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6 | Laissons entrer l’air
Récit de Julien
Sophie a préparé un autre café, me sert et réitère ses excuses, mais je coupe court, elle n’avait pas l’intention de blesser Arnaud, bien au contraire.
Mais elle me doit maintenant quelques explications.
- « IL est revenu ! IL m’appelle de nouveau à toute heure pour me supplier et je l’ai aperçu rôder aux pieds de l’immeuble. »
Son regard traduit sa préoccupation alors je l’invite à se protéger, à signaler les agissements en gendarmerie, à demander une protection par l’intermédiaire de son avocat, mais elle balance la tête latéralement en signe de dénégation.
- « Non, je ne veux pas ça. Lucas a connu les belles années avec son papa mais Théo n’a pas d’autre souvenir que des cris et des déchirements. L’autre jour, il m’a dit : la vie est mal faite, j’aurais du avoir Julien comme papa ... »
- « Mais je suis son oncle, je ... »
Elle sourit tristement, hausse les épaules.
- « Il a neuf ans et sait très bien QUI tu es mais, pour lui, tu représentes la constance, le calme et la sécurité dont il a indispensablement besoin pour grandir. Or, maintenant que Lucas a quitté la maison, il est inquiet pour lui, mais aussi pour moi et c’est trop lourd pour un petit garçon.
Et je ne voudrais pas qu’il doive s’amputer de son père pour parvenir à faire face à ce dilemme, qu’il le rejette d’un bloc comme un monstre absolument incompréhensible à force d’inconstance, qu’il se vive issu pour moitié d’un être trop étrange qui aurait pu lui transmettre ses fantômes comme des miasmes.
Si j’ai bien compris, c’est ce qui est arrivé à Arnaud, non ? Un père qu’on surprend et qu’on découvre gay, qu’on assimile instantanément à un imposteur pour s’en distinguer et qu’on refuse de reconnaître par crainte de l’éventuelle transmission de l’abominable vice honni ; une déchirure si brutale et si douloureuse qu’elle laisse les deux partis dans la souffrance d’une insupportable amputation et qui, pourtant, demeurent irréconciliables. Et si ...
Non, je ne veux pas cela pour notre fils, nous l’avons voulu et conçu ensemble alors, je ne veux pas qu’il ait son père en horreur mais j’ai besoin de ton aide, Julien. »
Soudain, dans mon dos, la porte qui mène à ma chambre s’ouvre. Sophie n’a fait qu’un pas et a englouti Arnaud dans l’écharpe de ses bras, un Arnaud un peu ébahi et d’abord emprunté à qui elle murmure à l’oreille, un chuchotement indistinct mais je vois le roudoudou rosir et baisser les yeux, un mince sourire revenir sur ses lèvres.
Puis Sophie se pend à son bras et le ramène vers moi, s’appuyant à son épaule et sa tête à la sienne, lui qui reste décontenancé, bras ballants.
- « Ça fait quelques semaines que j’observe votre petit manège ... » Elle rit. « Vous êtes plutôt beaux mecs, tous les deux, j’en serais presque jalouse ! » Elle s’est tournée vers Arnaud et, de ses doigts en peigne, essaie de domestiquer ses épis. L’écureuil vire au cramoisi !
- « Ah ! Il faudra t’habituer ! Dans la famille, les femmes portent la culotte à égalité avec les hommes. » Elle repose la tête sur son épaule : « juste à hauteur ! » dit-elle. Elle sourit et Arnaud vient un instant poser sa paluche sur ses cheveux.
- « Enfin ! »
Ce mot m’est venu spontanément à l’esprit ainsi que l’impression qu’un poids vient de tomber de mes épaules, ouvrant mes poumons à une profonde inspiration. Le soulagement de la fin de la dissimulation, sans doute. Je les regarde tous les deux, ma sœur et mon mec, côte à côte, souriants. Joli spectacle.
- « Arnaud, tu pourrais maintenant poser ton baluchon dans la grande maison et Sophie pourrait ainsi s’installer dans celle que tu occupes, le ramassage scolaire marquera un arrêt supplémentaire et, à nouveau, un petit garçon jouera dans la cour des Chênaies.
Si tout cela vous convient, bien sûr ! »
Mais à voir leur mine, il m’apparaît qu’ils ne forment aucune opposition à mes propositions.
« Laissons grand ouvert et laissons venir la cinquième saison, laissons entrer l’air ! »*
Amical72
amical072@gmail.com
* La pyramide des besoins. Les travaux de Maslow (1954) permettent de classer les besoins humains par ordre d’importance en 5 niveaux. Ce classement correspond à l’ordre dans lequel ils apparaissent à l’individu ; la satisfaction des besoins d’un niveau engendrant les besoins du niveau suivant. L’idée est qu’on ne peut agir sur les motivations "supérieures" d’une personne qu’à la condition expresse que ses motivations primaires (besoins physiologiques et de sécurité) soient satisfaites.
* Voici une chanson de l’ami Pierre Vassiliu, disparu en 2014 : "amour, amitié" mais ensuite, voilà celle-là, pour le retrouver tel qu’on le connaissait
* Pour terminer sur une touche plus douce, voici Ours qui chante " laissons grand ouvert et laissons venir la cinquième saison, laissons entrer l’air "
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