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12 | La société des pédés – Le récit de Julien.
Dans le calme de cette toute fin d’après-midi d’automne où il fait déjà sombre, Jérôme et moi sommes assis dans le canapé de ma maison des Chênaies ; nous conversons calmement, évoquant ses deux fils en dégustant un verre de Savennières, un vin où la fraîcheur du chenin se combine à une sèche minéralité et me ravit.
Désormais, Jérôme et moi avons renoué notre lien, un lien différent de celui des débuts, plus libre et équilibré, qui sait se faire, quelques fois, un peu plus étroit, un peu plus ...
Mon téléphone vibre et, dans un réflexe irréfléchi, je le consulte. Machinalement.
- « Sommes à Saint Martin. Espérons qu’il n’est pas trop tard pour t’inviter à dîner avec nous ce soir. »
Le « nous » m’apporte une bouffée de joie ; je n’ai pas revu Antoine de longtemps et la simple idée de sa présence me réjouit. Alors sans plus réfléchir …
J’adresse à Jérôme le geste de temps mort et j’appuie sur la touche qui compose le numéro.
- « Allô, Damien ? »
- « Bonjour, bel homme ! On t’attend pour dîner, Antoine semble impatient de te serrer dans ses bras. »
Il rit et, derrière lui, j’entends une voix protester.
- « Mais je suis tout aussi impatient de retrouver votre plaisante compagnie, messieurs. Cependant ce soir, c’est hélas impossible, un ami est à la maison. Demain ? »
- « Comment ça : impossible ? Vous n’avez pas de moyen de déplacement pour deux ? Faut-il venir vous chercher ? Ici tout est prêt et s’il y en a pour trois, il y en aura pour quatre. »
Je sens qu’il va m’être difficile d’échapper courtoisement au piège que je me suis moi-même tendu et dans lequel j’ai foncé tête baissée. J’active le haut parleur pour associer Jérôme à ma tentative d’esquive.
- « Je ne voudrais pas entraîner mon invité dans une soirée qu’il n’avait pas envisagée, non plus qu’à vous imposer la présence d’un total inconnu. »
Mais c’est un rire qui me revient en écho.
- « Sais-tu bien que nous avons précédemment invité à Saint Martin un agriculteur que nous nous ne connaissions ni d’Eve ni d’Adam, uniquement après l’avoir regardé faire travailler un cheval de trait, cela sur la simple présomption qu’il serait un hôte agréable ? »
Puis la voix se recale dans les graves.
- « Plus sérieusement, Julien, si cet ami passe la soirée avec toi, nous pouvons le supposer de plaisante compagnie et je m’aventure pas jusqu’à avancer l’hypothèse que c’est un de ces garçons sensibles qui ne s’effarouchera pas de côtoyer pendant une soirée deux barbus qui ne font pas mystère de céder au vice grec. »
Je relève les yeux vers Jérôme, attentif, qui affiche un sourire ironique et, quand je l’interpelle d’un coup de menton, il écarte ses deux mains ouvertes, soulève ses sourcils pour me signifier qu’il s’accommode volontiers de ce hasard et s’en remet à mon choix. Alors, je capitule ; je suis, en fait, profondément heureux de retrouver Antoine à la présence trop rare.
- « Jérôme semble accepter de voir son projet de soirée tranquille ainsi bousculé. Nous arrivons. As-tu besoin de quelque chose ? Du pain ? »
Mais il rit à nouveau.
- « Non, Julien ! Ne passe pas par le bourg et, surtout, ne t’arrête pas à la boulangerie, tu pourrais y faire de fâcheuses rencontres, la maison de Saint Martin ne serait alors pas assez grande. Venez comme vous êtes ; nous vous attendons. »
C’est Damien qui m’ouvre la porte et il m’ensevelit illico dans ses bras. Mais, rapidement, nous nous écartons pour les présentations. Échange des prénoms, protocolaires poignées de main. J’offre à Damien le pot de gelée de mûres que j’ai apporté à leur intention puis, quand je désigne les pieds nus de nos hôtes à Jérôme, nous nous déchaussons prestement. Antoine m’ouvre les bras à son tour et nous nous brassons dans une accolade chaleureuse. Il me glisse à l’oreille.
- « Je suis content de te voir. »
Une de ses mains s’attarde sur moi, ses yeux clairs pétillent d’une joie limpide que je lis dénuée de toute arrière pensée et j’en suis heureux. Il me semble qu’une de ces trop rares amitiés évidentes nous lie, spontanément.
Ensuite, d’une main à son épaule, Damien désigne à Jérôme le salon où flambe un bon feu puis il nous entraîne tous quatre côté cuisine. L’espace n’est éclairé que par la hotte au-dessus de la cuisinière où une cocotte laisse échapper d’appétissantes vapeurs de ragoût, deux hautes bougies blanches disposées sur le bahut et la coupe en opaline festonnée de la suspension qui a été descendue pour ne saisir dans son cercle de lumière que la table ronde en noyer blond aux volets ouverts, où sont dressés assiettes en faïence terre de fer, verres et couverts tous anciens mais dépareillés, formant, cependant, une douce harmonie colorée de bleus et de verts.
- « C’est charmant !» souffle Jérôme, conquis.
- « Tout le mérite en revient à Antoine qui s’efforce d’apporter ordre et beauté dans ma tanière et ma vie d’ours misanthrope. »
Je me hasarde à chantonner.
- « Là, tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe, calme et volupté* »
A vrai dire, le risque n’est pas grand car le refrain de la mélodie ne nécessite pas une grande amplitude vocale et, le chantant mezzo voce, je crains moins de l’écorcher de ma voix unanimement raillée pour être particulièrement fausse. Damien opine du chef, en complice.
Mais Antoine corrige.
- « Luxe, luxe … ce n’est que de la vaisselle en faïence chinée à vil prix sur les brocantes aux alentours. S’il vous plaît, ne me dépeignez pas en fashionista de la déco, je déteste ces postures TELLEMENT distinguées, elles ne visent qu’à river un clou définitif et à dissuader quiconque de dire mot, je n’ai rien d’un dictateur du bon goût, d’un prédicteur de modes.»
Il agite devant lui ses deux mains aux doigts en étoile comme pour effacer cette idée et sourit en rosissant à peine et je retrouve ses yeux qui, hésitants, vont et viennent de l’un à l’autre et lui confère ce charme inimitable du timide qui, dans un suprême effort sur lui-même, surmonte ses retenues naturelles. Imperceptiblement, ils sont revenus se fixer sur Jérôme puis sur moi, s’affermissant dans une gentillesse désarmante.
- « Lorsque nous sommes allés faire les courses au bourg, l’un de nous a proposé de t’inviter à dîner, Julien, et nous avons convenu que nous aurions tous deux plaisir à partager un moment en ta compagnie. Mais pris par les préparatifs, nous avons tardé à t’appeler … ce qui nous vaut le plaisir de faire ta connaissance, Jérôme.
Par choix, Damien et moi cherchons à nous épargner les sur-enchères d’une vie mondaine trop codifiée où chacun observe et jauge l’autre dans une atmosphère qui en devient pesante, l’éclat trompeur de rituels se voulant élitistes où chaque convive rivalise d’esprit et se croit tenu de « chier du marbre », vous voudrez bien m’excuser pour cette trivialité.
Damien a entretenu le feu pour nous assurer une chaleur confortable ; j’ai voulu nous créer une ambiance feutrée, paisible mais également simple, avec … de bonnes odeurs de cuisine, une lumière douce … pour une soirée calme et chaleureuse.»
- « Et c’est parfaitement réussi ! vous affirme celui dont la présence n’était pas prévue et qui, candide découvrant tout ceci, s’autorise à donner un avis. »
Assurément, Jérôme paraît se sentir à son aise, il est radieux et poursuit.
- «Racontez-moi plutôt ce carrousel où vous avez découvert cet homme de cheval. »
Mais Damien l’interrompt.
- «Attablons-nous auparavant car c’est une bien longue histoire. Pour la circonstance, je vous ai débouché ... »
- « Un Alsace, je parie. »
Damien tourne le visage vers moi, à la fois ravi de ma perspicacité et comme brusquement attristé de voir l’élan de sa tirade prématurément brisé, mais il dresse un index et relève un sourcil, soudain impérial.
- « Grand cru, Monsieur ! Un Riesling grand cru Schlossberg.»
Et c’est alors moi qui ai l’air d’un grand bêta.
Nous avons ri, de bon cœur, avant de déguster ce vin frais, tendu et minéral dans de hauts verres tulipe au buvant resserré ; d’abord, chacun enfermé dans une concentration égoïste, avant de nous en réjouir ensemble et d’unanimement féliciter Damien pour l’excellence de son choix, de partager les toasts de terrine du charcutier du bourg, de trinquer, de passer à table, de nous régaler, de ...
Et, soudain, Jérôme de revenir sur le sujet laissé en suspens auparavant.
- « Maintenant, que nous sommes presque rassasiés, racontez-moi comment vous avez fait la connaissance de Julien. »
Que cherche-t-il ? Pourquoi insiste-t-il de la sorte pour éclairer ce qui relève de l’anecdote, de l’intime ; un épisode de peu d’importance qui ne doit qu’au hasard ? Mais Damien se redresse.
- « Tout vient en fait d’un pari entre Antoine et moi. Nous nous étions rendus au comice par simple curiosité de citadins, quand nous avons vu arriver ce grand gaillard menant un cheval de trait aux longues rênes. La façon dont il lançait des regards ciblés dans l’assistance m’a fait dire : ce gars-là est de la chorale ; mais mon camarade était plus que sceptique : moqueur !
Piqué dans ma perspicacité, je suis allé trouver le meneur pour le sonder et … j’ai immédiatement trouvé à qui parler. Alors nous l’avons invité à saint Martin, où nous avons commencé par faire connaissance au sens biblique du terme et c’est un peu à partir de là que nous sommes devenus des amis. »
Damien promène alors un regard amusé sur nous trois, passant de l’un à l’autre ; aucun ne proteste ni ne s’offusque, alors il reprend avec le même naturel, le même calme.
- « Mais toi, Jérôme, peut-être veux-tu nous dire à ton tour comment tu as rencontré Julien ? »
Jérôme a plongé le nez dans son assiette ; de sa fourchette et de la pointe de son couteau, il y tourne et retourne avec application une fine lamelle de carotte à plusieurs reprises, puis il abandonne ses couverts, s’adosse et nous regarde à tour de rôle avec un sourire contrit.
- « Je vivais dans un déni total, je me soûlais et quand je me réveillais, j’avais tout oublié de mes frasques et revenais à ma vie ordinaire, « normale » devrais-je dire. J’étais dans un état d’hébétude complète lorsque Julien m’a croisé et c’est moi qui l’ai hélé. Il m’a recueilli, il m’a veillé jusqu’à ce que je reprenne pied. Il avait pris soin de moi et rien de plus mais alors, face à moi se tenait ce témoin. Je suis rentré chez moi ; pourtant rien n’allait plus, le rideau s’était déchiré sur ma vie renversée et je ne cessais de songer à ce mec, là, incontournable, à son drôle de regard posé sur moi.
Alors je suis retourné le voir aux Chênaies, je ne savais pas exactement pourquoi ni ce que j’attendais de lui, j’étais fébrile et désorienté mais il m’a d’abord embrassé tendrement, m’a proposé de m’en remettre à lui, m’a guidé pas à pas, jusqu’à nous amener à faire l’amour. Il m’a, petit à petit, réconcilié avec mon désir, avec moi-même et m’a rendu une dignité d’homme. Un homme qui aime d’autres hommes. Depuis ce moment, la vie m’a offert l’occasion de lui prêter à mon tour une épaule secourable. Je le regarde comme mon ami et je crois que c’est réciproque. Je … »
Il secoue la tête en tous sens.
- « Tsss ! C’est à cause de cette lumière douce, de ce bon vin, de cette chaleur, de votre compagnie ; pour la première fois, je peux me dire devant des gens qui me comprennent. Enfin !
Excusez-moi si j’ai gâché la soirée. »
C’est Antoine qui rompt le silence qui suit.
- « Je te comprends, Jérôme. Il est si commun, si facile de nous railler, de nous réduire, notre couenne s’est endurcie mais nous devons rester sans cesse sur nos gardes, prompts à faire face, à répliquer à chacune des tentatives de déstabilisation.
Aussi ces moments d’entre-soi, de complicité nous sont comme des éclaircies où on peut baisser la garde, respirer à pleins poumons. Tous ceux qu’un aspect ou un autre distingue du plus grand nombre, qui s’en voient exposés aux regards, aux jugements, partagent ton ressenti, Jérôme.
Mais ce soir, nous sommes entre nous, bienveillants et ... repus. Alors levons nos verres à Julien, car c’est lui qui nous a réunis. »
L’atmosphère s’en trouve changée d’un coup. En se dévoilant, Jérôme nous a révélé, mis à nu avec nos fiertés et nos forces mais également nos failles et, en adultes assumés dont toutes les barrières et préventions se voient ainsi tacitement levées, nous nous considérons les uns, les autres avec indulgence et mansuétude, riant de nous-mêmes dans un sentiment de plénitude.
La soirée se prolonge dans une ambiance de calme et de concorde et je réalise quelle bouffée d’air frais ce moment entre pairs apporte à chacun d’entre nous. Jérôme, qui leur était inconnu il y a quelques heures, semble maintenant être un familier de nos hôtes. Quelle chance avons-nous de participer à cet instant, avec de tels échanges, d’atteindre à une telle écoute, une telle bienveillance, une telle humilité, une telle organisation sociale.
Nul doute que ceux qui s’enferment dans le ressentiment et la jalousie, qui cultivent la rancœur n’en ont probablement pas connu d’aussi épanouissants ; sinon, ils n’auraient d’autre souhait que d’y revenir, dés la première bouffée de colère dissipée.
Ce soir, la vie nous a comblés et nous n’avons besoin de rien de plus ; nous nous séparons dans de grandes brassées, comme à regret. Antoine se blottit étroitement contre moi dans un élan que je partage, nos yeux s’accrochent ensuite, pétillants de complicité canaille ; ils se reconnaissent, se confortent. Se suffisent.
Dans la voiture, Jérôme s’étire.
- « Finalement, une fois dépassée la crainte de se voir piégé dans une sorte de ghetto complaisant, la société des pédés peut-être tout à fait agréable et, même, constructive. »
Il se frotte les mains.
- « Au fait, ce voyou de Damien m’a glissé à l’oreille que toi, tu as son numéro. »
Il sourit, malicieux, puis se perd dans ses pensées et reste silencieux.
* « Vois sur ces canaux / dormir ces vaisseaux / dont l’humeur est vagabonde » Le baryton José Van Dam interprète la mélodie composée par Henri Duparc sur le poème de Baudelaire : l’invitation au voyage
Amical72
amical072@gmail.com
Vous pouvez préférer la voix de soprano de Véronique Gens
Fin de la saison 22 /Suivez-vous toujours, sans vous perdre, les aventures de Julien et de ses comparses dans leurs cheminements affectifs, des errements parfois ? Échangeons sur vos plaisirs de lecture, vos surprises, vos incompréhensions aussi ; vos encouragements, tout autant que vos remarques, questions, suggestions alimentent cette entreprise au long cours. Croyez bien que je les apprécie ...
Exprimez-les, tous sont les bienvenus et alimentent l’écriture. Merci à tous ceux qui l’ont déjà fait, refait parfois. Je m’efforcerai de répondre à chacun d’entre vous aussi rapidement que possible.
La saison 23 est d’ores et déjà annoncée. Mais vous l’aviez compris !
A BIENTÔT !
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