je lui déballe le tourment de mon cœur. Au bout d’un moment je ne sais plus si je parle de Catherine, de Marie-Paule ou de Brigitte…
Il m’écoute sans détourner son regard du lointain mais me répond en paroles consolatrices nuancées parfois d’ironie. Ce mec en connaît un sacré rayon dans le domaine du cœur ! Avec lui j’apprends beaucoup.
À aucun de mes potes je ne me suis autant confié. Que m’arrive-t-il ?
La conversation roule et j’apprends qu’au petit matin il embarquera sur le Ave Maria pour faire cap sur Saint Pierre et Miquelon. Pendant de longues semaines il pêchera la morue et le merlu.
- Il commence à faire frisquet. Ça te dirait une soupe à l’oignon ? Me propose-t-il.
Je le suis vers les maisons qui longent le port. Il y a un bistroquet aux vitres dépolies dans lequel nous pénétrons. Il fait chaud et ça sent bon la cuisine. Des hommes au visage buriné sont attablés et saluent mon compagnon à notre entrée. Ce sont des ovations amicales.
- Ah ! Voici mon beau Yvon ! Comment vas-tu mon grand ? S’exclame l’opulente patronne en se saisissant de nos cabans mouillés.
Yvon, moulé dans son pull-over de marin, m’apparaît soudain si grand et si bien découplé que je baisse les yeux timidement. Qu’est-ce qui m’arrive ?
L’homme m’entraîne vers une table libre et quand nous sommes assis, il me regarde en face.
Jamais je n’avais vu des yeux aussi beaux et jamais je n’en reverrai. Ni bleus ni verts, ils étaient pers comme je l’appris plus tard. Il avait les yeux de la déesse Athéna.
Ne sachant trop que dire, je braque mon regard sur son pull boutonné à l’épaule.
- Ça ne te gratte pas ? J’ai essayé un pull comme le tien et je n’ai pas pu le supporter. Ça me grattait de partout. Tu dois porter un T-shirt dessous ? Que je dis connement.
- Non, je le porte à même la peau. J’ai l’habitude. Me répond-t-il avec un sourire canaille.
Joignant le geste à la parole, il relève son pull pour me montrer son torse nu. Il a des muscles secs et saillants. Il n’y a dans son geste aucune provocation. Il montre simplement. Avant qu’il ne puisse rabattre le vêtement de laine, deux accortes nanas, surgies de nulle part, l’encadrent en roucoulant.
- Ma doué ! Toujours aussi sexy mon matelot. Dit la rousse en empoignant les épais pectoraux de mon compagnon de table.
- Tu sais bien qu’il est à moi. Proteste la blonde en mordillant l’oreille du jeune gaillard.
Les deux jeunes femmes ont des seins plantureux et ne semblent guère farouches. J’ai comme l’impression que l’arrière-boutique du bistrot doit être un petit bordel à matelots clandestin…
Les mains des coquines caressent le grand torse avec tant d’insistance que je me surprends à bander comme un âne portugais. Elles jouent avec la fine toison brune qui souligne la blancheur d’une peau de satin.
Yvon me regarde avec un petit sourire qui semble dire : « laissons passer l’orage, elles vont peut-être se calmer ». Une assiette creuse dans chaque main, la patronne débarque et rétablit l’ordre en grondant :
- Calmez-vous les filles, laissez Yvon tranquille ! Avec lui, il y en aura toujours pour tout le monde… allez, ouste, il y a du travail qui vous attend.
La soupe à l’oignon est autant brûlante que savoureuse. Les portions pourraient rassasier un bataillon. Comme s’il ne s’était rien passé, Yvon reprend la conversation. Je suis captivé par la simplicité et la force de ses paroles.
J’ai presque 19 ans, il en a 23. Mon visage est celui de la jeunesse mais le sien commence déjà à être buriné par les intempéries marines. Cela ne le rend que plus beau encore. Je me sens minot devant lui et pourtant je suis si bien quand il me regarde.
Repu et au bord du rot, j’entends la grosse patronne nous offrir un verre de Calvados. Comme je ne bois que de l’eau, au troisième calva tout tangue autour de moi.
Quand nous sortons dans le crachin du port, nous fumons une cigarette puis nous remontons la pente d’une ruelle de la vieille ville. Je le suis sans me poser de questions comme un toutou qui ne connaît que son maître.
La chambre est spartiate mais douce de chaleur. Il me déshabille en parsemant mon cou et mes épaules de baisers légers avant de m’étendre sur le lit. Que suis-je en train de faire ou plutôt de me laisser faire ?
Où sont passées Catherine, Marie-Paule, Brigitte, Claudine, Eugénie, Sandra, Carole et Stéphanie… ?
Toutes ces copines dont je tombe périodiquement amoureux ?
Je regarde à présent un homme au corps de statue qui s’allonge auprès de moi. Il s’offre en confiance mais je n’ai pas son mode d’emploi. Son sexe m’impressionne tant il est gros et long.
Mes mains cependant, comme animées de leur propre vie s’emparent du chibre en érection. Les bourses de l’homme sont grosses et dures. Elles roulent entre mes doigts. Je me noie dans les yeux d’Yvon qui me sourit gentiment. Ses lèvres sont douces et il embrasse comme un dieu.
Qu’il est beau. Sa peau sent les embruns. J’apprends à le sucer.
En place du moelleux de la femme, je découvre maladroitement la dureté de l’homme. Dureté souple et chaude. Il me semble que je glisse dans la peau d’un autre et quand Yvon – estimant peut-être que j’ai suffisamment joué à la poupée – me retourne, je ne résiste pas.
Il murmure à mon oreille des mots dont j’aurais dû me souvenir. Sa queue glisse entre mes fesses, comme cherchant un plaisir inconnu. Mais elle est si grosse et si dure que j’ai peur. Je ne sais comment mais elle rentre dans mon cul et bientôt me sonde profondément. Je n’existe plus.
Je voudrais crier car après la douleur le plaisir me détruit encore davantage. Je m’enfonce dans le matelas comme si je devenais liquide. Je voudrais que le corps de l’homme soit encore plus lourd.
Si lucide en cet instant je n’ai pourtant plus aujourd’hui que le souvenir d’avoir connu un grand bonheur. C’est idiot d’écrire cela et pourtant c’est vrai.
Plaisir d’amour ne dure qu’un moment (air connu).
Je jouis avec une telle force que je connais maintenant la petite mort. Je m’endors dans les bras musclés et protecteurs d’Yvon. Il fait encore nuit quand je m’éveille et qu’il me donne son reste de sperme à boire pour que je me souvienne de lui et que j’attende son retour.
Ses yeux sont creusés de fatigue mais il est généreux et je lui prends tout.
Puis les choses vont trop vite. C’est le petit matin et Yvon doit partir. Planté sur le quai, je le regarde gravir la passerelle du Ave Maria. Il me fait un signe de la main, c’est fini.
Un mois après, mon beau-père a reçu une nouvelle affectation. J’ai suivi ma famille et j’ai quitté la petite ville normande à tout jamais. Avant de partir, j’ai laissé un mot à la grosse patronne du bistrot du port pour qu’elle le remette à Yvon.
Un jour, j’ai reçu une lettre de lui. Écrite en termes simples, elle me pardonnait dès les premières lignes de ne pas avoir attendu son retour. Elle était si belle cette lettre qui n’évoquait pas l’amour que pour mieux l’exprimer.
Bien des années plus tard, je l’ai relue et j’ai pleuré, comprenant alors que j’aimais toujours, sans le savoir, cet homme dont la peau sentait les embruns. Il était trop tard.