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Saison 5 | Chapitre 4 | Uppercut
C’est la grande foire du département et la vitrine de son agriculture. On dit qu’Henri Nallet, le ministre de l’agriculture s’y rendra. Le lycée y est présent en force. C’est aussi un moment important puisque, meneur à pied, je dois présenter plusieurs chevaux de Lecourt au travail aux longues rênes. J’ai travaillé tout l’été pour cela. Je suis en train d’installer ses chevaux fraîchement débarqués dans leurs boxes après les avoir inspectés lorsque j’aperçois le patron en grande discussion avec trois individus. Mon attention s’y attarde car le ton semble vif.
Le patron quitte le groupe sur un grand geste du bras comme s’il les envoyait au diable et s’approche de moi. Sa démarche et la crispation de ses mâchoires confirment mon hypothèse :
- « Tu vois ces trois types là-bas ? Le plus grand, c’est Martin » Martin est grand, certes, mais aussi reconnaissable à sa bedaine qu’il porte haut. « Evite-les Julien, cela vaut mieux » puis il revient à nos préoccupations du moment.
Bien sûr, tout à nos préparatifs, j’ai oublié cet incident quand, au sortir d’un box, je suis interpelé :
- « mais regardez qui va là, c’est le petit matou de Lecourt »
J’ai le réflexe de répondre courtoisement :
- « moi, c’est Julien Bonnet » avant de réaliser qui s’adresse ainsi à moi. Martin me domine de quelques centimètres et de toute sa masse. Je m’efforce de lui sourire et reprends, main tendue :
- « moi c’est Julien Bonnet, et toi, c’est Martin, je crois » mais il poursuit :
- « alors comme ça, tu es un garçon très gentil avec Lecourt … »
Est-ce le ton mielleux de sa voix, son regard visqueux, ses postillons ou a-t-il fait un pas vers moi à me toucher comme il m’a semblé … je suis submergé par un violent dégoût et, d’un large geste du bras, je l’écarte fermement pour me dégager.
Le coup me frappe à la tempe gauche. Réflexe de rugbyman, je cède sur mes jambes et détendant mes cuisses, épaule en avant, je percute mon agresseur sur lequel je m’affale. Mon avant-bras poussé horizontalement par ma main droite comme un bélier s’enfonce dans du mou avec puissance. Je sens un souffle et j’entends un râle. Je reçois quelques coups de savate et, tout de suite, je perçois au brouhaha qu’on nous entoure, qu’on me relève, qu’on s’interpose et nous sépare. J’entends aussi leurs dernières insultes, pleines de mépris et de menaces. Un peu sonné, je n’ai pourtant qu’une pensée :
- « il faut donner de l’eau aux chevaux, s’il vous plait » et parmi mes quelques collègues présents, je distingue Claude qui me rassure « je m’en occupe ». Le patron m’entraîne à l’écart :
- « comment ça va Julien ? » Je suis pris d’un tremblement irrépressible de la mâchoire, un bouillonnement rageur monte en moi, je deviens aveugle. Je me tourne vers lui :
- « emmène-moi, au calme s’il te plaît, vite ! »
Et dans le soir qui tombe, sur ce belvédère désert qui domine la ville et ses lumières, je m’échappe du C15 avant même qu’il ne s’arrête pour tenter de respirer à plein poumons et briser cet étau qui enserre ma poitrine. Plus que les coups reçus, c’est leur haine qui me revient en pleine face. Je me sens sali et nié et je voudrais les écrabouiller et les conchier. Je tremble convulsivement de mon impuissance à étouffer leur voix qui résonnent dans ma tête « sale pédé, sale pédé » Je tourne en rond, traînant les pieds, shootant dans les cailloux, retrouvant progressivement une respiration régulière et je me redresse, mais quelque chose de serré reste tapi en moi. Le patron approche, pose une main sur moi :
- « Allez viens, mon petit Julien… » J’explose :
- « non, patron ! j’aime qu’on bosse ensemble, qu’on boive du vin ensemble, qu’on s’endorme ensemble. J’aime qu’on se roule des pelles et qu’on s’encule parce que tu es mon mec et que j’espère être ton Julien. Mais je ne serai jamais ton petit quoi que ce soit. Non ! »
Une vanne s’est ouverte en moi, il en est le seul témoin et c’est donc sur lui que se déverse ce flot de rancune qui s’adresse à ce monde d’injustices :
- « vous êtes tous les mêmes avec vos femmes, vos terres et votre respectabilité : vous pensez que le monde vous appartient et que vous pouvez tricher alors que c’est vous qui faites partie du monde. Mais moi, le pauvre Julien sans terre et pédé, le moins que rien, j’ai droit à ma part, tout comme vous. » Je le défie du regard : « et je la prendrai »
Je vois alors dans ses yeux quelque chose qui me désarme. Il me regarde simplement, moi, Julien qui souffre. Je le vois qui m’écoute et je sais alors qu’il entend ma détresse. Je m’approche et je casse ma nuque pour poser le front sur son épaule. Je laisse s’échapper un profond soupir qui détend ma poitrine et la fatigue me terrasse subitement. Il me tapote le dos et c’est moi qui donne le signal :
- « rentrons maintenant s’il te plaît ».
J’éprouve une infinie gratitude pour sa présence familière, ses attentions ordinaires, ces territoires corporels reconnus et je m’endors en chien de fusil à ses côtés, apaisé par cette confiance.
Amical72
amical072@gmail.com
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