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13 | Des épaules assez larges
Le récit de Jérôme
Après nos ébats, nous reposons tous trois sur le lit, Julien allongé, appuyé contre Lecourt qui est adossé à l’oreiller et moi, en travers, à leurs pieds. Celui de Julien est resté au contact de ma jambe et je le remercie d’avoir gardé ce lien de lui à moi, de ne pas avoir lâché ma main.
Lecourt s’est enquis auprès de Julien de qui je suis et celui-ci m’a donné la parole, laissé choisir mes mots pour lui répondre, me montrer tel que je souhaite qu’on voie désormais.
A son tour, comme en miroir, Lecourt a raconté l’irruption de Julien dans sa vie, la prise de risque, la patiente construction de la confiance entre eux jusqu’à ...
Jusqu’à … ce que j’ai sous les yeux, qui m’est exposé simplement, une évidence.
Bien sûr, j’avais pu détourner un instant Lecourt, l’enjôler de ma parade, jouer de ses réflexes de mâle toujours prêt à planter sa bite pour envoyer ses gamètes bien profond et perpétuer l’espèce comme son cervelet, ce rudimentaire organe dont nous sommes tous dotés à égalité, le lui commande …
Mais quand Julien arrive, ce sont leurs corps qui s’aimantent, leurs caresses qui renouent le discours qu’ils partagent, leur complicité qui les conduit à l’éblouissement.
Ainsi, en traversant la forêt dans sa quête de princesse aux cheveux blonds, le chevalier peut-il s’arrêter pour s’éprendre du bûcheron et ils traceront, ensemble, un chemin tout aussi noble que le destin qui lui était initialement promis, même sans avoir beaucoup d’enfants.
Dans le silence qui règne sur ce lit défait, dans ces instants qui s’égrènent calmement, chacun est plongé dans ses pensées ; il me semble avoir enfin trouvé la paix intérieure, celle d’un accord harmonieux en moi-même ouvrant, enfin, au chantier de construction de ma vie d’homme.
Ma nouvelle vie.
Soudain Julien est parcouru d’un frisson qui donne le signal de nos ablutions fraternelles. Puis il nous propose de boire un dernier verre.
Une fois rhabillés, chacun retrouve sa position sociale et Lecourt son ascendant bienveillant. Cependant nos récentes galipettes ont aplani toutes mes appréhensions alors, quand il m’y invite sobrement, j’ose évoquer mes turpitudes à haute voix et sans fard, pour la première fois.
- « Ces deux mecs qu’ado j’avais dérangé dans le vestiaire, l’un s’était détourné mais le regard et le sourire de l’autre m’avaient accroché. Ce trouble, c’était bien le mien, venu de l’intérieur de moi ; la proximité entre ces deux mecs aurait pu passer inaperçue, paraître anodine ou sans intérêt, être instantanément oubliée …
Pourtant, à moi, elle parle ; certes, un langage inconnu que je ne déchiffre pas et cela me déconcerte mais me voilà, souffle suspendu, boule à l’estomac, débordé et aux aguets. Cet autre, dés lors, je l’épie, poussé par une volonté intérieure plus forte que moi.
Quand, dans des vestiaires déserts, je le découvre sous la douche, mes yeux se portent … sur sa queue dressée et je suis comme un lapin pris dans les phares, pétrifié, privé de toute volonté, et je le rejoins sans qu’il ait à me solliciter. J’espère que je vais enfin accéder à ...
Non ! Je me LIVRE à lui ! Parce que je ne sais rien, que je suis démuni, perdu et que lui seul semble avoir la clé. Il dispose de moi et m’enfile d’un trait mais dans mon attitude, pouvait-il lire autre chose qu'une disponibilité absolue ? Il n'a eu à faire preuve ni de violence ni même de persuasion tant ma docilité était totale.
Bien sûr, cette première fois m'a d'abord déchiré mais un éblouissement l'a aussitôt suivie et il s'est aperçu que j'avais éjaculé de me faire baiser. S'il avait eu des réserves, ma jouissance les a dissipées : n'est-ce pas la preuve que J'AIME me faire enculer ?
Je SUIS un enculé.
Pour autant, de ce dépucelage, j'allais conserver la mémoire d'un mode opératoire. Est-ce pour sauver ma peau? Quand mon désir noue mon ventre, j'abandonne tout contrôle conscient ; s'il le faut, je m'alcoolise jusqu'à l'hébètement et je n'ai plus alors qu'une envie : me faire bourrer le cul. Sauvagement, sans plus aucune inhibition.
Puis je sombre dans un abrutissement dont je me réveille sans AUCUN souvenir : tout comme lors de mon initiation, je ne me sens ainsi responsable de rien.
Et puis, il y a Béné. C'est elle qui a jeté son dévolu sur moi et je n'en reviens pas. Que cette jolie fille que je voyais inaccessible avec sa grace, sa douceur, son élégance naturelles, sa force aussi, m'accorde ses faveurs me transfigure, moi, son exact opposé qu'on surnomme le petit taureau parce que mon réflexe habituel est de foncer tête baissée avant de réfléchir.
Or quand elle me regarde, je marche sur l'eau, je révèle ma patience, ma lenteur, ma délicatesse, mes émotions. Je vis un rêve, elle est l'inespéré antidote aux fracas qui me renversent, elle va m'en guérir.
Et puis, un de ces soirs où j'erre, place d'Espagne, déjà ivre mort avant d'avoir rencontré la bite indispensable qui va me combler, je croise Julien. Je m'effondre devant lui et, au lieu de se détourner, il prend soin de moi. Sauf qu'au réveil, il est encore là, en témoin bien tangible.
Je ne peux plus faire l'ignorant amnésique : le loup garou des pissotières, c'est bien moi et la madone aux yeux clairs a eu beau nouer ses bras autour de mon cou et nous faire deux beaux garçons, elle n'est pas parvenue à exorciser le diable qui est en moi.
Parce que ce diable, C'EST MOI !
Alors ma part de brute que je me suis appliqué à distinguer, pour la honir jusqu'à la diaboliser, fait-elle de moi un monstre, un homme déchu de s'être livré à ses coupables pulsions?
Ou prête-t-on assez d'humanité à "ces gens-là" aussi pour qu'ils puissent s'accepter et soient admis eux-aussi, à vivre dignement ?
Je n'ai pu imaginer d'autre recours que de me tourner vers Julien. Il m'avait tendu la main, j'espérais qu'il pourrait aussi m'aider à voir clair, que je pourrais apprendre de lui."
A ce moment, je ne peux retenir un sourire qui fronce mes joues puis je relève les yeux et les envisage l'un et ensuite l'autre. Julien, Lecourt.
Lecourt, Julien, pareillement sereins et attentifs.
Et l'intérêt qu'ils m'accordent alors est comme une reconnaissance, un baume appliqué sur ces cicatrices secrètes et suintantes que je révèle enfin au jour, au grand air. Car je sens que ce n'est qu'ainsi qu'elles pourront commencer à s'atténuer.
- "Mes initiatives intempestives auraient pu semer les ferments de la discorde entre vous et je vous prie de m'en excuser mais ... cette, disons "affection" que l'on devine entre vous a surmonté sans effort cette tentative qu'on pourra regarder comme mesquine ou ingrate. Vous m'avez offert une belle représentation positive de ce que peut être le lien entre deux hommes.
Et pour autant, mes petites manoeuvres ne m'auront pas coûté le bannissement en représailles mais bien au contraire, magnanimes, vous m'avez écouté, avec attention et bienveillance.
Merci.
Je vous ai livré ma parole sans filtre, dans toute sa noirceur pour mieux l'exorciser. Mon métier d'éducateur m'a appris cette faculté qu'a la parole ; en nommant nos démons, elle les circonscrit et nous permet de les combattre plus efficacement pour nous en délivrer.
Or votre oreille, vos égards sont autant de soutiens et me permettent de vous faire face en toute simplicité, sans rougir de ce que je suis, en égal, et de retrouver ma place d'homme dans sa totalité. Je ne suis plus un bagnard qui tire son boulet parce qu'il n'est plus une marque d'infamie, il est devenu une partie de moi.
Je SUIS un homme, un père, un éducateur, un sportif ... ET aussi un pédé. Un homme multiple ; je revendique cette complexité qui est une richesse à mes yeux. C'est ainsi et désormais, je me sens les épaules assez larges pour l'assumer.
Amical72
amical072@gmail.com
* « J'espère, c'est peu de le dire / J'espère que tout ça va tenir / Sur mes épaules, mes épaules, mes épaules / Pas bien carrées / Mes épaules, mes épaules, mes épaules / Pas bien gaulées, pas baraquées / Pas balaises » Albin de la Simone interprète « sur mes épaules »
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