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5 | Son odeur – Le récit de Julien.
Dans le TER presque désert qui me ramène vers Les Chênaies, je me laisse lourdement tomber sur un siège, dans un rang libre, fermant les yeux et appelant la présence de Lecourt, sa densité, comme un antidote qui suffit à m'insuffler une énergie déterminée.
Je me relève d'un bond, retire mon blouson que je plie. D'une rapide rotation de la tête, je balaie le wagon en panoramique ; le garçon gris cendre joint toujours dévôtement les mains autour de son portable qu'il regarde sans doute comme vital puisqu'il lui donne accès à un monde de réseaux virtuels qui m'est absolument étranger.
Mais où sont les groupies du "JJG" de mon adolescence qui, cheveux trop longs sur la nuque mais oreilles dégagées, vastes sweat colorés au col rond d'où s'échappe leur cou malingre, manches retroussées sur leurs avant-bras maigrichons chantaient d'une voix de fausset avec les sourcils froncés en mimant des rifs de guitare électrique : "Je te donne toutes mes différences / Tous ces défauts qui sont autant de chances / On n'sera jamais des standards, des gens bien comme il faut / Je te donne ce que j'ai, ce que je vaux / Je te donne, donne, donne ce que je suis ... »
Je me rassois, j'ouvre "dans les bois éternels", la dernière parution de la reine du polar français qui y balade son flic, le nonchalant mais désormais réputé commissaire Adamsberg entre Normandie et Béarn. Pourtant, je peine à me fondre vraiment dans cette ambiance onirique et décalée puisque, justement, je viens de m'échapper d'une grisaille qui m'étouffait. J'ai des pincements d'estomac, une sensation de faim qui me revient.
Je me relève, remonte l'allée. Le moine noir récite toujours ses neuvaines en surplomb de l'écran de son portable sur lequel courent ses doigts, la vieille dame a rabattu la tablette et, crayon levé, l'oeil dans le vague, réfléchit à ses mots croisés, les jeunes filles, épaule contre épaule, partagent une paire d'écouteurs et scandent en choeur la pulsation avec des hochements de tête secs qu'elles coordonnent en échangeant de brefs coups d'oeil radieux.
Les toilettes sont, elles, toujours aussi inconfortables, on y est constamment chahuté par le battement des roues et pisser debout sans tout éclabousser est un vrai défi de marin. Ah le bonheur d'un homme qui pisse debout !
Quand j'ouvre la porte pour en ressortir, deux yeux bleus aigus très proches me percutent et harponnent les miens ; une épaule de profil, un genou s'introduisent déjà dans le réduit avant même que je n'en sois totalement sorti. Cette soudaine intrusion, cette proximité qui s'impose provoquent d'instinct un mouvement de recul, mon dos se rabat contre le chambranle de l'étroite ouverture mais l'homme en noir continue d'en forcer l'entrée, me repoussant encore dans un espace toujours plus exigu à mesure qu'il s'y impose, se collant à moi.
Dans un réflexe de défense, j'entoure sa tête à deux mains, prêt à repousser pour l'écarter vigoureusement de moi celui qui fait irruption d'autorité dans mon espace intime avec autant d'aplomb.
Mais d'un coup, voilà qu'il s'abandonne entre mes pognes, indolente Virginie qui se noie et espère le secours de Paul. Lui, docile, nuque souple qui cède, ses paupières se ferment et ses lèvres s'entrouvrent, il s'offre, tout alangui.
Je bondis comme un renard qui mulote, me dresse sur des mollets tendus à l'extrême. Ma bouche retombe sur la sienne que je découvre chaude, douce, accueillante et nos langues s'affrontent. C'est bref mais d'un éclat électrique. Je me dégage presqu'aussitôt et, le rabattant sèchement vers l'intérieur, je referme sur lui la porte qui claque.
Je ... Je suis essoufflé comme après un sprint, estomaqué, décontenancé par ce contact aussi soudain qu'inattendu. Je me raccroche aux supports de bagages en face des toilettes et me campe solidement, soudain bien décidé à tirer la chose au clair ; en adulte responsable qui vient pourtant de se plier à un automatisme atavique, je veux croiser à nouveau le regard de ce mec pour m'assurer que je n'ai pas rêvé.
La porte s'ouvre mais prudemment, jusqu'à couper sa silhouette verticalement en deux par le milieu, je n'aperçois de lui qu'un seul oeil bleu indécis et un demi sourire flageolant. Lui aussi m'a vu et, après quelques secondes, il se décide et parait en entier sur le seuil, m'observant, prudent, indécis. D'un signe de tête que je veux aimable, je l'engage à s'approcher de moi. Comme en défense, son sourire se fait ironique.
- "Tu m'avais dévisagé avec tellement d'insistance, si longuement ... alors, en te voyant te diriger vers les toilettes, j'ai pensé que ..."
Il y a longtemps que je ne m'étonne plus d'être regardé pour ce que je suis : un homme qui aime les hommes et qui les mate, sans cesse aux aguets du partenaire potentiel. Je suis démasqué et ... cela m'amuserait plutôt.
Sa voix est bien timbrée : il s'est repris ; le sourire ébauché dévoile de jolies dents, deux larges incisives centrales carrées et blanches contre lesquelles la latérale, à droite, est implantée légèrement de biais, luisant d'un orient doux, ce qui lui confère un charmant air de gavroche canaille. Toute aigreur oubliée, je recule un soupçon pour libérer un peu d'espace en guise d'invite à avancer encore plus près de moi. Il s'y glisse. Comme attendu.
- "Tu es libre, là ?"
Il a imperceptiblement baissé la tête et me détaille par dessous ses sourcils, sans doute interloqué par ce développement inattendu, cette question qui l'alpague. Il hausse une épaule, façon désinvolte.
- "Je bosse en intérim et je viens de finir ma dernière rotation, on n'aura pas besoin de moi avant plusieurs jours, alors je rentrais chez moi ..."
- "Si je te propose une escale à la campagne, histoire de bien faire les choses, ça ne t'effraie pas !"
Le ton se veut rassurant mais ce n'est pas une question. La commissure droite de sa bouche relève sa joue et la creuse d'une fossette mutine, il laisse son coude en appui glisser sur la barreau métallique du porte bagage jusqu'à venir au contact du mien qu'il presse. Je ne me dérobe pas.
- "Si tu me ramènes au train ensuite ..."
Mais si je préfère lui garder encore tout son mystère, dans la demi clarté du réduit, je détends le bras, arrache prestement sa casquette, un des écrans qu'il utilise pour se dissimuler puis je l'examine avec l'oeil précis et froid du maquignon qui évalue l'animal et cherche à percer ce qu'il pourra tirer de ce jeune homme un peu efflanqué.
De ses doigts écartés en peigne, il ébouriffe ses cheveux drus taillés en mèches irrégulières, un champ de céréales presque mûres couché par un orage. Il m'apostrophe du menton, affichant une morgue bien de son âge mais il peine à réfréner un sourire naissant, lequel finit pourtant par s'épanouir au constat que je n'ai toujours pas dit non et que le temps file.
Moi, je poursuis mon examen, lui laissant toute latitude de continuer à se découvrir pour tenter d'obtenir des réponses à ses légitimes questions.
- "T'es paysan? On va baiser dans le foin ?"
Je reste de marbre face à sa provocation. Cependant sa vivacité commence à me plaire. Il ne donne pas l'impression d'être capricieux, ni vraiment inquiet ; curieux de l'aubaine, plutôt, presqu'impatient.
- "Je descends à la prochaine, dans cinq minutes. Ma voiture est sur le parking et, ensuite, il y a quinze minutes de route. J'habite seul."
Puis, après un temps d'arrêt.
- "Alors, tu viens avec moi?"
C'est son tour de rester muet, affectant un air énigmatique et me regardant fixement. Intérieurement, je m'amuse de l'artifice qu'il emploie, est-ce qu'il hésite? Je ne crois pas. Est-ce pour ... gagner une épaisseur un peu mystérieuse ? Pour se faire désirer?
S'il savait sur quel malentendu se fonde cette bonne fortune, il pourrait s'en offusquer, je ne l'ai "longuement détaillé" que pour renforcer mon envie de vivre en pleine lumière en absolue opposition à ses vêtements informes qui le masquent plus qu'ils ne l'habillent, à leur triste noir délavé, à son obsession du portable qui doit le couper du monde vivant qui l'entoure à bas bruit ...
Il modifie imperceptiblement son équilibre, pesant de façon plus nette sur son bras, celui dont le coude presse déjà le mien, dans la recherche d'un contact plus affirmé. Maintenant que l'échéance se rapproche, qu'elle prend corps, je sens comme une inquiétude monter en lui et son regard est moins assuré quand il me demande:
- "Mais tu as quel âge, en vrai?"
Je ris.
D'un coup, ma main saisit son bras libre et l'attire à moi qui me penche à son oreille.
- "Je m'appelle Julien, j'ai quarante-deux ans et de grandes dents ... mais ce n'est pas pour dévorer le petit chaperon, même s'il n'est pas rouge, même si c'est un garçon ; je préfère que l'on déguste son petit pot de beurre."
J'ai lourdement fiché mes yeux dans les siens puis je reprends ma place en souriant. Lui, sa pupille n'est pas plus sereine même s'il affecte un air détaché mais moi, au travers des poussières qu'il a rapporté de son labeur professionnel, dans sa chaleur corporelle, mes narines ont discerné et se sont saisies de son odeur de jeune mâle.
Et j'en bande.
Amical72
amical072@gmail.com
En 1985, JJG connait son plus gros succès commercial, vendu à plus d'un million d'exemplaires. C'est une chanson composée et interprétée en duo par Jean-Jacques Golman et Michaël Jones, le premier écrit les paroles en français, le second, celles en anglais. Pardonnez à Julien, cette année-là, il avait 18 ans et fredonnait "Je te donne"
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