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Saison 4 | Chapitre 8 | Premier contact
C’est une de ces tables rondes où l’on expose l’état d’avancement de notre rapport d’examen à nos collègues des autres spécialités en formation eux aussi. Je planche puis réponds aux inévitables questions. Vient celle de la localisation géographique, puis « chez qui ? » En répondant, j’envisage mes auditeurs d’un regard circulaire et je vois s’éteindre la lueur des curiosités satisfaites, et là, s’en allumer une. Je note.
À la pause, je vois le garçon venir vers moi, souriant. Il est un peu plus petit que moi et se tient un peu voûté, il marche d’un pas décidé presque saccadé. Son approche est franche et cordiale :
- « Bonjour, moi c’est Claude ».
Il commence en disant que ses parents ont eux aussi des chevaux de trait qu’ils élèvent en estive. Je l’interroge sur son accent et il sourit en m’indiquant d’où il vient : une zone rude dont on entend les cailloux rouler dans sa bouche. Il a un nez de d’Artagnan, ce qui ajoute au caractère d’un visage qu’on dirait taillé à la serpe. Je le regarde à la dérobée et je me rends compte que lui aussi m’envisage discrètement. Il me sourit et baisse les yeux. Il me dit « je vous ai vus » et je me tourne vers lui intrigué. Il évoque une présentation de chevaux dans un haras national et je conviens que, oui, à cette date, c’est probablement nous qu’il a vu, qu’effectivement, le patron avait bien des animaux engagés dans les catégories qu’il mentionne. Il me dit :
- « Tu comprends, dans la région, on ne manque jamais cette occasion de se retrouver entre éleveurs, même si on laisse nos pauvres juments se débrouiller toutes seules. »
J’en reste à cette apparence de coïncidence qui crée un lien entre nous, sans voir qu’il y a encore quelque chose qu’il n’est pas parvenu à dire.
Je lui indique qu’après les cours, j’ai besoin de me défouler physiquement : courir, soulever de la fonte, monter à cheval ou nager et je lui propose de se joindre à moi. Il sourit et acquiesce et nous décidons d’aller à la piscine. Je le préviens : « je suis un peu bourrin, je m’échauffe rapidement, je nage, je m’étire puis je souffle. J’ai besoin de lâcher un peu de pression » Il se marre :
- « du sport, une soupe chaude et une branlette, on vit vraiment comme des moines ! » Et il ferme la porte de sa cabine pour se changer.
Je le retrouve côté bassin et le découvre en solide petit mec sec et nerveux, couvert d’une jolie toison blond roux. Son maillot semble mouler de jolies formes sur les deux faces. On se mate réciproquement sans trop de précautions pour le dissimuler. On se met à l’eau et il part en tête à belle allure. En bout de ligne, il vire et, bras tendus, glisse contre moi avant de reprendre ses battements. Je le suis et, au virage suivant, il recommence, ce qui me met en alerte. Alors, avant le troisième virage, je me laisse filer sur mon élan et le regarde venir. Son frôlement est plus franc, plus appuyé. Je pars à sa poursuite et le coince en bout de ligne. Il s’accroche aux flotteurs, je me colle à lui, ôte mes lunettes :
- « tu me cherches ? »
Nos jambes se mélangent dans l’eau et ça me chauffe le slip, il répond d’un simple sourire et d’un regard effronté, s’échappe et repart. Il a pris un peu d’avance et nous allons nous croiser dans la ligne. Je donne un vigoureux battement pour avoir un peu de glisse, m’enfoncer un peu plus profondément sous l’eau et, bras tendus, je me retourne sur le dos. Il bat des jambes et vient coulisser tout le long de mon corps. Au retour, je reprends le milieu de la ligne et c’est lui qui s’enfonce et vient se couler sous moi. La longueur suivante, j’adopte la même position mais quand il coule sous moi, je bloque ses deux jambes et nous entraîne dans un mouvement de rotation qui plaque nos corps étendus l’un contre l’autre. Je perçois nettement que ça ne le laisse pas indifférent.
Puis nous reprenons nos longueurs. Alors que je m’applique à nager du côté droit de la ligne, à chaque passage, il quitte sa trajectoire pour se couler le long de mon corps, laissant parfois traîner une main. Je m’efforce de nager malgré ces contacts furtifs qui me chauffent les reins. Quand il s’arrête, il m’attend et sort de l’eau dès que j’approche. Il choisit les douches collectives et s’installe bien en vue, comme pour m’interdire toute initiative. Alors je me douche à distance sans le quitter du coin de l’œil. Sans m’éviter, il ne me regarde pas, il s’active comme un sportif après l’entraînement, tout simplement.
Et nous nous retrouvons à rentrer à pied, côte à côte, sac à l’épaule sur deux traces parallèles. Il baisse la tête et se met à parler :
– « au haras, il y avait un éleveur qui vous a appelé les deux pédés en crachant par terre, c’est pour ça que je vous ai remarqués… moi, je ne peux pas vivre ça ! Je vais me marier, avoir des enfants. Et puis, je ne me vois pas tout seul sur la ferme avec la bouffe, le linge… »
- « pourquoi dis-tu seul ? Tu ne crois pas pouvoir tomber amoureux d’un homme et avoir envie de partager sa vie ? »
Il me regarde presque scandalisé et branle du chef d’un air buté : « non ! Deux mecs ensemble, c’est pas possible »
- « Et l’appel du corps ? Comme là, tout à l’heure, à la piscine… » Il lève vers moi un visage douloureux et je poursuis : « te priver ne résout rien si, pour te branler le soir, tu dois convoquer un homme et rêver que c’est avec lui que tu baises »
Tout en devisant, nous sommes arrivés devant ma porte, je l’ouvre, lui fais signe d’entrer de la main. Il passe le seuil, lâche son sac, appuie ses épaules au mur, cambré, bassin en avant, bras ballants, offert mais le regard détourné, comme une ombre triste et résignée à se laisser entraîner malgré lui. Je suis saisi par son douloureux déchirement entre ses pulsions et ses interdits, mais aussi par cette fuite dans une absence à lui-même et à cet instant qui me renvoie, moi aussi, dans les limbes.
Or ça, c’est moi qui n’en veux pas !
Amical72
amical072@gmail.com
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