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Agriculteur | S14 Jérôme

10 | Agricultor

Le récit de Julien

Jérôme, en éducateur averti, m'avait demandé :

- "Les cotoyer ne t'effraie pas ?"

J'avais haussé les épaules.

- "Peut-être leurs réactions peuvent-elles me déconcerter mais non, je n'ai pas peur d'eux."

Une pensée m'était venue et j'avais gloussé.

- "Chez eux non plus, ce n'est ni contagieux, ni transmissible."

Étant moi-même victime, pardon, je veux dire "objet" ... Que ceux qui veulent faire de moi une "victime" s'y essaient, à leurs risques et périls, je n'ai pas honte de qui je suis !

Je reprends :

Étant moi-même objet potentiel de discrimination, je veille à ne pas, d'emblée et en toute méconnaissance, rejeter ce qui est différent de moi, de mes usages, habitudes, réflexes ... PARCE QUE c'est différent. Cependant je veille à verbaliser soigneusement cet écart culturel qui me bouscule car le taire ne servirait qu'à entretenir les malentendus.

Mais là ...

Jérôme a parlé de "difficultés cognitives" et je ne sais ce que ce vocable dissimule d'invisible, d'inexplicable, de déconcertant ... pourtant je fais toute confiance au professionnel qu'il est. Je l'attends, solidement campé, les deux mains dans les poches de ma cotte, mais intérieurement en proie au doute.

Il arrive, accompagné de trois adolescents à qui je donne une quinzaine d'années. L'un marche, un peu cassé, un pas derrière lui, veillant tout en m'observant, à se cacher à demi derrière la puissante stature du "petit taureau", lequel garde un bras tendu pour diriger, du bout des doigts, un garçon malingre à lunettes qui avance distraitement en tournant soudainement la tête de tous côtés, le nez au ciel, comme happé par les découvertes qu'il fait à chaque pas. La troupe est précédée par un troisième à l'allure résolue.

Toisant un petit mètre cinquante, il avance en roulant des épaules, bras tendus légèrement écartés du corps et en raclant le sol du talon de ses bottes en caoutchouc. Il a un visage poupin, les joues ombrées d'une barbe clairsemée aussi brune que ses cheveux drus coupés en brosse. Sous son front haut, ses petits yeux sombres, légèrement bridés et son sourire sont si radieux que je m'attends à le voir me sauter au cou, de joie ou pour me mordre. Mais non!

Il s'arrête à un pas, se redresse fièrement en claquant des talons comme un militaire se met au garde à vous, déplie son bras, main ouverte et tendue vers moi.

- "Bonjour, moi c'est Gabriel. Et toi, c-comment tu t-t'appelles?"

- "Julien."

C'est sa main gauche qu'il me présente, me contraignant à réajuster précipitamment mon réflexe de droitier. Aussitôt, il abaisse sèchement son index accusateur qui me désigne.

- "Agricultor ?"

Le sérieux qu'affiche son visage découragerait n'importe quel farceur impénitent d'ironiser le moins du monde sur son défaut d'articulation, tant l'enjeu est palpable : il EXIGE une confirmation, une certitude : celle de savoir s'il s'adresse bien au bon interlocuteur.

Ma simple inclinaison de tête en guise d'affirmation ramène son sourire lumineux tandis qu'il pointe l'index vers l'arrière par dessus son épaule.

- "Jérôme, m-mon éducator."

Je relève les yeux dans ceux de l'éducator ainsi renommé et que je découvre dans sa fonction.

Jérôme, Jérôme, quel étrange cadeau me fais-tu là? Moi qui m'efforçais d'éloigner une appréhension sourde, comment ne serais-je pas conquis par cette volonté farouche qui saisit à pleine main mon coeur entre ses doigts courts et, d'un regard, me met au défi de le considérer avec tout le sérieux et tous les égards que je rendrais à tout être humain "ordinaire". Chiche ?

Mais Jérôme a d'autres chats à fouetter, qui s'évertue à faire sortir de son ombre celui qui s'y tient fébrilement, sans quitter du coin de l'oeil son Pierrot lunaire qui, tête renversée, sautille en tous sens, battant l'air de ses bras, soufflant pour prolonger le vol tourbillonnant des fétus de paille qu'il a ramassés au sol puis lancés en l'air.

De cet instant, Gabriel ne m'a pas quitté d'une semelle, sérieux comme un pape et attentif au programme : "Nous allons distribuer du foin, puis nettoyer un box en sortant le crottin à la brouette, avant de reconstituer une litière de paille propre ..."

Je veille au geste de Gabriel et corrige sa prise en main de l'outil. Appliqué, il modifie alors sa posture puis lève vers moi des yeux interrogateurs, la lippe pendante. Comme je valide ses efforts d'un signe de tête approbateur, à ma surprise, il lache l'outil et vient entourer ma taille de ses deux bras, la serrant intensément pendant trois secondes, sa tête plaquée sur mon torse. Puis, il se sépare de moi brusquement et reprend son ouvrage avec toute la concentration requise.

A chacun de mes assentiments, Gabriel se réjouit sans retenue. Croisant les poignets, mains dos à dos devant son visage, il frétille de ses dix doigts comme un envol d'éphémères en début d'été puis vient se blottir étroitement contre moi quelques secondes. Les bras repliés entre nous, il gratte fébrilement ma cotte, faisant crisser ses ongles sur le coton rèche à hauteur de mon estomac.

Puis il retourne à sa tâche.

D'un coup, Gabriel s'est dressé. Du plat de la main, il impose une distance respectueuse à chacun de nous qui se fige, s'empare des poignées de la brouette qu'il soulève puis il part d'un pas décidé en verser le contenu dans la fosse, raide comme la justice et rayonnant de fierté. Au retour, comme Jérôme le félicite d'un pouce levé, il court l'enfermer dans ses bras, sa vitalité repoussant plus loin dans l'ombre son camarade qui reste prudemment masqué derrière lui.

Je licole alors une jument paisible et la mène dans la cour pour la faire calmement marcher en longe. A la densité du silence qui se fait, je perçois que, soudain, l'attention de tous est captée. En passant devant Jérôme, je lui tends le bout et il prend le relais, guidant l'animal au pas dans cet espace qui le contient. Les yeux larges comme des soucoupes, Gabriel se torture les mains l'une l'autre et, sur un simple échange de regards entre nous, Jérôme lui propose l'extrémité de la corde.

Qu'est-ce qui peut nous rendre plus heureux que de faire le bonheur des autres ? Qu'est-ce qui peut nous serrer davantage la gorge de joie que cet éclat émerveillé dans les yeux de celui ou celle qui se sent considéré d'être ainsi comblé par notre attention ?

Les yeux pleins de lumière, Gabriel décrit trois cercles à pas soigneusement mesurés, pénétré par sa responsabilité, poursuivi par le claquement régulier des sabots puis, religieusement, il restitue la longe à Jérôme qui a enfin convaincu son ombre à s'aventurer de même à son tour ...

Comme je m'y attendais, Gabriel court, s'écrase contre moi pour m'enfermer dans ses bras puis il se blottit et je reporte mon attention sur la scène sous mes yeux. Pourtant, soudain, je sursaute, sidéré. Je remets alors posément Gabriel à la juste distance.

A l'occasion, je glisse à l'oreille de Jérôme :

- "Dis moi, ton garçon affectueux, là, il n'aurait pas AUSSI les mains baladeuses par hasard?"

Il appuie son haussement d'épaule d'un sourcil accablé.

- "Dans tes rêves, ils en sont tous!"

Sceptique, je lui réponds d'une simple moue. Cependant, j'ai réservé un dernier billet pour le paradis que je veux offrir à ces jeunes.

- "Maintenant qui veut tenter de monter à califourchon sur le cheval?"

Mais la stature de l'animal en impose et seul, Gabriel semble envisager l'expérience. Pourtant, il hésite encore, regardant alternativement les deux adultes qui l'entourent, balançant entre crainte et envie. Il parait peser dans mes yeux la confiance qu'il peut m'accorder. Je ne cille pas, marquant par la constance de mon expression combien ma proposition est ouverte. Il finit par se jeter à l'eau, murmure un "oui", le renforçant d'un net hochement de tête suivi d'un large sourire.

De mes deux mains aux doigts croisés, je lui fais la courte échelle pour le jucher sur le dos de la jument indifférente. Il s'asseoit et s'accroche éperdument au secours providentiel que lui offrent l'étrivière que j'ai bouclée autour de l'encolure en guise de rènes, et la crinière. Pourtant, à chaque pas de l'animal, il se rassure et s'enhardit, puis s'amuse du déhanchement alterné que lui imprime l'allure tranquille et, petit à petit, se redresse et laisse éclater sa fierté.

A ce moment-là, même le roi n'est plus son cousin !

Je suis touché, oui, par le courage avec lequel il a surmonté cette difficulté, loin d'être imaginaire, mais aussi par l'intensité de sa joie manifestée sans détour.

Car bien sûr, sitôt le pied à terre, il m'enferme dans ses bras et me serre très fort.

- "Hmmm, Agricultor, j-je t'aime."

Et j'ai nettement senti, entre nous deux, sa menotte prestement inventorier tout ce que dissimule ma braguette.

Mais, vif et insaisissable, il a déjà couru jeter ses bras autour de Jérôme. Je le suis des yeux.

Je vois Jérôme sursauter. Tiens, c'est son tour ! Il éloigne Gabriel d'un pas et le sermonne à l'oreille, index battant l'air. Celui-ci adopte la posture de contrition absolue, bras ballants, tête baissée mais il me glisse un coup d'oeil en-dessous sans pouvoir retenir un léger sourire en coin.

Non mais, quel fichu garnement!

Plus tard, je reparlerai de cet après-midi avec Jérôme.

- "Ces jeunes ne perçoivent pas entièrement l'implicite culturel dans notre discours et nos postures. Ils ont donc beaucoup moins d'inhibitions et de retenue que nous et nous paraissent incroyablement spontanés. Leurs joies sont aussi éclatantes que leurs colères sont noires. Ils font souvent preuve d'un grand esprit de finesse et ressentent des choses, analysent des situations notamment affectives avec une grande pertinence.

Gabriel a parfaitement perçu que tu n'avais aucune prévention contre lui et qu'il pouvait te charmer en s'appliquant à être ce que tu attendais de lui, jusqu'à s'autoriser certaines privautés ... Mais tu n'as pas été choqué ?"

Comme je souris, Jérôme poursuit.

- « Gabriel est adolescent, il s’interroge et il questionne le monde autour de lui, sans tabou. Il suffit alors de lui rappeler quelques règles de respect, ... sans en tirer de conclusions hâtives. »

Je proteste énergiquement que telle n’était pas mon intention, bien que n’étant pas absolument convaincu d’être totalement sincère, et il reprend.

- « Beaucoup de personnes ont une représentation exclusive et centrée sur leur propre genre de vie de ce qu’est l’humanité. Elles sont terrorisées par la maladie mentale, la voient comme une menace. Alors elles ne tolèrent aucune proximité avec « ces gens-là », tu vois ? La plupart du temps, elles les figent dans l’enfance les regardent comme des « innocents » et leur dénient jusqu’à l’idée même de sexualité. C’est l’interdit absolu …

Pourtant, il doit bien exister des humains déficients intellectuels ou fous ... ET gays, non ? »

- « Assurément, il existe des personnes gays de toutes sortes, l’homosexualité étant transversale à toutes les conditions, à tous les milieux. Hélas, il n’est besoin que de fréquenter un de ces lieux gays pour entendre siffler les flèches empoisonnées à l’ironie mordante décochées par les plus étincelants, les ricanements de leurs fades admirateurs trop heureux de ne pas être pris pour cibles et voir ainsi le concept de l’idéale « communauté LGBTI » voler en éclats. On y rivalise d’esprit, d’extravagances tout autant que de conformisme en tribus. Aucune indulgence quand se présente l’occasion d’enfin briller en société, fut-ce aux dépens de pairs sans défense, on découvre alors que le « monde gay » où beaucoup ne tolèrent que leurs semblables, est très normatif à sa façon, et, parfois, encore plus hiérarchisant que le monde majoritaire.

Il est si tentant de désigner un bouc émissaire encore plus discriminable que soi à l’assistance et d’ainsi, à la fois, se préserver et se hausser du col à peu de risques.

Moi, j’ai définitivement choisi la compétence plutôt que l’apparence, vivre plutôt que paraître et, à tous ces « like » complaisants sur des réseaux sociaux que, d’ailleurs, je ne fréquente pas, je préfère mille fois la récompense d’un seul sourire d’un Gabriel radieux. »

Je ris.

- « Même si, de temps à autre, je dois lui taper sur les doigts pour lui rappeler que je ne l’ai pas autorisé à me tripoter la bite. »

*« J'aime les hommes qui sont c'qui peuvent / Assis sur le bord des fleuves / Ils regardent s'en aller dans la mer / Les bouts de bois, les vieilles affaires / J'aime les regretteurs d'hier / Qui trouvent que tout c’qu’on gagne on l’perd » Alain Souchon rend hommage à la beauté d’Ava Gardner

Amical72

amical072@gmail.com

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