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Premier épisodeÉpisode précédent

Agriculteur | S20 Payer mes dettes

5 | Imminence – Le récit de Julien.

La journée avait pourtant bien commencé !

J'avais mis la viande à cuire avec les aromates, les épices et un oignon percé de clous de girofle en épluchant les divers légumes. Monique m'avait préparé sa célèbre crème aux oeufs, une référence en matière de dessert maternel.

J'avais expédié les affaires courantes afin d'avoir l'esprit serein car, dans ma petite tête, j'avais soigneusement préparé le déroulement de cette journée ; je la souhaitais exclusivement consacrée aux deux hommes qui m'avaient accompagné et soutenu, m'aidant à surmonter le chagrin démesuré dans lequel le départ de Mehdi m'avait plongé ; c'était, pour moi, une façon de les remercier, de payer mes dettes en quelque sorte.

En attendant Jérôme, à la terrasse du Midi, je regarde les hommes passer avec un plaisir renouvelé : à nouveau, mes pensées batifolent librement, j'ai retrouvé cette disponibilité à l'autre, au bleu du ciel, au déhanchement de ce joli brun en claquettes comme un possible qui me rend vivant à un monde riche de surprises.

Quand Jérôme arrive, je l'emmène au sauna. C'est là que nous nous sommes fortuitement croisés et que j'ai fondu en larmes entre ses bras, c'est donc de là que je veux reprendre le fil de notre amitié, partager avec lui des effusions douces et tendres qui lui disent ma reconnaissance d'avoir trouvé les mots juste au bon moment pour m'aider à reprendre pied.

Las ! C'est compter sans lui, sans ses propres dispositions du moment, sans tous ces soucis qui probablement monopolisent ses pensées et c'est alors lui qui m'entraîne dans une chevauchée effrenée où, de réflexe en soupir, je lui emboite le pas comme pris par un engrenage, aveuglé par nos pulsions. Je suis un peu chagriné par ce rapport expéditif mais son sourire me rassure ; comme il s'en dit "ragaillardi", j'oublie cet épisode sur le chemin de nos chaleureuses retrouvailles.

Aux Chênaies, nous faisons le tour du propriétaire à pas lents, comme pour percevoir le passage du temps, raviver la mémoire de tous les bons moments que nous y avons partagés et retrouver notre proximité, notre complicité implicite.

Je ne lui révèle pas pour autant QUI est l'invité mystère mais, quand Lecourt pousse la porte en coup de vent, je capte les regards qu'ils échangent ; ils me confirment que l'attirance spontanée et réciproque qu'ils se portaient ne semble pas vraiment éteinte. Or, au lieu de m'en offusquer, je compte bien tirer parti de cette dynamique jusqu'à pouvoir les serrer à nouveau ensemble dans mes bras ; je m'essaie alors à leur montrer que je ne suis pas dupe de leur petit manège.

Eh bien si ! Je découvre alors que je suis bel et bien le dindon de la farce, celui qui n'a rien vu, rien deviné et, bien plus qu'une quelconque jalousie de leurs ébats, c'est ma cécité qui m'interroge ; non qu'elle me vexe, on passe tous, sans cesse, à côté d'indices manifestes qui ne font alors pas sens, de choses que l'on ne sait pas voir mais cet aveuglement me sidère, au sens propre du mot, comment puis-je être autant absent à ceux qui me sont si proches, si étranger à leurs élans ?

Voilà Lecourt s'amuse de mon air ahuri ; il précise, ironique, qu'il n'a eu nul besoin de mon intercession pour passer un agréable moment avec Jérôme, lequel rougit comme un adolescent coupable et fuit le regard de Lecourt qui, lui, quête son approbation.

Mais moi, je ne suis toujours pas revenu de cette révélation désarmante et le rire continue à secouer Lecourt, il semble exulter d'être, pour une fois, celui qui m'en remontre sur le terrain des conquêtes mais si je continue à le regarder avec des grands yeux, c'est qu'en fait, je suis fier de lui, mon mec, que je redécouvre en séducteur de mon double, Jérôme, et à mon insu.

Le ton modeste qu'il adopte alors, le subterfuge de "l'unique initiative d'un éternel supplétif lassé d'être cantonné sur le banc de touche" qu'il emploie pour essayer de désamorcer une situation qu'il a lui-même créée ne me le rend pas moins désirable, bien au contraire. Il réclame d'être parfois à la manoeuvre, soit ! Mais qu'attend-il donc ?

Alors c'est moi qui fais l'effort de me reprendre et je lui souris, largement, puis, d'une vive détente en représailles, j'étire mon cou pour venir déposer un bisou qui n'atteint que le coin de ses lèvres, sans éteindre son rire qu'il habille d'une manifestation désordonnée de joyeuse protestation.

Ensuite, je noircis mon regard et me retourne vers Jérôme.

Mais le masque que je me suis hâtivement composé pour jouer le cocu de théâtre trahi par son meilleur ami ne tient que le temps de voir son visage se figer l'instant d'un doute. L'attendrissant imbécile ! Comment peut-il imaginer que notre solide amitié puisse être entamée par cet écart ?

-" Je t'aime, voyou."

Je l'ai attiré, serré tout contre moi pour lui glisser ces mots à l'oreille mais, aussitôt, j'étouffe précipitamment mes velléités de lui manifester des marques plus tangibles et démonstratives de mon affection en me retournant pour clamer à la cantonade.

- "A présent, si personne n'a plus rien d'urgent à confesser, sans doute pourrions-nous passer à table !"

Je sers à chacun une assiette de bouillon dans laquelle, une fois avalée, nous faisons chabrot à l'ancienne avec une lampée de Reuilly bue à même la faience, dans un rituel que je veux commun.

Puis j'officie ! En grand prêtre du pot-au-feu, j'extrais du faitout les morceaux de paleron, de jarret, la queue gélatineuse et le plat de côtes, je les découpe puis je compose un plat de légumes : oignons, poireaux, carottes, navets boule d'or, céleris-raves, panais, rutabagas sans oublier les bulbes de fenouil dont j'apprécie le goût anisé. Enfin, je repêche les tronçons d'os à moelle.

Penchés par dessus mon épaule, toutes narines béantes pour ne rien perdre des puissants arômes qui s'échappent du récipient fumant, je suis étroitement entouré par les deux hommes que j'ai le plus envie de prendre dans mes bras et je nous vois enfin former la constellation que j'appelle de mes voeux depuis que j'ai commencé à fomenter cette réunion en jonglant avec les disponibilités de chacun. Quelque chose s'épanouit lentement dans ma poitrine.

Il me suffit d'écouter les seuls bruits qui troublent le silence, le raclement des couverts dans les assiettes, les mastications, les murmures de satisfaction, puis de voir, à mesure que les gourmandises sont peu à peu rassasiées, les paupières s'étirer sur des pupilles amincies ne laissant filtrer qu'un éclat joyeux pour des échanges de regards complices et entendus, le vin aidant, pour me convaincre que l'enchantement des palais tisse entre nous une connivence qui nous mène tout droit vers d'autres plaisirs. Le dénouement que j'appelle de mes voeux.

Alors je m'adonne sans plus de vergogne à ces regards veloutés qui se risquent puis qui se coulent entre nous, mes joues se creusent de fossettes à tenter de retenir des sourires qui finissent par éclater, ma langue claque sur mon palais comme autant de crans d'engrenage qui cèdent l'un après l'autre, ma nuque s'enroule et les oeillades qui glissent par dessous nos sourcils sont des mains qui tatonnent sous la nappe jusqu'à trouver le galbe de la cuisse espérée qui, elle, en frissonne, atteinte de la même fièvre.

En apportant la crème caramel confectionnée par Monique à notre intention, je remarque que Lecourt semble soudain s'abîmer dans ses pensées, mais dans ses fonctions consulaires, tant de choses reviennent le préoccuper par vagues que je n'y prête pas vraiment attention ; étourdi par les hormones, persuadé qu'il ne pourra leur résister bien longtemps et qu'il va nous revenir lui aussi, j'entretiens ostensiblement le feu follet du dialogue muet avec Jérôme.

La paume de mes mains frémit déjà de retrouver leurs peaux, de se faufiler dans leurs toisons, d'étreindre leurs muscles, ma langue impatiente s'enroule et se déploie dans ma bouche comme un oiseau bat des ailes avant de prendre son envol, mes yeux leur prédisent mille supplices, insupportables de volupté mais qu'ils devront pourtant affronter et mon diaphragme se crispe, restreignant mon souffle, dans l'attente d'un déclenchement imminent dont le décompte s'éternise presque douloureusement.

Soudain, dans une inspiration bruyante, Lecourt se redresse et sa chaise recule dans un raclement aigrelet sur les tomettes.

- "Je crois que je vais m'en tenir là et vous laisser terminer la soirée entre vous, m'attarder davantage ne serait pas raisonnable après un si bon repas et de si délicieux flacons. Je crains aussi que mon âge ne m'autorise plus les fredaines vers lesquelles je vous vois louvoyer."

Tournant la tête de droite et de gauche, il nous distribue généreusement un large sourire empreint d'une affection débordante. Qui m'apparait appuyée. Trop.

Sa fuite me parait impossible, insupportable. Sans plus chercher à réfléchir, je bondis, debout, à son côté.

Mes doigts viennent se refermer sur son avant-bras affirmant leur détermination implacable, celle des fers emprisonnant impitoyablement la cheville du forçat.

- " De ça, il ne saurait être question, André Lecourt !"

Je jette un oeil à Jérôme qui semble ne pas savoir sur quel pied danser et d'un geste vif de la tête, je lui intime de nous rejoindre. Il se relève promptement et, dans sa prunelle brièvement entrevue, je lis sa joie d'être ainsi convoqué et son empressement. De mon bras libre, je l'attire encore plus proche de nous, afin qu'ainsi, nous encadrions étroitement le patron qui ne bouge plus, comme résigné. Je place ma tête parallèle à la sienne, ma bouche vient murmurer à son oreille de telle sorte que dans cette extrême proximité, nos yeux ne puissent pas se croiser, que nos regards se perdent dans cette évocation.

- " Souviens-toi, il y a quelques jours, dans ta voiture, Lecourt, tu conduisais, j'étais encore sous le coup de l'abattement ... Soudain, tu as tendu le bras vers moi, la main ouverte. J'y ai déposé la mienne et tu l'as fermement retenue. Tu as évoqué des souvenirs du début de notre rencontre puis tout ce qui nous as permis d'être ce que nous sommes aujourd'hui, toi et moi. Tu as dit : je me DOIS d'être à tes côtés quand tu as besoin, prenant appui sur ce pacte tacite qui nous lie depuis lors.

Un semblable pacte implicite me lie à Jérôme, Jérôme qui a eu besoin, qui t'a touché toi aussi. Or sans ses mots à lui, sans ta main à toi, je ne sais pas où j'en serais aujourd'hui.

Alors ce soir, foi de Julien Bonnet, tu ne quitteras pas cette maison, tu n'échapperas pas à nos bras que tu ne te sentes auparavant soulagé d'une grande partie de ce poids qui t'éloigne de nous, qu'il soit celui des ans ou de tout autre chose, peu m'importe, puisqu'il te pousse à fuir même ceux qui ne demandent qu'à partager ton fardeau, sans te poser la moindre question, sans faire aucun commentaire, souhaitant uniquement te rendre un peu de la chaleur humaine qu'il ont trouvée auprès de toi."

Sans nous concerter, Jérôme et moi l'enlaçons plus fortement encore, jusqu'à ce que, d'un infime relâchement, d'un pudique silence, d'une pression ténue en retour, nous percevions qu'il a, enfin, baissé la garde et accepte de s'abandonner à l'effervescence de notre simple affection.

En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, nous nous retrouvons à l'encadrer sous ma couette où il s'est laissé conduire avec un discret soupir de soulagement. Tous deux serrés contre lui comme des lapereaux blottis dans les fourrures du nid, nus comme en notre prime nature, membres emmêlés, nos doigts courant partout, le nez dans ses cheveux courts, dans les moiteurs du creux de son épaule, dans ses odeurs, les bras en lianes qui serpentent et l'enveloppent, nos lèvres lui distribuant des bécots à l'aveugle sans plus s'attarder, nous voyant uniquement préoccupés de nous étreindre encore, plus intensement, plus longtemps, dans des brassées rassurantes et roboratives, des effusions chaleureuses et pourtant poignantes, celles de Jérôme répondant en écho aux miennes, gloussant à voix basse de nos enfantillages en apparence inconséquents, manifestant la joie de ces retrouvailles, de cette affirmation communicative de notre commune vitalité dont témoignent nos trois cierges pareillement brandis, qui se croisent et se plaquent au hasard de nos revirements, brûlants et coulants dans leur tenue de cérémonie mais, surtout :

Portés par cette profonde fraternité qui nous lie en un tout.

Nous voilà tous trois, car Lecourt ayant fini par se laisser gagner par l'innocence de nos jeux, il y répond petit à petit, ainsi qu'à nos bisous, et avec la même légéreté, nous voilà nous tournant, retournant, tour à tour blottis, enlacés, encastrés, face et dos alignés en cuillers, échangeant de tendres embrassades, des caresses, sans qu'aucun de nous ne s'aventure jamais jusqu'à la suffocation, murmurant notre bien-être, creusant sous le drap une tanière à la forme de notre trio qui, lentement, s'apaise, maintenant, se cajole, bientôt, se berce et se réconforte.

Et c'est ainsi que nous nous sommes endormis, rassérénés.

Amical72

amical072@gmail.com

L'oratorio "La bellezza ravveduta nel trionfo del Tempo et del Disinganno" soit "la Beauté repentie dans le triomphe du temps et de la désillusion" du compositeur Haendel, est créé à Rome en 1707. L'auteur du livret, Benedetto Pamphili, fait cardinal par la volonté de son oncle, le pape, est également philosophe, théologien, poète et mécène. Il fait se développer un dialogue entre quatre personnages allégoriques : le Plaisir, la Beauté, le Temps et la Désillusion. Ils débattent du sort de la beauté : doit-elle s'adonner éperduement aux plaisirs ? Mais la chute fait apparaitre, hélas, une morale toute religieuse : le Plaisir est chassé, la Beauté part vivre au couvent pour gagner une place au Ciel, demeure d'éternité où le Temps n'a aucune prise. Dans l'air "se la bellezza perde vaghezza", la Désillusion, interprêtée par Reginald Mobley, contreténor, se fait philosophe : "la belle fleur de la jeunesse ne rit qu'un instant"

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