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Chapitre 8 | Supplément : Le récit de Toni
Etrangement, Adrien ne s’arrête pas à la ferme mais la contourne jusqu’au hameau de petites maisons basses qui la jouxtent. Il se dirige vers l’une d’elles dont la porte est encadrée par deux fenêtres. Devant, rosiers, arbustes et fleurs vagabondes créent un fouillis végétal coloré. Il frappe.
- « voilà, voilà, j’arrive »
Le vantail supérieur s’ouvre, puis le bas, en frottant le sol.
- « Bonjour mon grand »
Je vois Adrien se plier en deux puis rester courbé pour passer sous le linteau et je découvre une petite femme ronde, souriante et alerte qui, le bras levé en arc, crochète déjà mon épaule pour m’attirer à elle.
- « Tu es Tino, je pense » et elle m’embrasse comme du bon pain. Eclat de rire d’Adrien :
- « Toni, Monique ! Ton « Tino » est mort depuis longtemps »
Monique plisse ses yeux, a une petite contraction des épaules et de la tête, comme si on avait glissé un glaçon dans son cou.
- « Tu comprends, Tino Rossi*, c’est toute ma jeunesse » Puis, devant mon air ahuri, elle se ressaisit, m’examine rapidement de la tête aux pieds puis me houspille « allez, entre et assieds-toi ! »
S’asseoir, c’est à la table carrée au centre de cette petite pièce basse de plafond. Elle écarte la coupe à fruits du centre de la table et, prenant appui sur ses deux poings, bras tendus :
- « qu’est-ce que je vous offre ? » Elle nous considère chacun notre tour. Adrien proteste :
- « un grand verre d’eau fraiche s’il te plait. Nous n’avons que trop... »
Elle se tourne vers moi, m’adresse un coup de menton :
- « toi aussi ? » et comme j’acquiesce, elle disparait et revient portant un pichet ventru en terre vernissée.
- « Adrien, sors les verres du buffet, s’il te plait »
Puis elle ouvre une boite en fer qu’elle pose en glissade. Je vois Adrien se hausser du col et en vérifier le contenu avant de l’incliner vers moi.
- « les palets de Monique, tu vois, avec la couronne dorée croustillante et le centre moelleux … »
Il relève les yeux sur elle et je le vois sourire comme un enfant gourmand.
Mais Monique pose sa main sur son bras :
- « dis-moi, qui c’est ce Toni que tu m’amènes aujourd’hui ? »
Sans cesser de sourire, Adrien baisse la tête et prend le temps de faire tourner son verre dans sa main. Elle reprend :
- « Parce que tu comprends, Monique, elle regarde la télévision, elle voit ce qui se passe dans le monde et elle te connait aussi, Adrien. » Il redresse un peu la tête, la fixe :
- « Toni a dit à sa mère que je suis son amoureux »
Elle imprime une petite secousse sèche de sa main toujours posée sur son bras.
- « et… ? »
- « Et moi, je l’ai présenté à la mienne. »
En silence, elle hoche trois fois la tête avec une petite moue d’approbation, puis, brusquement, se tourne vers moi.
- « et ton Toni, qu’est-ce qu’il fait ? »
Je me sens comme un papillon qu’elle aurait piqué d’une aiguille sur une planche d’entomologiste. Je bafouille deux secondes puis explique que je suis en école d’ingénieur, que c’est lors d’une intervention à la fac que j’ai rencontré Adrien et …
Mais elle me coupe la parole, balaie l’air d’une main.
- « le reste, mes amis, ce sont vos petites affaires » Puis elle se tourne résolument vers Adrien « tu comprends, j’ai trop vu Julien ravalé au rang de stagiaire, de second, d’exécutant … à force de ne pas dire les choses. Je me rappelle … »
Sa tête part un peu en arrière comme si elle tournait sous l’afflux des souvenirs. Elle hésite, nous regarde puis, battant l’air d’une main rejetée derrière sa tête :
- « oh tant pis, il y a prescription » et se lance :
- « C’est le jour de ta naissance Adrien. Tes parents étaient partis la veille à la maternité. C’est le matin et Julien et moi, nous sommes dans la cuisine. Ton père entre et dit simplement : c’est un garçon ! Je ne me tiens plus de joie et je lui tombe dans les bras. Et là, il m’embrasse. Tu imagines la scène, ton père qui m’embrasse ! Comme il fallait qu’il soit vraiment heureux, c’était son quatorze juillet !
Et non content de ça, il attrape Julien, le serre dans ses bras et l’embrasse tout autant. Je n’en reviens pas, je me tourne vers Julien et je le vois tétanisé, les yeux comme des soucoupes, bouche ouverte. Puis il baisse la tête, rougissant comme un enfant qui vient de trahir un secret malgré lui. Et à ce moment, j’ai compris avec ma petite cervelle de cuisinière. Je me souviens qu’ensuite ton père a voulu du cristal pour trinquer à ta santé.
Moi je surveillais Julien d’un œil, mais il a su vite reprendre ses esprits. Mais tu le sais bien que Julien a toujours fait face et qu’il a toujours été là quand il le fallait. »
Adrien ne dit rien. Il hoche la tête doucement avec un demi-sourire.
Puis elle reprend :
- « tiens, à propos de Julien, regardez ce qu’il m’a installé »
On se transporte vers son nouveau poêle à pellets flambant neuf dont elle nous explique tous les avantages quand, moi, je découvre l’occupant du fauteuil voisin. Le greffier soulève sa tête tigrée et cligne des paupières sur ses yeux dorés avant de se lever souplement. Il s’étire, soulève son dos, puis, soudain câlin, il s’incline pour se faire caresser en ronronnant. Monique suspend son bavardage :
- « c’est mon Maître Mitis, le chasseur de souris, l’allié de toutes les cuisinières. »
Le bel animal se frotte maintenant à moi.
- « lui aussi t’a adopté » dit-elle en souriant.
Puis, infatigable, elle nous prend chacun par le bras pour nous entrainer à l’extérieur admirer son rosier qui croule sous les fleurs parfumées.
- « Mais je suis bête, je bavarde, je bavarde alors que vous êtes attendus »
Elle nous envisage l’un et l’autre.
- « si vous saviez comme je suis contente de vous avoir vus, les enfants. »
Puis elle s’arrête brusquement :
- « attendez ici » et trottine à l’intérieur. Elle revient portant la boite en fer :
- « je les ai faits pour vous » et elle me la tend à deux mains.
- « je te la confie, parce que lui, il mangerait tout »
Puis elle nous gratifie de bises sonores, fait un petit geste de la main et rebrousse chemin jusqu’à sa maison en trottinant. Tandis que nous rejoignons la voiture, je soulève légèrement la boite de biscuits.
- « je compte les négocier âprement contre les privautés que tu m’as refusées tout à l’heure »
Il me regarde l’œil mi-clos, se mort la lèvre inférieure et se glisse dans l’habitacle où je le rejoins. Il soulève légèrement son bassin, moule sa queue visiblement demi bandée dans son froc :
- « je suis désolé. Je comprends que tu veuilles des compensations à ma négligence coupable. »
Je me penche vers lui et lui glisse à l’oreille :
- « tu as jusqu’à ce soir » puis je glisse la main dans la boite en fer, en retire un palet dont je grignote ostensiblement la moitié avec un soupir :
- « c’est croustillant autour et fondant au centre, délicieux ! »
Et comme je constate qu’Adrien est proche de succomber à une suffocation, je lui fourre l’autre moitié dans la bouche, soustrayant de justesse mes doigts à sa voracité.
*Constantin dit Tino Rossi est un acteur et chanteur français né à Ajaccio en 1907 et mort à Neuilly-sur-Seine en 1983. Sa chanson « petit papa Noël » sortie en 1946, demeure à ce jour la chanson la plus vendue en France et a littéralement imprégné plusieurs générations. Découvrez-le, interprétant « Catarinetta bella Tchi Tchi », sur des images du premier film dont il est la vedette en 1936 « Marinella » mis en scène par Pierre Caron. Ecoutez-le chanter « Tu n'as que seize ans et faut voir comme / Tu affoles déjà tous les hommes ! » et vous comprendrez pourquoi sa voix de velours et sa prestance faisaient chavirer nos grand- parents, comme, ici à l’écran, Jeanne Fusier-Gil, sa partenaire.
Amical72
amical072@gmail.com
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