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Chapitre 10 | Chacun son destin
Le récit de Toni
Au-delà de tout ce que j’avais vu de lui, de ce jeune cadre urbain élégant dans son costume gris, j’ai découvert un Adrien inattendu, un garçon ayant grandi à la campagne, fils de la nature, animal instinctif et, dans le cercle de sable, la connivence entre ces trois mâles, cette structuration hiérarchique, m’ouvre à un monde insoupçonné et, à la fois, me laisse un peu sur le côté, comme un ignorant. Une question se forme spontanément.
- « Pourquoi n’es-tu pas devenu agriculteur comme ton père, Adrien ? »
Il sourit, et désigne Julien.
- « Tout ça, c’est de sa faute !
J’ai grandi ici, fils unique d’un gros propriétaire, élu à la tête de la Chambre, et d’une enseignante, à la fois isolé et protégé, géographiquement et socialement. A l’école, tout était plutôt facile pour moi, et ici j’avais mon monde et mon cheval ; aux vacances, je partais à la mer ; j’étais un prince héritier, un peu satisfait de lui-même, qui se destinait naturellement à monter sur le trône offert, mais Julien ne cessait de me répéter : tu verras, au lycée, …
Et j’ai vu ! Au lycée, je n’étais plus personne et j’ai été confronté à la diversité du monde. Un peu difficile pour moi au début mais, piqué dans mon amour propre, je me suis accroché et pris au jeu. Placé à la même enseigne, Julien n’avait rêvé que de trouver un havre pour s’y installer et y vivre en paix, moi qui avais ce havre à portée de main, je ne pensais qu’à m’en évader pour plonger dans le vaste monde et ce qui le fait tourner.
Alors, lorsqu’il a fallu parler d’orientation, j’ai d’abord demandé à mon père s’il était heureux de ses responsabilités à la Chambre pour lui annoncer que moi non plus, je ne voulais pas, pour le moment, réduire mon horizon aux Chênaies et que j’allais poursuivre mes études.
Et de la sorte, Julien restait à la conduite des Chênaies … »
Puis, d’un coup, il s’écarte légèrement de moi sur le canapé, me regarde et m’interroge d’un coup de menton :
- « Selon toi, j’aurais dû reprendre la succession de mon père et Julien serait ouvrier comme le sien, mais toi, alors, pourquoi ne travailles-tu pas dans le bâtiment comme ton père et ton frère bien conforme ? Ton père a-t-il applaudi quand tu as préparé un bac général, puis es entré en classe préparatoire ? Ne joue pas les Candide avec nous, Toni !
Etre gay, qu’on l’assume ou qu’on s’en défende, nous place en rupture avec le déterminisme familial et social. Nous SAVONS que nous ne serons jamais celui qu’on nous destinait à être et qu’ainsi, nous rompons le fil de loyauté. Etre soi est un vrai combat quand on est différent dans ce monde normatif, alors, quand nous engageons ce combat, certains le mènent jusqu’au bout. Aucun de nous trois n’est à la place qui lui était destinée mais chacun a une situation qu’il a obtenue grâce à sa volonté propre, une conquête ! »
Julien intervient alors :
- « Ne sois pas si radical Adrien ! N’oublie pas qu’ici, tu as vécu une situation privilégiée. Certains ne parviennent jamais à soulever la chape de plomb du déni absolu et vivent écartelés entre leurs pulsions contrariées et les obligations sociales auxquelles ils ont eux-mêmes souscrit. Ils se marient, ont des enfants … où alors, ils entrent dans les ordres ! »
Puis il nous propose de passer à table, nous chargeant de dresser le couvert pendant qu’il disparait en cuisine. Devant ma mine interrogative, Adrien a un fin sourire et explique :
- « mon père menait une vie de bourgeois respectable sous ce toit avec épouse légitime et fils unique et, en traversant la cour, il retrouvait Julien à la ferme, avec qui … il partageait d’autres plaisirs et moi, enfant, je vivais sous les deux toits. »
- « mais, … tu savais ? »
- « que mon père était « également attaché » à ses deux maisons ? oui ! Et pour le reste …
Dis-moi, Toni, en maternelle, as-tu appris la comptine Ô l’escargot ? … j’ai vu, j’ai vu, le p’tit trou d’son derrière, j’ai vu, j’ai vu, le ptit trou d’son … Ô l’escargot …
Jamais aucun enfant, même très jeune, n’ajoute le mot manquant, tous comprennent qu’il y a des mots qu’il ne faut pas prononcer et en retirent un plaisir nouveau, la conscience d’une complicité, d’un lien affectif choisi, construit. Je te l’ai dit : j’avais deux pères … »
Ses yeux se perdent un instant.
- « et oui, je les ai vus, ou plutôt, aperçus … mais tu sais, à la ferme, nous n’avons pas les mêmes tabous sexuels, avec les animaux qu’on voit copuler, et que l’on a souvent encouragés … »
Il s’est glissé contre moi, sur le canapé, et me fait basculer en arrière, ses mains me retiennent, son visage se rapproche du mien, ses yeux m’envisagent, pétulants, canailles.
- « tu m’as couru après pour demander à venir avec moi, sans savoir où je pourrais t’emmener, Toni … » Il se rapproche encore et me souffle l’air en filet au visage. Il murmure :
- « et maintenant tu voudrais savoir comment on baise à la ferme ? Dans l’odeur lourde des écuries, la profondeur de la paille, avec un robuste gars de la campagne … Pour ça, il suffit d’essayer … »
Mais, par la porte entrouverte, une voix de stentor nous parvient, assourdie :
- « ohé, les garçons ! »
Mémoire des comptines avec Ô l’escargot
FIN de la SAISON 4
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Amical72
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