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16 | Gâchis – Le récit de Julien.
Je l'avoue : j'ai été quelque peu négligeant pendant ces dernières semaines ; cette douleur qui me noue encore parfois la gorge m'invite à la procrastination car elle ne tolére aucune exigence supplémentaire de ma part.
Aussi ai-je entrepris le tour des pâtures pour vérifier les clôtures, les abreuvoirs, tous les imprévus qui peuvent être cause de désagréments ; un peu de marche à pied par ce beau temps me fera le plus grand bien après déjeuner.
Alors que le chemin que j'emprunte avant de redescendre vers la prairie en contrebas contourne une croupe boisée, soudain me parvient un bruit sourd et scandé, comme un bref et lointain déferlement de sons électriques saturés, de ceux qu'émettent certains véhicules démonstratifs qui passent vitres ouvertes, nous éclaboussant quelques minutes de leur vacarme.
Incrédule, je souris de cette irruption incongrue dans ce coin de nature retiré. Une hallucination auditive, un écho apporté par le vent, probablement.
J'inspecte la clôture ; les animaux ont un accès aménagé à l'eau de la petite rivière qui la borde. Le talus de la rive opposée, raide, est couvert d'un fouillis végétal d'où émergent de grands arbres ce qui rend le pré inaccessible depuis l'étroite voie communale qui suit ce fond de vallée.
Aucun détritus jeté par-dessus la haie ou en amont ne déshonore l'onde claire qui roule entre les galets et où je vois passer l'éclair d'une truite sur les graviers. Je me laisse aller à rêver que ce coin de nature dont j'ai la charge reste miraculeusement préservé.
Et soudain, à nouveau, cette avalanche de gribouillis de guitares comme un ornement sur des basses sépulcrales et telluriques. Pendant un court instant, certes, mais je ne peux l'avoir rêvé. Il y a comme une urgence dans ce fracas, une alerte qui m'interpelle, je sais que c'est vain mais je ne parviens pas à raisonner mon impulsion réflexe: je dois aller identifier la cause de ce trouble.
Je rejoins le chemin, il s'infléchit dans le bois, remonte et surplombe, le relief s'inversant entre les deux rives, une vasque qui s'ouvre où l'eau, après avoir dévalé un court raidillon qui accélère son courant, se calme et s'épanouit.
Une femme mince, relevant les jambes de son jean à deux mains sur ses cuisses, y patauge en naiade et, derrière les buissons, le long de la voie, une petite voiture, portières et haillon ouverts, déverse son flot de vociférations gutturales sur des grincements métalliques.
Seules les humeurs fantasques du vent m'en ont heureusement protégé jusqu'alors.
J'aurais rebroussé chemin sans me dévoiler mais un chien qui l'accompagne m'a repéré et d'un aboiement bref, signale ma présence. La femme relève la tête et me sourit.
Je la connais de vue. Sous son abondante chevelure poivre et sel sobrement relevée en queue de cheval, son visage fripé, ses yeux cernés, l'absence d'incisives supérieures, sa voix éraillée disent assez ses excès passés.
Elle me parle mais les bruits de l'eau cumulés à la cacophonie que déverse les hauts parleurs couvrent ses paroles comme je le lui indique, à deux mains portées à mes oreilles en démonstration d'impuissance.
En quelques pas, elle sort du lit de la rivière, contourne un buisson et va claquer la portière du véhicule puis se retourne vers moi et hurle.
- " Il fait super beau, hein ?"
Pourquoi est-ce que je m'attarde après lui avoir répondu d'un éloquent signe de tête plutôt que de poursuivre ma route ? Est-ce là un réflexe social ou un défi, celui de démontrer que je peux m'astreindre à un échange cordial même avec cette personne alors que, pourtant, tout semble nous opposer ?
Elle se rapproche en titubant, portant à ses lèvres le goulot d'une bouteille d'alcool blanc qu'elle boit à la régalade avant de l'élever vers moi qui refuse la proposition d'un sourire et d'un signe de la main. J'ai fait trois pas de plus sur le chemin pour sortir de l'ombre froide et je découvre alors la présence d'un second personnage, allongé sur ses vêtements étendus sur le sol. En appui sur ses coudes, il offre son torse et ses jambes au soleil sur la pente menant à l'eau. Sa chevelure et sa barbe, châtain clair, sont courtes et bouclées comme celles d'un pâtre et il sourit béatement de toutes ses jolies dents.
-" C'est un copain de mon fils ! Ça faisait trop de bruit pour le bourg, ça commençait à grogner alors je l'ai amené ici."
Elle se penche vers lui. Il s'empare de la bouteille, boit une gorgée, la lui rend et elle revient dans l'eau, d'un pied prudent. Je ne peux retenir un sourire ironique.
-"Elle doit être fraîche, non?"
D'où je me tiens, je distingue ses yeux vitreux, ses lèvres pâteuses qui ne parviennent plus à articuler sa réponse malgré ses efforts. Alors elle secoue la tête en dénégation et fait un ample signe désespéré du bras au jeune homme qui s'est relevé, pour qu'il s'approche de la rive.
Il est grand, plus que moi ; il n'a pas vraiment un physique de sportif mais plutôt le charme de la fraîche complexion de ses vingt ans et quelques ; du poil presque blond mousse d'abondance sur son torse entre ses larges aréoles roses et descend, franchissant son nombril creux, sur son joli bidou jusqu'à la ceinture noire de son boxer bariolé. Il marche comme un pantin, bras ballants, lançant une jambe mal assurée après l'autre ; il a de grands pieds blancs aux longs orteils.
Il relève la tête vers moi, ses yeux brouillés sont clairs et à demi masqués par ses paupières, si lourdes qu'il peine à les garder relevées. Il me sourit puis, après avoir bu une longue lampée, il tend sa bouteille de bière à sa compagne et s'essuie les lèvres d'un revers de la main, levant si haut le coude qu'il me dévoile un fin toupet blond dans le creux de son aisselle.
La femme s'est écartée de lui, vacillant à chacun de ses pas dans l'eau qui tourbillonne autour de ses mollets et lui s'affaisse lentement sur ses jambes, s'accroupit pour tenter de conserver un équilibre précaire en se rapprochant du sol. Il a les deux pommettes soulignées de cette barre de couperose révélatrice d'une forte alcoolisation.
D'une brusque détente des cuisses, il s'est projeté vers le ciel tel un gardien de but d'opérette, bras tendus lancés au-dessus de sa tête, mains ouvertes sur un hypothétique ballon, puis il retombe, de profil, dans les quarante centimètres d'eau qui, heureusement à cet endroit, recouvrent un fond mêlé de sable et de limon, dans un large nimbe d'éclaboussures scintillantes qui retombent en crépitant.
Elle a éclaté d'un rire d'ivrogne en s'accroupissant, trempant son fond de culotte tandis que, suffoquant, il se rétablit à quatre pattes, cheveux et barbe gorgés d'eau, dégoulinant, la vue brouillée. Son boxer a glissé à la moitié de ses fesses blanches qu'il contracte pour se redresser. Des deux mains, il écarte les mèches de son visage pour me sourire, fier de sa démonstration.
Elle poursuit ses hoquets de rire éraillé en frappant la surface de l'eau autour d'elle du plat de ses mains quand lui tente de se rétablir en prenant appui sur le fond d'un bras tendu, pliant déjà un genou. Le support meuble se dérobe sous son poids et il retombe lourdement, le visage dans l'eau ; le boxer glisse et découvre l'intégralité de sa lune pâle et glabre toute hérissée de picots par le froid.
Avant tout autre chose, hélas, son premier réflexe est de remonter son sous-vêtement et de dérober ce joli astre à mon observation quasi documentaire. Il rit lui aussi, quoiqu'un peu niaisement et, demi branlant, il parvient à rejoindre la rive où il s'ébroue comme un animal puis se déploie, face à moi, ses bras à l'équerre tel ceux d'un fort de foire encadrant son torse bombé. Rayonnant.
L'imbécile ! Je suis sidéré.
Une vague de fureur me submerge soudain, une colère si noire devant tant d'inconséquence, que j'ai grand peine à la contenir.
- "Séchez-vous au soleil et tentez d'être plus prudents à présent !"
Et je tourne les talons, rejoignant d'un pas vif le couvert des chênes, le coeur palpitant. Après l'éblouissement du grand soleil, je plonge dans la pénombre sous les arbres ; comme étourdi, mon esprit se trouble et s'égare, j'avale à grand peine ma salive, la gorge sèche, les oreilles bourdonnantes, soudain fébrile, avançant à grands pas.
Tout en marchant, des fourmillements me semblent agiter mes mains, je les vois qui plongent dans des cheveux bouclés, mes paumes épouser des joues qui me sourient en retour, mes pouces dessiner des lèvres qui s'entrouvrent pour les suçoter tour à tour. Mes doigts pincent le tendre tissu de tétons qui, aussitôt, pointent dans un soupir et des yeux clairs chavirent ; mes doigts courrent sur la peau souple, cascadent sur des reins, font glisser une ceinture élastique noire sur des fesses pâles que j'ouvre à deux mains comme on le fait d'une grenade, entre lesquelles j'enfouis mon menton, la langue dardée comme une torpille. Elle se délecte des sucs musqués d'un anus qui ne tarde pas à palpiter. Je le vois ce cul rond, blanc, offert, posé en appui sur ses deux grands pieds à la plante plissée et aux longs orteils fins ; il est fendu par un sillon luisant de salive. Je le regarde, lui, se cambrer en me jetant un regard qui m'invite par dessus son épaule avec ce beau sourire aux dents régulières. Je le ramène fermement à moi, le long de ma queue suintante qui l'éperonne puis l'enfile souplement dans son vagissement ébloui.
Là, est-ce que, par hasard, une fois bien enculé, tu la vois mieux, la solution à tes problèmes, joli jeune homme hébété d'alcool ? Est-il besoin de risquer le coma éthyllique ou l'hydrocution en te jetant dans l'eau froide en réponse à un pari stupide ?
Quel gâchis!
Voilà ! Je reconnais brusquement la source de ma fureur : c'est cette erreur fondamentale et réitérée, la fuite sans fin dans des excès, chacun d'eux pouvant mener au drame, une esquive qui n'est qu'égarement et ne résoud en rien les difficiles questionnements que CHACUN d'entre nous, gay ou pas, rencontre et se DOIT d'affronter.
Pour se connaître et les dépasser, se construire et tracer sa route.
Tenter de les noyer dans l'alcool ne sert à rien, ils ressurgissent.
Obstinément.
C'est à ce moment que j'ai eu conscience d'avoir repris pied dans la vraie vie, celle du soleil sur la peau, des frissons d'émerveillement. J'étais encore accablé par une lourde fatigue mais je retrouvais le goût des choses simples et authentiques.
J'allais mieux.
Amical72
amical072@gmail.com
« Et c’est comme ça que tout a commencé, on avait d’la flotte jusqu’aux genoux et le vieux con nous dit d’avancer ... » Y’en avait jusqu’à la ceinture » écoutons Graeme Allright
Dans ce récit, par une alternance de champ / contre-champs, je m’accorde la liberté de faire entendre des voix qui ne vont pas dans le sens que nous attendons, avec des faiblesses, des malentendus, des lâchetés parfois. Pour tout livrer de notre humanité, car on ne fait pas un bout de chemin sans s’amender, se déjuger quelques fois. Julien l’apprend à ses dépens.
Merci de vos réactions, de vos remarques, de vos suggestions. Elles cheminent et alimentent la construction de cette aventure qui dure … Je réponds à chacun d’entre vous aussitôt que possible.
La saison 18 est annoncée.
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