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4 | Le sens donné à nos vies – Le récit de Lecourt.
Julien est reparti, il va mieux, je crois.
J'en suis heureux !
"Heureux", le mot est faible. Je ne supportais plus de le voir faire grise mine, marcher d'un pas lourd, le nez au sol et les épaules tombantes, l'air abattu comme accablé par un sort injuste.
Pas lui, pas Julien, pas celui qui est "MON" Julien, celui qui m'est si familier, qui a toujours une musique en tête, qui fredonne ou sifflote sans cesse.
Alors le voir à nouveau fièrement redressé et marcher d'un pas alerte pour rejoindre la gare a soulagé mes épaules d'un poids.
Et me plonge dans mes souvenirs, tels qu'ils m'apparaissent aujourd'hui, vingt ans plus tard. J'avais alors quarante ans et on peut dire que j'étais "né coiffé". Les aléas de la vie m'ont fait seul héritier d'un beau domaine agricole, mon père m'en a confié les rènes et j'ai fini par convoler avec une institutrice de l'école privée du bourg. Seule ombre au tableau, nous ne parvenons pas à avoir d'enfant pour satisfaire l'unique exigence paternelle lors de la passassion : le devoir de prolonger par un "successeur" la lignée des Lecourt, maîtres des Chênaies.
Ah, une autre chose, également, mon attirance irrépressible pour le corps des hommes. Un penchant anodin mais qui m'aurait mis au ban de la société, aurait fait de moi un paria si je ne l'avais gardé dans le secret de l'alcove. Mon père avait su mettre un coup d'arrêt à mon dévoilement lorsque, adolescent, ce journalier, ce Fernand, m'avait comme ensorcelé lors des moissons. Une semonce, sévère mais frappant juste à temps !
J'avais gardé de cet épisode un souvenir si cuisant que, longtemps, il a fait monter la honte à mon front, forgeant en moi une résolution absolue que je respecte aujourd'hui encore : ne JAMAIS donner à voir publiquement quoi que ce soit qui puisse instiller un élément de doute, mais toujours rester dans la moyenne, la zone grise conforme aux attentes sociales qui scandent la vie d'un honnête "père de famille".
Ce que je fais. Scrupuleusement.
Cependant, chacun des éléments de cette confortable existence d'homme, jeune mais déjà installé, même le plus insignifiant, me semble alors indispensable à ma survie. Vital, même. Mais je ne parviens qu'à grand peine à garder réunis tous les composants disparates voir antagonistes de ma vie. Parfois je suis écartelé entre de grands paradoxes ; ainsi je suis marié mais je ne peux réprimer totalement mes pulsions vers les hommes ; je suis paysan attaché à son domaine mais avide d'émancipation.
Alors, comme tous les nantis sans doute, je ne redoute rien tant que de voir quelque chose m'échapper et mettre en péril mon monde si bien réglé.
J'hésite, je balance, cette crainte m'entrave et me paralyse.
Et là, Julien déboule.
Julien, lui, il n'a rien ! Mais il a faim de tout.
Julien, il écoute, admet ses erreurs, se corrige. Humblement. Il ne se croit pas tenu d'avoir toujours le dernier mot comme ces propriétaires que le sentiment de leur condition pousse à marquer leur suprématie parce qu'ils sont possédants ; lui se range facilement à mon expérience.
C'est aussi un travailleur, habitué à ce que les choses coûtent le prix d'un effort, d'une constance et ne rapportent qu'à l'occasion la satisfaction d'être couronné par une réussite.
Il est issu de la culture du geste maintes fois répété pour atteindre ici la rectitude du sillon, là une parfaite régularité de la foulée de trot, un arrêt au carré ... Il fait de cette exigence envers lui-même une contrepartie des responsabilités qui lui sont confiées, il s'en honore, il est loyal.
C'est un modeste ... mais fier cependant ; qui ne s'en laisse pas compter, qui ne cherche pas à ménager son interlocuteur en amenuisant diplomatiquement ses arguments tant qu'il pense avoir raison mais il triomphe sans écraser, se réjouissant d'être conjointement venu à bout d'une difficulté plus que d'avoir pris le pas sur un pair.
Mais en prime ...
C'est un gourmet toujours joyeux, curieux de toute opportunité, sans cesse à l'affut du plaisir, il s'y prépare et l'anticipe, s'en réjouit sur l'heure sans retenue et sait ensuite le prolonger en l'évoquant. C'est aussi un partenaire qui m'a rapidement ébloui et je n'ai rien fait pour résister à nos vertiges sinon feindre de rester de marbre, le laissant souvent envahir mes pensées, mes fantasmes de son magnétisme, sans toutefois renoncer en parallèle à la tempérance paisible d'un foyer conventionnel, ce dont il s'accommode encore aujourd'hui.
Cependant, il doit à un sixième sens spontané de savoir qu'on ne fait pas d'omelette sans casser d'oeuf, que choisir est à la fois élire et renoncer en faisant la part des choses, qu'il est un être autonome, libre et revendique une exacte égalité en droits ; la découverte de cette réalité a été cruelle pour moi, piquant à vif une jalousie que je m'ignorais.
Cruel mais salutaire.
Il ne m'appartient pas. Et réciproquement.
C'est le strict respect de cette reconnaissance mutuelle qui nous réunit solidement.
Je n'ai finalement retenu que son audace délivrée de toute prévention sociale, elle était si tentante, si contagieuse ! Elle m'a autorisé à l'entraîner à ma suite sur des chemins que, timoré, je n'avais que trop peu explorés ou dans un demi jour vaguement honteux.
Il m'y a emboité le pas, avant de m'y précéder parfois, éclairant, bousculant ma vie qui devenait insipide à force d'en mesurer trop chichement le souffle mais il l'a fait avec bienveillance, sans tapage, sans exposition provocatrice.
Je lui dois beaucoup, jusqu'à l'ampleur de nos ivresses lors de nos escapades discrètes. Mais plus que le souvenir de nos étreintes vertigineuses, c'est celui de l'avoir tenu, cette nuit, se confiant nu, tremblant et désarmé dans mes bras ouverts à lui comme un refuge où il a sombré dans un sommeil réparateur qui, ce matin, me gorge de fierté et d'émotion.
Car c'est dans son exemple que j'ai puisé le courage nécessaire à mon émancipation.
Mais, comme chacun d'entre nous, il lui arrive de trébucher et c'est cette fragilité toute humaine qui me le rend plus cher encore. Je me dois d'être alors présent à ses côtés, de ne pas l'abandonner sinon à risquer de voir s'effondrer ce compagnon de route et, avec lui, le sens que nous avons, conjointement, voulu donner à nos vies.
Pourtant, en venant ici, je lui ai dissimulé un détail, en affirmant m'être abstenu de toute intervention face à sa douleur d'amoureux abandonné par son charmant motard.
Quand, il était venu me retrouver ce matin-là, sautillant d'impatience et de joie comme un cabri qui découvre la prairie, les yeux étincelants de mille étoiles, j'avais dégluti avec un pincement au coeur, comprenant que "l'Autre", cette fois, m'avait supplanté.
Alors, quand il était revenu abattu, démuni avec sa ridicule enveloppe griffonnée à la main, je n'avais pu retenir ce trait de jalousie mesquine en retour, l'invitant à aller retrouver le garçon pour s'expliquer, tenter encore ... Le grand Jacques a beau renoncer à toute dignité et pleunicher "ne me quitte pas" sur tous les tons, déchirant aux larmes le coeur des femmes, a-t-on jamais vu réparer un lien rompu en suppliant, en se traînant à genoux ?
Par bonheur, Julien avait aussitôt écarté ma proposition et, revenant heureusement à de meilleures dispositions, je l'avais entraîné vers ce qui constitue le lien le plus tangible entre nous, celui qui nous réunit quoi qu'il arrive : nos chevaux. Je guettais cependant du coin de l'oeil s'il avait relevé ma petitesse car elle continuait de m'attrister comme un faux pas.
Qu'aurait rapporté d'abonder sa douleur par une tentative vouée à l'échec sinon de nous enfermer un peu plus, lui dans son chagrin, en y ajoutant le ridicule de s'être fait rabrouer et moi dans ma rancoeur, souffrant doublement d'avoir creusé un peu plus le fossé ouvert entre nous ? Aurais-je été "consolé" de le voir davantage souffrir par ma faute ?
Ces brusques accès de colère, de frustration, de vexation qui piquent notre orgueil et nous submergent d'émotion sont des moteurs très puissants ; encore faut-il rester claivoyant, savoir les dominer et rediriger utilement cet élan pour qu'il nous permette de surmonter sa cause funeste plutôt que la renforcer.
Mais grâce au ciel, abusé par mon revirement, il avait tourné vers moi des yeux pleins de gratitude et m'avait sobrement remercié. Or, au delà des épisodes du chemin, je ne veux rien moins que me disputer avec Julien, surtout sous un mauvais prétexte ; et il revient à ma position d'aîné de rester vigilant.
Car si, indéniablement, la soixantaine m'apprend, si elle m'apporte sagesse et mesure, si elle me fait regarder les élans fougueux de la jeunesse avec une certaine nostalgie et une bienveillance amusée, pour autant, je n'ai ni renoncé ni lâché prise ; l'automne de la vie est une saison douce et merveilleusement colorée.
Amical72
amical072@gmail.com
Voir le récit de Lecourt "Agriculteur" saison 9 / épisode 9 et suivants
Et vous, aujourd'hui, pensez-vous que ces arguments soient convaincants ? "Laisse-moi devenir / L'ombre de ton ombre / L'ombre de ta main / L'ombre de ton chien / mais, Ne me quitte pas"
Alors, pour mieux comprendre la rupture que représentait en 1959 cette chanson devenue un standard lire
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