Premier épisode | Épisode précédent
5 | Un rêve prémonitoire – Le récit de Julien.
Plus de quatre heures que je trace inlassablement des sillons interminablement monotones puis, arrivé en bout de ligne, demi-tour, je renverse le brabant et c’est reparti dans l’autre sens.
Ma cabine a beau être douillette, les vitres doivent être régulièrement débarrassées d’une pulvérisation de fines gouttelettes dans un flic-floc d’essuie-glaces et je me vois alors précipité dans ce lourd extérieur plombé, à ce moment de la saison où, après le flamboiement de l’été indien, l’hiver prend fermement ses quartiers et fond le ciel et la terre en une triste bouillasse éteinte. Derrière moi, les mottes moulées fument et crient d’une couleur sombre qui parait outrageusement soutenue parmi tout ce terne, ce mouillé, ce collant, ce frisquet.
Seul, perdu dans un brouillard dont je suis protégé par une sorte d’ampoule tiède et lumineuse.
Assez !
Je coupe le contact en bout de rang et rejoins ma voiture d’un pas martial. J’ai faim ! J’ai envie d’une solide croûte dorée de pain bien cuit dans laquelle mordre férocement, l’entendre craquer, broyée par mes dents, pour rompre avec ce silence étouffant.
Le bourg n’est pas loin.
En sortant de la boulangerie, je vise pour couper au plus court dans la fine bruine en direction de ma voiture mais, sur le côté, mon œil distingue deux silhouettes sur la terrasse désormais vide de tout son mobilier, devant le bistrot. Celui qui se tient de dos, à gauche, le plus grand, rentre sa tête coiffée d’un bonnet dans le col matelassé de sa parka, les bras collés au corps, les mains au fond des poches. Il bascule d’un pied sur l’autre dans un souple balancement latéral d’ours en cage ; en face de lui, un châtain foncé, plus petit et râblé, pieds ancrés dans le sol, oscille sur le ressort de ses cuisses, il semble s’enrouler sur lui-même pour protéger au creux de sa main la cigarette dont il tire régulièrement de profondes bouffées. Il se tourne à demi vers moi pour lâcher un épais nuage de fumée, le prolongeant d’un coup de menton qui, je l’imagine, pourrait me désigner. Pris d’une inspiration qui me mord soudain le ventre, j’infléchis brusquement ma trajectoire pour filer droit vers eux.
- « Bonjour les garçons. »
Je me tourne délibérément vers celui de gauche pour découvrir que mon intuition était la bonne. Même enrobé par sa doudoune qui l’épaissit, c’est bien David et sa silhouette de héron. Je lui souris.
- « Dis-moi, tu as l’air frigorifié ! Je te dépose ? »
- « Volontiers. »
Il a répondu sans hésiter et il m’emboîte le pas après un « salut » sonore et définitif à son acolyte qui, l’œil morne d’un poisson, n’a pas bronché.
David s’installe sur le siège passager. D’un geste vif il a arraché son bonnet, secoué ses boucles alors que je lance rapidement sur ses cuisses ma baguette et le sachet contenant les chouquettes destinées à agrémenter mon café, nos yeux se croisent. Puis je m’incline pour introduire la clé dans le démarreur.
Mais, avant de la tourner, j’interromps brusquement mon geste, casse brusquement ma nuque pour appuyer mon front sur le volant pendant quelques secondes.
- « Tu n’es pas de service aujourd’hui, David ? »
Il a claironné d’un « non » si fringant qu’il en paraît impertinent alors je tourne à peine la tête vers lui pour le harponner de deux yeux fiévreux. Je marmonne d’une voix sourde.
- « D’un coup, là, j’ai une furieuse envie de baiser avec toi, David … si t’es partant, bien sûr. »
Putain que la chair est faible ! La mienne du moins.
Un bref accès de rire soulève alors ses épaules puis, il se reprend, fige son visage, hausse les sourcils, tout en aspirant ses joues pour laborieusement tenter de réfréner un sourire qu’on devine aisément triomphant.
- « Je me demandais combien de temps tu pourrais résister à mes charmes. »
Je démarre, j’enclenche la première, c’est à mon tour de rire doucement.
- « Je t’ai proposé de passer me voir ... »
Il a un mouvement de dépit.
« Tu me vois, moi qui n’ai rien à y faire, arriver les bras ballants comme un niaiseux aux Chênaies et demander … à te parler. »
Il adopte une voix de fausset pour ajouter : « C’est personnel, vous savez, TRÈS personnel ! »
Il secoue la tête en dénégation, sourit à nouveau, ses yeux se perdent dans le lointain.
- « J’ai fait un rêve, Julien.
Un bruit de moteur me réveille. Je suis perdu dans un immense pré, au printemps. Tu arrives au volant de ton gros tracteur qui ronfle et cahote dans les sillons. Quand tu me vois, tu t’arrêtes, tu ouvres la portière de la cabine et descends à demi, tu poses juste un pied sur le marchepied en te retenant d’une main au montant. Tu es en cotte verte, exactement comme maintenant. Je m’approche et je lève le bras, bien haut, je m’étire sur la pointe des pieds. J’attrape la languette et je tire ; comme pour ouvrir une boite de conserve, je tire, je tire jusqu’à ce que ta grosse queue bandée jaillisse, énorme, le gland rouge vif, avec une goutte brillante qui tremble au bout ... »
- « Tu exagères, David, ma queue n’est pas un sémaphore. »
Je ris, affichant une dérision appuyée pour désamorcer sa surenchère avant qu’elle ne s’emballe et ne m’embarrasse, mais il poursuit d’une voix égale, imperturbable.
- « Mes deux mains plongent pour venir cerner délicatement la base de ton pieu, mes doigts s’infiltrent en frétillant sous tes couilles, dans tes poils, parmi tes moiteurs. Je m’incline pour aspirer ton nectar transparent du bout des lèvres puis elle épousent ton gland, glissent et je l’engloutis. C’est doux mais ferme ; c’est tiède aussi et je tète, je suce, je lèche, je déguste ! J’avale toute ta longueur qui coulisse lentement au travers de ma bouche, écrasant ma langue, soulevant mon palais, repoussant ma luette. Je sens les battements de ton cœur résonner sourdement dans ma gorge obturée par ton gland, sans que, pourtant, il ne m’asphyxie. Et je te pompe. Avec application et délectation.
Ensuite, je me retrouve nu, - ne me demande pas comment, c’est un rêve ! appuyé des deux avant-bras au pneu arrière de ton tracteur, les pieds ancrés dans la terre meuble. Je suis cambré, le cul nu pointé, offert ; ta barre délicieusement chaude s’enfonce lentement en moi ; elle me remplit, elle me comble, je fonds.
Et là, je me réveille, je bande à m’en faire mal. »
Soudain, ma gorge s’étrangle. Mon regard quitte quelques secondes la route pour croiser le sien. Or, il est clair et rieur. Sans l’ombre d’un calcul. C’est bien ce dont je voulais m’en assurer.
- « C’était un rêve prémonitoire, Julien ? C’est exactement ce qui va m’arriver ? »
Je serre le volant à deux mains et m’essaie à la désinvolture, souriant en coin, haussant nonchalamment une épaule, lui laissant à croire ce qu’il veut sans ajouter un mot.
Voyez-le, ce grand gourmand sous son faux air niais de sylvain blond ! Oui, il va être servi puisqu’il réclame.
Mais surpris aussi, j’y tiens. Foi d’un Julien Bonnet qui ne se laisse pas si facilement mener par le bout de la queue. Non mais !
Amical72
amical072@gmail.com
« Je veux vivre / dans ce rêve / qui m’enivre / ce jour encore/ Douce flamme / je te garde / dans mon âme / comme un trésor » Charles Gounod chanté par la grande Natalie Dessay
Autres histoires de l'auteur :