Premier épisode
2 | Une valse – Le récit de Jérôme.
Julien!
Je lui dois une fière chandelle, oui!
En apparence, je suis un jeune homme vernis, à qui tout a souri : la nature m'a doté d'un cerveau plutôt délié dans un physique pas trop désagréable et Béné a noué ses bras autour de mon cou. Nous avons deux enfants, deux beaux garçons.
Elle est infirmière et moi, éduc. On habite un pavillon avec jardin. Tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes possible.
Mais ...
De temps à autre, je pars en vrille. Sans que rien ne le laisse prévoir. Je m'arrête dans un bar pour boire un verre, puis un autre, suivi d'un autre ... Je me bourre la gueule, méthodiquement, jusqu'à anéantir toute résistance, abolir toute mémoire. Ensuite, je lâche prise.
C'est comme ça que j'ai rencontré Julien : ivre comme un polonais, je me suis accroché à lui, place d'Espagne en le suppliant de m'enculer. Puis, là, soudainement, j'ai vomi ! Sur ses pieds!
Comme n'importe qui, il aurait pû se détourner et m'abandonner, ou simplement m'accompagner jusqu'à un des bancs, m'y allonger et j'y aurais cuvé mon excès éthylique, après tout, le temps n'était pas si-bérien que je ne puisse survivre à l'épreuve ! Puis je serais rentré à la maison, la gueule cassée, l'écran vide et noir, sous l'oeil angoissé mais impuissant de Béné ...
QUI aurait pû lui en faire reproche?
Lui m'a ramené chez lui et je me suis réveillé dans son lit, à poil et blotti contre lui. Bien sûr avec la gueule de bois mais, cette fois, il y avait un témoin de mes errements. Un mec, un grand frère, qui a tout vu, qui résume son inclination sexuelle d'un sobre "moi, je suis gay" et me tend la main. Pas une caricature repoussoir, pas un de ces êtres éthérés, cultivant une apparence trop soignée ou, à rebours, croulant sous un excès d'accessoires marqueurs de virilité en amulettes, il n'a pas, non plus, de vagues prétentions d'artiste ou un bon goût trop sûr ...
Un paysan ! Un mec costaud, solide sur ses jambes, qui conduit de grosses machines, commande de lourds chevaux de trait, manoeuvrant leur puissance du bout des doigts, avec une simple longe ridiculement fine. Et qui, de plus, écoute Bach avec vénération.
Pas une de ces abstractions entrevue sur un écran, une créature si exceptionnellement lisse qu'on doute de sa réalité et qu'on n'imagine pas la croiser un jour dans notre quotidien banal, lui, c'est un VRAI mec, REEL, qui respire, pète, mange, chie, réfléchit, ... qui me prend dans ses bras, me secoue, me regarde dans les yeux, m'offre de revenir quand je veux.
Là, le rideau se déchire et je vois, je comprends qu'en m'aveuglant d'alcool, j'ai obstinément refusé d'entrevoir jusqu'alors une réalité qui me saute alors à la figure. Oui, mais laquelle?
Tout ce qui faisait ma vie s'effondre : une chimère qui n'était bâtie que sur une illusion et plus rien de ce qui la structurait n'est donc légitime. Alors je me place en retrait : comment pourrais-je plus longtemps serrer Béné dans mes bras si je ne suis pas celui qu'elle pensait avoir choisi?
Suis-je VRAIMENT un pédé, un de ces foutus enculés ? Mon destin est-il de trouver ainsi mon plaisir ? Je suis décidé à me mettre à l'épreuve et c'est vers Julien que je me tourne.
Quand j'arrive aux Chênaies, j'ai un choc. Ce grand balaise en côte verte dans sa cour, son regard chaleureux sur moi, son sourire réjoui de me revoir ... C'est si réconfortant, si simple !
Écrasé par l'irruption brutale de son témoignage, au réveil de la cuite pendant laquelle il m'a recueilli, je crains de ne pas eu les yeux en face des trous pour bien le regarder ; il m'accueille comme s'il avait espéré à ce que je revienne le retrouver ... et c'est un beau mec. Vraiment, j'aurais plus mal tomber, un frisson me parcourt et je comprends que je n'ai qu'une hâte, quitter cette exposition en pleine lumière pour me réfugier dans ses bras.
Je le lui dis, d'ailleurs, la gorge serrée, que je suis perdu en mer, que j'ai quitté Béné, que je suis un enculé, que, oui, je m'en remets à lui, totalement ...
Et à ce moment, j'ai un deuxième choc. Je m'attendais à ... je ne sais à quoi, d'ailleurs! Entre hommes, je n'avais jamais connu qu'un sexe expéditif, une capture pour une fornication abrupte mue par une pulsion qui s'imposait jusqu'à obtenir satisfaction, une jouissance rapide qui libère, qu'on jette avec le kleenex qui essuie ses épanchements et qu'on oublie aussitôt.
Or là, il m'embrasse!
Avec volupté, tendresse, je ne sais pas "quoi", encore une fois ...
Il me dit alors qu'il n'est pas un soudard et que ce qu'il aime, avec un mec, c'est "faire l'amour". Or, jusqu'alors, mes partenaires masculins n'avaient jamais que "tiré un coup" quand lui m'entraîne dans des lècheries, des doigtages, des caresses dilatoires, des baisers, et encore ...
Alors quand il me pointe, c'est moi qui, d'impatience, m'empale sur lui en serrant les dents.
Lui, encore une fois, il m'attend.
Au lieu de me bourriner immédiatement, m'écrasant de toute sa puissance virile de dominant, il me caresse, me cajole ; le temps pour moi de retrouver mes esprits, de sentir une douce chaleur m'envahir, mon propre appétit se réveiller et c'est alors moi qui entame le va-et-vient qui nous emporte de concert dans une volupté partagée.
C'est moi qui le fait jouir, et non pas lui qui me "prend". Une sacrée différence.
Ensuite, il me plaque sur le matelas, m'administre une pipe vorace qui emporte MON explosion, MA jouissance en retour. Une reconnaissance. Un équilibre.
Tout ce qui me rattachait à Béné, cette tendresse, ce lâcher prise secret où je m'autorisais à être sensible, attentionné, à me montrer presque fragile, tout ce qui lui avait fait dire "je savais que tu es gentil", ce pacte entre nous ...
Voilà qu'il lui dérobe ce que je pensais être son exclusivité, que je lui accordais comme un dû, sans réfléchir, "parce qu'elle est une femme".
Alors cette évidence, tellement manifeste qu'elle se révèle naïve, me percute comme un poing à l'estomac : deux hommes peuvent, sans déchoir, sans abdiquer leur essence masculine, être tendres, attentionnés, se montrer l'un à l'autre vulnérables ou mal assurés, s'accorder confiance, s'étayer réciproquement et s'exposer crûment dans un échange mutuel.
Donc oui, ils se font l'amour, tout simplement.
Un brusque afflux d'énergie, comme un rebond de ballon, m'enlève du lit pour me propulser vers le dehors, le grand jour qui nettoie, l'exposition qui rayonne ...
Mais, d'un geste vif, il a barré mon torse de son bras.
-" Tout doux, le poilu! Ça, ce n'était que la première cartouche, tirée un peu trop précipitamment à mon goût."
Je me laisse retomber sur le dos avec un rire de gorge, c'est tellement rassurant de se laisser guider par ... Par qui, en fait? Je ne le connais pas vraiment, ce mec, mais nos premiers échanges m'ont mis en confiance, je n'y ai décelé aucun calcul, alors j'accepte de m'en remettre à lui. Je le vois comme une sorte de grand frère, d'ami, un soutien pour mon pas soudain devenu hésitant.
-" Comme tu voudras, j'ai encore tellement à apprendre et je suis là pour ça."
Alors j'attends qu'il m'embarque comme promis. Je suis déjà prêt à le suivre, abdiquant toute volonté, dédouané de toute responsabilité et voilà que, se soulevant sur un coude, il m'interpelle :
-"Allez, à la douche!"
Ce scénario de vestiaires, pas besoin d'en lire le script, je connais! Les bousculades, les privautés, les ambiguités de cette proximité née dans les frictions du corps à corps du match, ces prétextes recouverts par des rires épais qui dissimulaient des envies pas très claires, clandestines, je ... je ne sais plus où j'en suis. Mais, encore une fois, il me rassure, en grand frère.
-" Quand j'ai affronté la même situation que toi en ce moment, celle d'accepter en conscience mon désir pour les mecs, moi aussi j'ai suffoqué.
Parce qu'on a aucune illustration à quoi se comparer, aucune référence, on se pense donc anormaux. Mais c'est la seule ignorance, le silence autour de cette réalité qui a pourtant existé de tous temps, dans toutes les sociétés, et, même, chez toutes les espèces, qui nous la fait tenir pour monstrueuse.
Ceux qui restent étrangers aux troubles que nous traversons se sont appliqués à faire de nous des parias aux agissements diabolisés, des boucs émissaires quand nous ne sommes qu'une variation naturelle des possibles et que notre commune humanité nous confère les mêmes droits à la vie, au bonheur et au respect. Viens!"
Et nous avons repris nos jeux, nous précipitant dans la cabine de douche pour nous couvrir d'une mousse que nos énergiques frictions, réciproques, abondent et font gonfler. Émolliente, elle nous recouvre de légèreté, estompe toute gravité de son insouciance vaporeuse, nous dissimule l'un à l'autre mais, à chaque contact, je sens monter en moi cette douce chaleur que je connais bien puis je découvre une connivence entre nous quand je vois qu'il m'épie ; le rinçage nous dévoile et je ne peux taire plus longtemps mon désir, ni la joie née de cet élan. J'en ri, désarmé.
Il me prend dans ses bras et, la tête à mon épaule, me souffle à l'oreille.
-"Tu vois, ce n'est pas plus difficile que ça."
Je bande comme un fou et je presse ma queue contre lui, espérant qu'il ...
considérant qu'il est plus averti, je reste dans l'attente qu'il fasse ...
qu'il prenne l'initiative, que ...
Lorsque nous sommes embarrassés, ou indécis ou face à une décision difficile à prendre, une perspective qui nous effraie, nous redevenons un petit enfant à qui maman dicte ce qui est bon pour lui, ce qui ne l'est pas et nous lui obéissons, aveuglément.
Mais avec Julien, ce n'est pas comme ça : il ne fait rien à ta place, il t'ouvre la porte, mais c'est à toi de la franchir, et uniquement si tu le souhaites, si tu es prêt. Il suggère, il est disponible pour t'accompagner mais il ne se substitue pas à toi ; personne d'autre que toi ne peut savoir ce dont tu as envie, ni quand, ni comment ... D'ailleurs, l'éducateur en moi le sait bien !
Or ici l'enjeu est de taille et fera basculer ma vie, j'en ai la certitude. Qu'est-ce que je veux VRAIMENT ? J'ai la gorge serrée, les mains tremblantes, le coeur battant la chamade et c'est en suffocant que ma joue coulisse imperceptiblement contre la sienne, que ma tête s'incline jusqu'au moment où nos nez se rencontrent ... que nos souffles se mêlent. Mes lèvres frémissent ...
Soudain, un rien ! Un gravier qui fait trébucher, quoi, une pichenette maiselle suffit à balayer le cheveu qui nous séparait encore et nos langues se nouent dans un long dialogue. Précipité d'abord parce qu'hésitant puis il s'affirme, devient volontaire, appliqué ; il se développe en discours, s'élabore en savante recherche du plaisir.
Enfin, il triomphe, éclate en volupté tourbillonnante, une valse !
C'est quand nous avons décollé nos lèvres, à l'instant même où je l'ai regardé droit dans les siens, que j'ai rassemblé la force intérieure permettant d'affronter la question muette qu'ils me posaient, que j'ai pu assumer ouvertement mon désir et y céder en toute conscience : "oui, moi, Jérôme, je suis pédé."
Je le prends par la main et c'est moi qui l'entraîne jusqu'à sa chambre. Je veux le regarder droit dans les yeux, lui, Julien, pendant qu'il m'encule, moi, Jérôme.
Pour poursuivre cette quête, vivre les choses en pleine conscience, enfin savoir.
« La poussière au bleu du chagrin / s’élevait sur tous les chemins / vous courez comme feu follet / mon âme égarée / Puis il y eu ce sentiment nouveau / ce souffle sur ma peau / le plaisir avec toi »
Amical72
amical072@gmail.com
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