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9 | Tu viens chez moi? – Le récit de Joris
Le discours du docteur Dumas au CeGIDD ayant dissipé mes craintes les plus irrationnelles et le résultat des premiers tests étant négatif, j'ai décidé de revenir au Capharnaüm dés le week-end suivant.
Ma minutieuse préparation dans la salle d'eau vise moins à apprêter une apparence que je préfère conserver modeste et banale qu'à m'accorder un peu d'attention, pour dissiper mon appréhension à y reparaître, écarter tout enjeu, banaliser cette sortie bien ordinaire à mon âge.
Sitôt le guichet entrebaillé, la porte s'ouvre largement sur un sourire amène tendant à me laisser croire que je suis désormais identifié et bienvenu, presqu'attendu, en familier des lieux et de leurs usages ; habile et illusoire chaleur de ce qui ressemble à une amicale cooptation mais je ne saurais oublier que je me trouve ... dans un commerce qui, par nature, cherche à se rendre aimable à sa clientèle pour espérer en tirer profit.
Or, puisque j'y bénéficie d'avantages et d'égards appuyés, c'est que je dois y être un peu plus qu'un client, y apportant une -même modeste, plus-value, probablement ma nouveauté. Ce que résume l'adage qui court dans le secteur marchand : "Si c'est gratuit, c'est que c'est toi le produit".
Lorsqu'on franchit le sas, nos yeux se voient soudain aveuglés par trop de lumières qui balaient l'espace en tous sens, jusqu'à l'air saturé qui paraît plus dense et, en place d'une rumeur sourde, nos oreilles se voient soudain étouffées sous une avalanche de décibels scandés sur une pulsation qui s'impose, s'empare de mes jambes qui fourmillent, de ma nuque qui marque la mesure malgré moi. Les basses régulières qui résonnent presque douloureusement dans mon thorax, m'isolent et me transforment, je peux imaginer qu'elles me transfèrent leur puissance et me constituent en un être magnifié, neuf, assurément séduisant, sous les éclairages qui me transfigurent.
C'est probablement une des raisons du succès de ces lieux ; on y oublie les réalités mesquines de l'ordinaire sous les déferlements sensoriels qui nous coupent du quotidien. Je souris intérieurement car le mien n'est pas si désespéré ni si sordide que j'aie absolument besoin de rompre et de m'en détacher. Et, à la fois, je souris de me voir si solidement rationnel.
Mais dés l'entrée, un doigt secourable pointe devant mes yeux une table où je crois apercevoir des figures déjà entrevues. En animal grégaire, je cède à la facilité d'avancer en territoire reconnu et, aussitôt, un regard me happe, un sourire me réconforte, un bras s'arrondit sur le dossier de la banquette, creusant un espace confortable qui parait n'être dévolu qu'à moi, où je me glisse sans effort ni plus de question.
Le bras cascade et enserre mes épaules, une tête se glisse dans mon cou pour ce qui ressemble à un câlin préliminaire doublé d'une proclamation au monde alentour. Je n'ai besoin que de tourner à peine la tête pour que mes yeux croisent ceux, amusés bien que, à mon avis, remplis d'une confiance en lui excessive, de celui avec qui j'avais terminé ma précédente soirée ici.
Cet excès d'assurance ne fait que stimuler mon envie de lui résister, mon dos se tend alors nettement pour marquer ma résistance à son étreinte, ma tête se balance imperceptiblement et mon sourire ironique aux lèvres fermées veut lui signifier clairement que la partie ne lui est pas acquise d'avance mais, dans son regard en retour, un pétillement me répond qu'il relève le défi et reprend le jeu entamé lors de notre rencontre.
Il s'enroule d'un coup contre moi et sa bouche vient hurler à mon oreille tandis qu'il écrase mon épaule de la sienne.
-" Qu'est-ce que je t'offre?"
Lui répondre nécessite qu'à mon tour, je me presse contre lui, sa masse, ses muscles, sa chaleur, que je respire cette eau de toilette surprenante, verte et légère, dont l'élégance détonne agréablement.
J'aurais pu secouer la tête poliment, arborer une moue, la prolonger en sourire contrit, le désarmer ... Mais je souris en écho au sien, à sa connivence joyeuse et tonique et il se lève d'un bond, me laissant admirer un cul rond avantageusement moulé dans un pantalon de toile ajusté.
Il revient, portant deux verres au contenu coloré, s'asseoit et me tend celui qu'il me destine. Je le remercie d'un hochement de tête et nous trinquons les yeux dans les yeux ; les siens sont joueurs, espiègles et se veulent terriblement accrocheurs. Je baisse mes paupières pour aspirer une gorgée. Quand je les relève, son regard est toujours posé sur moi, charmeur et retenu à la fois ; un coude en appui sur le dossier, il m'envisage en détails, avec ce qui me semble être un intérêt bienveillant.
Sans me démonter le moins du monde, je lui rends la pareille, l'examinant effrontément. Sa coupe nette m'indique qu'il est allé récemment chez le coiffeur, ses sourcils froncés barrent son front d'une ligne presque continue au-dessus de ses yeux assez clairs, sans doute noisette et ses lèvres s'entrouvrent sur une solide denture régulière.
Je porte beaucoup d'attention au sourire ; une bouche me paraît refléter, au delà de l'hygiène, le soin, avec ses exigences, l'attention que l'on accorde à soi-même et, par extension, aux autres.
C'est plutôt un beau mec, un de ces trentenaires athlétiques, aux larges épaules. Les manches de son polo coloré de rugbyman sont relevées sur de solides avant-bras couverts d'une bourre de poils fins et clairs, ses mains sont larges, ses ongles taillés court.
D'un coup, il a plongé sur moi et sa joue vient frôler la mienne tandis qu'il me hurle à l'oreille :
-" J'ai obenu quel résultat à l'examen, je suis reçu?"
Il semble qu'il décide d'interpréter à son avantage ma réponse en forme de moue légèrement ironique ; il se laisse basculer, dos à la banquette, envoyant ses bras par dessus sa tête, décollant ses fesses du siège, abdominaux tendus, comme pour s'étirer puis, dans une soudaine contraction musculaire générale, il se rassemble et roule de mon côté. Sa main glisse dans mon cou pour rapprocher mon oreille de sa bouche.
-"Quand tu me regardes comme ça, tu me fais bander!"
Il s'est retiré lentement en me regardant avec des yeux de velours, sa main s'est attardée sur ma joue en une caresse légère, une tentative d'effleurement sensuel, sans doute pour me faire frissonner. Et c'est pas si mal !
Bon, ce n'est sûrement pas un poète mais c'est vraiment un beau mec, ses efforts m'amusent et sa stratégie du jour, est-elle guidée par la prudence ou le respect, je ne saurais dire - d'une conquête à la hussarde à laquelle je ne saurais échapper s'est fort heureusement transformée en une conversation aimable au cours de laquelle j'ai mon mot à dire. Il semblerait que ce soir, mon avis lui importe.
Or si je n'ai pas encore décidé de l'issue que j'entends lui donner aujourd'hui, il me plaît de le voir revenir vers moi, à jeun cette fois, après qu'il a dû en rabattre sur sa superbe machiste et accepter mes exigences pour obtenir ce qu'il semblait penser lui être acquis de droit divin. Un tel pas de côté me paraît, en lui seul, devoir être encouragé et tant qu'à choisir une bite pour me faire reluire ce soir ...
Sa cuisse, son bras, viennent régulièrement chercher le contact des miens comme une interrogation répétée et j'en souris, relevant mes yeux dans les siens qui me questionnent en silence. J'y découvre, soudain, une certaine gravité comme s'il s'apprêtait à risquer un coup.
Sa main se pose avec précaution sur ma cuisse et il approche son visage face au mien, les yeux dans les yeux, puis, brusquement, il bifurque pour venir me glisser au creux de l'oreille.
-"Tu viens chez moi?"
J'ai vivement reculé, sourcils relevés par la surprise, pour l'envisager et m'assurer que j'ai bien entendu son offre dont les probables conséquences m'apparaissent l'une après l'autre, en cascade. Quoi, il propose de m'emmener chez lui? Dans son lit? Peut-être pour la nuit?
Il se précipite alors pour ajouter :
-"Tu as le temps de réfléchir en finissant ton verre."
Et j'entends, là, sa crainte d'un second râteau qui viendrait flétrir publiquement son orgueil de mâle et, donc, je perçois toute l'audace qu'a nécessité sa proposition. C'est cette prise de risque hasardeuse qui, en le dévoilant dans ses hésitations, achève de me le rendre proche et m'incline à accepter. Pourtant, un réflexe me fait différer encore, alors je l'encourage en adoptant une mine outrageusement pensive qui me laisse un répit ... celui de saisir mon verre pour boire une gorgée.
Je mesure qu'au lieu d'un plan cul anonyme dans l'obscurité du labyrinthe sordide de l'étage, il vient de m'inviter à ce qu'on peut regarder comme une rencontre et que, pour la première fois, je vais sans doute dormir avec un homme qui serait mon amant. A mille lieues de ma chambre d'ado partagée avec mon frère. Vertigineux!
Terrifiant et vertigineux!
La gorge serrée par l'enjeu, je m'incline et repose mon verre un peu sèchement sur la table basse, désormais décidé à relever ce défi inattendu.
Mais soudain, devant mes yeux sont campées deux jambes de pantalon en toile claire.
Une apparition.
Amical72
amical072@gmail.com
* "La, la, la, la, je vous aime, chantait la rengaine / La, la, mon amour, des paroles sans rien de sublime / pourvu que la rime amène toujours / une romance de vacances qui, lancinante, vous relance ..." Sur une musique de Georges Delerue et pour illustrer le film "Une aussi Longue Absence" dont il est le metteur en scène (1960,) Henri Colpi écrit une chanson interprètée par Cora Vaucaire, trois fois lauréate du prix de l'Académie Charles Cros, "trois petites notes de musique"
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