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Agriculteur | S14 Jérôme

11 | Les trois orfèvres – Récit à trois voix

Le récit de Julien

- « Zut ! »

J’ai laissé s’échapper un des couverts que je disposais pour le dîner, il roule et disparaît à ma vue. Je m’accroupis à sa recherche.

- « Bonsoir Julien ! »

Surpris, je m’extirpe précipitamment de sous la table où je traquais l'instrument égaré.

Trop tard!

- "Bonsoir! Moi, c'est Jérôme."

Grand sourire, poignée de mains franche. Mais je l'ai bien vu ...

Cette hésitation ... Lecourt, MON Lecourt s'est troublé sous l'assaut inattendu de ce grand gaillard ébourriffé, à la barbe de sapeur qui lui sourit largement, les yeux clairs plantés dans les siens en retenant sa main un instant.

Attention ! Je dis "MON" Lecourt, mais ce n'est pas un adjectif de possession, ce n'est pas pour dire qu'il m'appartient, non!

C'est Lecourt tel que JE le connais, tel qu'il est "avec moi", depuis bientôt vingt ans. C'est MA version de Lecourt. Sans doute existe-t-il beaucoup d'alternatives, différentes, en d'autres lieux, avec d'autres ...

Mais celui que je connais, là, je l'ai bien vu, ... il a été troublé ! Et ce n'est pas de surprise, non. Pensez, il lui est déjà arrivé de croiser des mecs dans ma maison quand il débarque à l'improviste. Il en sourit alors, amusé et complice, mais là ...

Là, il s'approche maintenant de moi, souriant, détaché.

Trop détaché ! Affectant trop d'indifférence pour être vraiment spontané. Non, il vient de prendre sur lui. Ah, je le devine sensible au charme solaire de Jérôme ... démasqué !

Il arbore son habituelle tenue d'estivant, chemisette bleue au col ouvert, pantalon de toile, mocassins bateau. Comme chaque fois qu'il va en villégiature, il a pris le temps de passer chez le coiffeur. Le teint hâlé, le cheveu court à peine semé de sel aux tempes, la barbiche impeccablement tondue, l'oeil frisant, le front marqué de profondes lignes parallèles ... et si sa ceinture est aujourd'hui légèrement absorbée par sa taille, moi, je le vois toujours porter beau.

Celui que j'appelle "patron".

Le récit de Lecourt.

J’ai passé plusieurs jours au bord de l’océan, dans cette conjugalité apaisée et indépendante qui est devenue notre modus vivendi, à ma femme et moi. Un quotidien ponctué de courses au marché, de balades le nez au vent et les pieds dans les vagues mourantes pour moi, quand elle préfère s’étendre sur la plage, au soleil, immobile et luisante de crème, d’un ordinaire de crudités estivales en salades et de poisson frais grillé, de café ou de coupes glacées dégustées en terrasse sur le remblai à regarder défiler le flot des touristes en les observant … De quelques doux élans d’intimité aussi. Entre les draps.

Cependant, après quelques jours, j’ai des picotements d’impatience, j’ai besoin de retrouver le rythme, besoin de « faire ». Alors je rentre aux Chênaies. Je pousse la porte en claironnant.

- « Bonsoir Julien ! »

Surgi de nulle part sur ma gauche, un grand escogriffe se précipite, bras tendu, main ouverte, s’empare de la mienne, la secoue énergiquement. Globalement, à sa silhouette, je perçois qu’il doit être sensiblement du même âge et de la taille de Julien mais il impose une présence musculeuse et fonceuse quand il émane de Julien une solidité plus cérébrale.

Au milieu de son abondance de cheveux bouclés et de sa barbe fournie aux reflets mordorés, je ne vois vraiment que trois lumières, solaires. Ses deux yeux, clairs, et son sourire radieux, comme s’il était tout à la joie de ma venue, qu’il n’attendait que de pouvoir me saluer.

- "Bonsoir! Moi, c'est Jérôme."

Et mon ventre se perce soudain d'un trou d'air, suspendu. Je déglutis lentement, sans parvenir à le combler, une goutte froide dans la gorge. Non ! ... Voyons André, t'es pas sérieux, là !

Rappelle-toi. Tu cotoies la soixantaine ...

Un raclement de chaise me fait tourner la tête et je découvre Julien qui se redresse de sous la table. Je me rassemble, j'avance vers lui, lui que j'étais venu retrouver, qui me sourit. Je reprends pied.

- "On allait passer à table, tu restes avec nous."

Cette présence dans mon dos, magnétique, et ces fourmillements, ... j'en baisse les yeux, incrédule. Voyons, la nature m'a heureusement doté d'un sang froid, comme celui de mes chevaux lourds, qui diffère habituellement toute réaction épidermique, tout emballement.

Mais d'un énergique hochement de tête, j'accepte pourtant l'invitation.

Que m'arrive-t-il ?

Le récit de Jérôme.

Quand la porte s'est ouverte à la volée sur cet homme, j'ai immédiatement su que c'était LUI, ce ne pouvait être QUE lui, le fameux Lecourt, ce "patron" dont Julien m'a sobrement parlé.

Assez cependant pour que je croie percevoir un profond attachement, un lien où se mêlent indéniablement de l'affection, un respect et une liberté d'ailleurs réciproques mais également une forme d'admiration pour une autorité, une expérience, une sagesse reconnues.

Or quand il entre, je suis frappé par l'assurance déliée que dégage cet homme mûr, sa belle prestance en tenue estivale avec son teint hâlé, ses cheveux et sa barbiche parfaitement taillés et son sourire, à la fois joyeux et bienveillant. Léger. Humain. Il me percute avec ce cliché d'idéal serein, celui d'un homme simplement masculin sans outrance.

Comme Julien semble alors avoir disparu, dans une impulsion sans calcul, je me porte en avant, bras tendu, main ouverte. Pour qu'il me voie, moi aussi.

- "Bonsoir! Moi, c'est Jérôme."

A son battement précipité de paupières, je constate que j'ai atteint mon but et il me vient comme un pincement. Interloqué, il reste immobile trois secondes, sans doute de surprise, puis il déglutit, se reprend, me salue d'un signe de la tête avant de se tourner vers Julien dont il accepte l'invitation à partager notre dîner.

Je m'en réjouis intérieurement car celui qui a su déceler les talents de Julien, mon "sauveur" et lui accorder sa confiance ne peut que retenir ma curiosité. Il m'aimante et je ne peux m'empêcher de l'observer. En douce.

Le récit de Julien.

J’ai rapidement ajouté un couvert et nous prenons place autour de la table, je note que Lecourt prend place « naturellement » au haut bout, sans interroger davantage cette habitude ancrée, alors qu’il est dans « ma » maison. Mais je suis en même temps heureux de le voir prendre cette position. Symboliquement. Car la confiance qu’il m’accorde fait ma fierté.

Jérôme se place face à moi.

La table est dressée avec toutes les victuailles et les boissons à disposition. Les plats circulent rapidement avec courtoisie, Lecourt s’est emparé de la bouteille de vin, il la relève, l’étiquette orientée vers Jérôme puis vers moi, attendant, pour servir, un acquiescement qu’on lui adresse d’un sec signe de tête. Jérôme tranche le pain et propose les tronçons à la cantonade. Les tintements des couverts, nos mastications et, bientôt, nos déglutitions, pour étouffées qu’elles soient, sont brièvement entrecoupées de bribes de conversations qui visent plus à les clore qu’à les délayer en bavardages superflus, des mimiques venant suppléer les mots.

- « Et la ferme ? »

- « Tout roule. La mer ? »

- « Assez chaude pour me baigner. Et ici ? »

- « La rivière reste fraîche ! »

La bouche pleine, Jérôme n’a pu dire mot, marquant son assentiment d’un grognement et d’un vigoureux balancement de tout le buste qui secoue ses crinières et fait naître nos sourires.

Alors, dans ce moment religieusement consacré à nous sustenter en toute fraternité, je laisse courir mes yeux sur la table. Nos trois paires d’avant-bras qui s’agitent les retiennent. Pareillement solides et musclés et pourtant ...

Sur son bronzage, le poil long et broussailleux de Lecourt apparaît encore plus brun, plus inextricable. Lorsqu’il lève la main, dont le dos est tout aussi velu que ses premières phalanges, on découvre une large balafre de fourrure plus dense qui traverse en diagonale la face interne du membre et s’allonge en une courte barbiche au poignet, sous la tête du cubitus. Seule la fosse du coude apparaît rester absolument glabre.

Je connais ce poil, ma peau le sait doux ambassadeur de nos étreintes quand son bras m’enveloppe lentement et me ramène à lui.

En comparaison, la pilosité de Jérôme et la mienne sont plus modestes et en paraissent presque juvéniles, mais si le soleil efface en partie mon poil qu’il décolore et fait paraître plus fin, il illumine de reflets dorés celui, plus court, dense et frisé, de mon complice. Des centaines de petits crochets qui savent si bien m’agripper à lui.

Je m’amuse de ces infimes différences et je relève les yeux prêt à les partager avec eux.

J’ai dû rater un épisode. Assurément, quelque chose m’a échappé.

Ils mastiquent consciencieusement, tête baissée, mutiques mais se coulent de rapides regards de biais, en dessous. Lecourt semble pétrifié par la situation et j’en suis ébahi. Ce modèle de diplomate qui sait ordinairement à merveille s’accorder à ses interlocuteurs, se placer en empathie, les détendre pour les amener au dialogue, serait-il cette fois débordé par la situation ?

Il demeure coi.

« Voilà-t-y pas » que mon mec abrège son séjour balnéaire en compagnie de sa légitime épouse pour venir pousser ma porte. Il me trouve en compagnie de mon amant du moment … de ça, il n’est pas absolument certain mais il me connaît assez pour le supputer – un homme de mon âge, solidement bâti. Or j’ai bien perçu son trouble, dés leur premier échange de regards, c’est donc ça !

Je reconnais, pour TRÈS bien la connaître moi-même, cette pulsion impérieuse qui nous aveugle lorsqu’on croise une allure, un regard, une lueur, que sais-je encore, une silhouette qui nous retient, nous harponne. Un soudain afflux d’hormones et un élan nous envahissent alors d’un désir si irrépressible que l’on croit ne pouvoir se taire que satisfait. Obsédant.

Et l’autre, là, face à moi, qui lui coule des œillades de mâle en rut puis, interdit, suffoqué par sa propre audace, relève ses yeux dans les miens dans une quête muette et désespérée. Mais qu’attend-il de moi ?

Ah ! Il est encore pas mal, mon Lecourt, n’est-ce pas ! Il a belle allure ! Est-ce bien ainsi que tu l’avais imaginé ? J’en serais presque flatté ... si tu n’étais en train de tenter de me souffler mon mec à mon nez et à ma barbe, sous mon propre toit. Toi, mon amant. Un comble.

Je n’ai pas pu retenir un sourire, probablement à cause la cocasserie de la situation, et Jérôme s’est redressé. Sans me quitter des yeux, il repousse sa chaise. Son sourire de biais est pourtant tout, sauf de victoire. Il me parait teinté de bienveillance et de complicité toute fraternelle mais, également de résignation embarrassée, comme s’il se devait d’accomplir un rite.

- « Ne t’inquiète pas, je te le rendrai mais nul ne peut résister à ça ! »

C’est, j’en jurerais, le message que ses yeux m’envoient, alors que, estomaqué, je le vois tendre le bras en direction de Lecourt et, paume au plafond, l’appeler du geste, d’un rapide battement de ses quatre doigts joints en direction de son poignet.

Et le plus incroyable, c’est le coup d’œil légèrement tremblotant que celui-ci me lance avant de se lever à son tour et de lui emboîter le pas.

Et moi, je me découvre totalement sidéré, incapable de la moindre réaction. Ni jaloux, ni en colère, ni atteint d’abandonnite aiguë, ni … Non, non, rien de tel. J’ajouterai même : « rien de toxique ». Simplement je suis abasourdi par ce que la vie nous réserve, par son incroyable ingéniosité pour nous cueillir au débotté, nous faucher au dépourvu.

Or, justement, voilà que c’est mon tour. Maintenant !

La salope, la traîtresse.

Le récit de Lecourt.

Je me suis installé au haut bout de la table, un réflexe.

Mais aussi pour avoir Julien à ma gauche, encore un réflexe.

Julien.

J’ai abrégé mon séjour balnéaire, prétextant, à mon habitude, que je ne sais pas ne rien faire, ni rester le nez au vent, … que je n’ai pas appris. Mais je sais bien que c’est pour venir le retrouver, lui, ici, que j’ai pris la route. D’ailleurs, personne n’est dupe.

Et, devant sa porte, je retrouve cette barre à hauteur du plexus solaire, en travers de ma poitrine, qui pourrait faire penser à une gène respiratoire, qui devrait m’alerter ...

Mais non ! Assurément, ce n’est que de joie ! D’ailleurs, je vais bien puisque je suis ici, chez moi.

Je ferme les yeux, je prends une inspiration profonde qui emplit lentement mes poumons d’air depuis le ventre jusqu’à soulever mes épaules et tout Julien me revient en avalanche : son odeur, ses élans, sa capacité au bonheur, cet appétit puis ce pétillement quand il est comblé.

Combien de fois son sourire a-t-il enchanté les instants partagés sans que s’y mêle l’ombre d’un remord ? Ainsi il m’a délivré de cette mauvaise conscience, de l’œil qui, jusque dans la tombe regardait Caïn, de la croix pattée dont celui-ci fut marqué pour rappeler à jamais l’infamie de son fratricide …

Julien m’a rendu libre, beaucoup plus libre.

Mais lui qui prétend ne vouloir ignorer aucune occasion de joie, lui qui professe que, lors de notre bref passage ici-bas, plutôt que celui qui mène droit au Golgotha, on peut choisir d’emprunter ce petit chemin qui sent la noisette et musarder pour en cueillir un à un tous les plaisirs y compris les plus infimes, lui dont la jument, tout aussi épicurienne que son maître, franchissait hardiment les clôtures pour aller cueillir dans les haies des grappes de mûres qu’elle saisit habilement entre ses dents serrées, lèvres écartées, pour s’en régaler tout en se préservant des épines, je le vois à cette heure, rester assis à table sans réaction, le regard dans le vague, insaisissable, sans prêter la moindre attention, offrir le moindre secours à son pauvre vieux patron qu’il a pourtant exposé sans précaution à la tentation, plongé dans un bain de friture bouillonnant ou, pire, « couché sur un millier de fourmis rouges » ...

Et qui perd pied et se sent emporté, malgré lui, son âge, ses illusions de sagesse ...

Car à ma droite, il y a cette source de chaleur, ce drôle de lascar, frisé comme un mouton, barbu comme un sapeur, qui ne trouve pas sa place et se rencogne sans cesse en faisant rouler ses belles épaules, plantant un coude dans le bois de la table, nichant une joue dans le creux de sa paume, qui feint de ne s’intéresser qu’au contenu de son assiette mais qui, abrité derrière ses bouclettes, me glisse en biais des œillades de velours qui me zèbrent comme autant de lames, puis casse sa nuque, replonge le nez dans sa pitance, la joue marquée d’une fossette de sourire réfréné, comme victorieux, relève le front au plafond et j’en ai des picotements dans les doigts, soufflant sa mâle puissance et mastiquant sa bouchée avec application avant de me fendre d’un regard clair, la fourchette un instant suspendue comme hésitante qui, soudain, plonge et pique, me faisant sursauter, ma propre chair transpercée …

J’étouffe, débordé, les côtes bloquées, mon souffle se fait court et je pourrais manger ma serviette sans le savoir. Je le fixe, toute précaution maintenant jetée aux orties. Il regarde droit devant lui et je sens ma bouche s’étirer en un sourire de biais.

Moqueur.

Ah, il a fière allure, le notable consulaire qui bave de concupiscence devant l’arrogante jeunesse, le vieux loup gris aux dents émoussées qui veut se persuader qu’il pourra encore n’en faire qu’une bouchée ...

J’attends une étincelle qui relâchera la tension de l’orage menaçant qui tourne en grondant, bruit sourd qui m’envahit et m’isole. Tout comme la pluie nous libère quand elle éclate, j’espère d’une déchirure miraculeuse, salvatrice qui dissipera cette contracture dans ma poitrine.

Son regard s’est soudain fixé, droit devant lui. Un infime abaissement du sourcil, un rapide battement de paupières, l’étirement d’un sourire esquissé, il a repoussé sa chaise vers l’arrière dans un raclement assourdissant.

J’ai vivement tourné la tête vers ma gauche, c’est pour saisir une expression amusée, lancée comme une bouée de sauvetage comme curieuse de la suite et je l’ai alors précipitamment ramenée vers la droite.

Juste devant mon nez, des doigts joints se replient en saccades pour m’intimer de les suivre.

Je bondis sur mes pieds.

Le récit de Jérôme.

Lecourt s'est naturellement assis en bout de table, moi à sa droite et Julien face à moi.

Comme un patriarche s'entourant de ses deux grands fils ?

A chacun son rôle : à lui le service du vin après nous avoir présenté à lire l'étiquette de la bouteille, à nous de faire passer les plats. Je concède le rôle à Julien et m'empare humblement du pain, le tranche et le distribue ; les victuailles circulent, les regards suivent leurs parcours et, gourmands, se croisent courtoisement, les assiettes se garnissent et les visages s'inclinent vers leur contenu, les mains s'emparent de la fourchette et du couteau et les mastications commencent.

Je glisse mon regard par en dessous sur ma gauche mais ainsi penché, je ne vois de mon fascinant voisin que son buste, ses bras et ses larges mains que le travail a forgé, de fortes pognes aux doigts courts, aux ongles carrés, dont j'imagine, non sans un frisson, qu'elles puissent se refermer sur moi, me saisir, me retenir, m'attirer à lui pour ...

Parfois, le geste se suspend, le temps d'une courte remarque, laconique :

- « Et la ferme ? »

- « Ça va. »

Je réalise soudain que je suis, de fait, étranger au groupe, je reste à l’extérieur, exclu. Debout sur le quai, je regarde passer le train de leurs complicités. Me voilà soudain attristé comme un enfant mis à l’écart.

- « Et la mer ? »

- « Assez chaude pour me baigner. Et ici ? »

- « La rivière reste fraîche ! »

L’opportunité, pour la première fois entrevue, de participer aux échanges me cueille alors que je viens d’enfourner une copieuse bouchée avec laquelle je m’étrangle à moitié en me précipitant. Pour marquer mon assentiment, je n’ai d’autre alternative que de hocher la tête. Trop vigoureusement. Un peu ridicule, je le crains. Je relève les yeux mais leurs sourires amusés en retour cèdent déjà à l’attrait de la nourriture qu’ils recommencent à porter à leurs lèvres et je reste, redressé, à les observer mâcher silencieusement.

Lecourt a basculé en appui sur un coude, à demi tourné vers Julien. Sans un mot, il hausse l'autre épaule, étend le bras, index pointé. Sans plus lever les yeux, Julien rapproche de lui une assiette dont il se saisit. Je regarde ce bras puissant au coude relevé se replier lentement pour la ramener à lui, ces mains se refermer sur le fromage qu'elle contient, le retourner pour le trancher sur le pouce ... Le glissement précis, assuré de la lame.

Combien de fois ce bras a-t-il ainsi ramené Julien à lui, dans ce mouvement souple et rassembleur, pour le serrer contre lui, l'étreindre ? Il me semble en sentir la légère pression autour de mon propre torse et cette illusion m'apaise.

Elle m'éclaire aussi.

Les paroles de Julien me contant leur rencontre me reviennent : "comme si les mots étaient impossibles à prononcer, en baisant là, même vite fait, mal fait, pour la première fois, on venait de se DIRE un secret qui faisait de nous des pairs."

Lecourt, Julien ...

Et moi ? Et si Julien en retenant Lecourt à dîner m'offrait l'occasion qu'il me reconnaisse, moi aussi ? Pour que j'entre définitivement dans ce cercle, en membre de leur confrérie secrête ?

Cette pensée amène à mes lèvres un sourire que je m'efforce de brider pour qu'il n'éclate pas de façon trop insolente, je relève les yeux vers eux ...

* "Tu t'rappelles on s'était couché sur un millier de fourmis rouges. / Aucun de nous deux n'a bougé." Pour le fun, on se refait un coup "Les fourmis rouges" ?

* "Ce petit chemin, qui sent la noisette / ce petit chemin, n'a ni queue ni tête /On le voit / Qui fait trois / petits tours dans le bois / Puis il part au hasard / en flânant comme un lézard ... sur des paroles de Jean Nohain, suivons Mireille sur ce petit chemin.

Amical72

amical072@gmail.com

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