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7 | Empêché
Le récit de Julien
Le sauna est un lieu d’anonymat. Le vestiaire est un sas où on se débarrasse de -presque- tous nos marqueurs sociaux pour nous retrouver nus, munis d’une simple serviette drapée autour des hanches. Je capte le coup d’œil inquiet que Cyril adresse à son reflet dans le miroir et je me tourne vers lui, l’enveloppant d’un regard scrutateur aux sourcils froncés, chassant d’un revers de main une poussière imaginaire de son épaule avant de me fendre d’un large sourire, d’attraper souplement son téton dans la pince de mes doigts et de lui glisser à l’oreille, sur un ton amusé :
- « Tu es nouveau et, avec ta fraîcheur et ton joli minois, sois certain que tous les radars vont se braquer sur toi … et, à l’occasion, les mains chercheront à éprouver la qualité de l’article ! »
Je le vois se dandiner d’un pied sur l’autre, incertain de lui-même maintenant que sa nudité le dévoile. Je souris et viens envelopper ses épaules d’un bras fraternel.
- « Voyons, Cyrille! Tu es grand, délié et, surtout, jeune avec un beau sourire. Tu as une silhouette athlétique qu’aucune disgrâce ne vient ternir, tu vas être un objet de conquête très disputé mais n’oublie pas qu’aucune attitude, que rien n’est univoque, que ce sont les autres qui te constituent et t’affectent un rôle putatif. A toi de garder la distance qui préserve ton mystère.
Parce que si les mecs viennent jusqu’au sauna, ce n’est pas pour avoir des « like », un autographe de star ou la photo du meilleur pote beau gosse sur leur mur mais bien pour du concret. Et ils ne tardent pas à te faire comprendre, sans un mot mais sans non plus d’équivoque, quel rôle ils souhaitent te voir endosser. Cependant, ce sont rarement des philanthropes, ils cherchent d’abord LEUR plaisir et, sitôt qu’ils l’ont obtenu, ils t’abandonnent sans un mot.
C’est à toi à rompre la glace si tu préfères un minimum d’humanité et d’échange, quelques mots suffisent le plus souvent, mais ils feront fuir les plus enfermés dans leur nombrilisme et déstabiliseront ceux qui veulent absolument demeurer anonymes.
Viens maintenant ! »
Et je l’entraîne à ma suite à la découverte d’un établissement que, sans en être un client assidu, je connais bien. L’espace balnéo, qui sert d’enseigne et de prétexte à la fréquentation des lieux, s’ouvre par une cabine sauna en bois. Je pousse Cyrille à côté, derrière la demi-cloison des douches collectives, arrachant sa serviette, le houspillant pour le savonner, mains baladeuses et indiscrètes qui volettent jusqu’à ramener la joie dans son regard puis, sans attendre, je l’entraîne nu dans le hammam, refermant illico la porte vitrée sur nos talons.
Aussitôt, l’air chaud saturé d’humidité envahit nos bronches et nous suffoque quelques minutes que nous mettons à profit pour nous adapter à la quasi obscurité. Dans la vapeur, les silhouettes se devinent à peine sur les gradins de faïence et je guide Cyrille à deux mains pour qu’il y prenne place à mes côtés. Le carrelage semble étonnamment frais sous la peau nue et, dans les brumes, les ombres restent indistinctes. Je respire maintenant plus facilement.
Soudain, Cyrille sursaute et glisse rapidement sur la banquette pour se serrer contre moi. Quelques secondes plus tard, il bondit sur ses pieds.
- « Sortons. »
Je lui emboîte le pas jusque sous la douche. Il a l’air sombre.
- « Je … je ne sais même pas qui c’est ! Il voulait à tout prix me tripoter la bite. »
Il relève vers moi un front marqué des rides de l’incompréhension.
- « Je ne peux pas ! Dans l’obscurité, sans savoir avec qui , sans même un mot … On n’est pas des animaux ! »
Je lève un sourcil.
- « Et la magie du mystère ? Ne pas savoir QUI te caresse ? QUI te fait grâce de cette pipe d’ange ? L’ombre te permet aussi de rêver et de te consacrer à tes seules sensations, nées des caresses si généreuses et diaboliques d’un inconnu qui lui non plus, ne sait pas vraiment à qui il les dispense ... »
Son œil s’est troublé et il a haussé les épaules, pas vraiment convaincu.
- « Tu crois que ce sont les anges qui se cachent dans le noir pour sucer un inconnu à peine entrevu au risque de se faire rembarrer sèchement ? »
Sa moue dubitative me tire un sourire et je l’entraîne vers le bain à remous. Un « fin de trentaine / début de quarantaine » s’y trouve déjà. Front dégarni et visage ovale, œil marron à la pupille de myope, il s’applique à regarder devant lui comme s’il n’avait pas perçu notre arrivée, sursaute et bafouille une vague réponse de timide empêché à notre « bonjour » direct. Il nous regarde du coin de l’œil, enfin, c’est Cyrille qu’il regarde en rosissant avec une ébauche de moue qui paraît un peu niaise à se vouloir sourire. Il a d’ailleurs les plus grandes difficultés à conserver son indifférence affectée qu’il doit considérer comme valorisante alors que les yeux lui sortent déjà de la tête et reviennent irrépressiblement détailler mon jeune compagnon.
Dérisoire protection que cette façade qui, en cas de râteau, lui permettra d’afficher un détachement dédaigneux et, au prix de la déloyauté, lui sauvera la face. Cette incapacité à laisser transparaître la joie contagieuse de la rencontre me le désigne, un peu rapidement je le concède, mais je finis par penser que le regard est le reflet de l’âme et traduit nos dispositions les plus ancrées, comme un de ces boulets affectifs inconsistants, incapables d’un franc élan généreux vers l’autre et dont l’indécision chronique étouffe toute relation d’incertitude, dés les premiers pas.
Je m’allonge dans les remous du bain mousseux, la nuque reposant sur le rebord arrondi prévu à cet effet, les yeux fermés, les bras en croix, me concentrant sur les courants qui me portent et les jets qui me massent, laissant Cyrille gérer les œillades et les tentatives d’invitation embarrassées du benêt emprunté.
- « Sortons, veux-tu ! »
Après sa remarque au ton un poil excédé, Cyrille s’est redressé lentement dans le bassin pour lisser soigneusement son corps juvénile, usant du tranchant de sa main comme d’un strigile pour le débarrasser de quelques vagues traces de mousse, prétexte à s’exposer largement à la vue du nigaud ébahi qui en frise l’apoplexie, bouche bée, paralysé par son empêchement.
Puis il se retourne posément, bon prince, pour ne rien lui laisser ignorer de son alléchante anatomie, ce qui viendra nourrir tous les regrets tardifs et il me sourit, levant les yeux au ciel dans une grimace éplorée de carnaval avant de se retenir de pouffer trop bruyamment.
Amical72
amical072@gmail.com
* « Moi j'ai pris la peine de m'y arrêter / Dans le cœur d'Hélène, moi qui ne suis pas capitaine / Et j'ai vu ma peine bien récompensée / Et dans le cœur de la pauvre Hélène qu'avait jamais chanté / Moi j'ai trouvé l'amour d'une reine et moi je l'ai gardé. » Georges chante,Les Sabots d’Hélène , qui est délaissée par les trois capitaines.
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