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3 | Préambule – Le récit de Jérôme.
Lorsque Julien ouvre la porte de sa maison des Chênaies, une volute parfumée ensorcelle aussitôt mes narines qui en palpitent aussitôt. Il glousse et, me saisissant par le bras, m'attire, le nez penché au dessus du bouillon frémissant. Les arômes qui s'en échappent ont quelque chose d'encore plus puissant que dans ma mémoire et cela attise ma curiosité de gourmand mais il le recouvre cérémonieusement du couvercle avec un air de conspirateur.
Puis nous dressons la table, pour trois convives ! Mais là encore il oppose un silence de sphinx à mes interrogations muettes.
Voilà que la porte s'ouvre à la volée.
Sur Lecourt. Mais bien sûr !
Toujours fringant, même si sa barbiche et ses tempes sont plus nettement marquées de blanc que dans mon souvenir. Le coup d'oeil rapide qu'il m'adresse me transperce d'un frisson qui réveille en moi de bien agréables sensations mais que, d'entrée, je m'applique à verser au crédit d'une commode nostalgie teintée de quelques scrupules.
Julien s'interpose en hôte avenant et, tout sourire, me désigne de la main.
- "Te souviens-tu de Jérôme ? Tu l'as croisé ici même, il y a quatre ou cinq ans et ... vous aviez entamé une conversation, euh, torride ... à laquelle je m'étais d'ailleurs ensuite mêlé ..."
Je m'alarme d'entendre Julien que j'ai toujours connu fort civil, s'enfoncer toujours plus avant dans une présentation qui s'embarrasse à mesure et dont l'issue parait pour le moins hasardeuse.
Lecourt, pour couper court, le prend par le coude et tend l'autre bras dans ma direction pour m'inviter à approcher ; il me saisit pareillement et sa main m'électrise. Je me rapproche et viens encadrer ce diable d'homme.
- "Mais je me souviens PARFAITEMENT de ce charmant Jérôme avec qui j'ai d'ailleurs eu l'occasion de reprendre cette conversation comme tu dis."
Il me décoche un sourire charmeur et une lourde oeillade qui me transperce et me force à déglutir plus bruyamment que je le souhaite puis il se tourne vers Julien qu'il découvre pétrifié. Une quinte de rire de gorge le soulève alors en saccades.
- "Le sais-tu bien, Julien ? En la matière, ton entremise n'est pas toujours indispensable ! Jérôme et moi avons su profiter de circonstances, qui ne se sont d'ailleurs pas renouvelées, pour partager à deux un très agréable moment."
Il se tourne à nouveau vers moi et son regard est une lame chaude qui s'enfonce en moi jusqu'à mes reins. J'en frémis.
- "Enfin j'espère que le souvenir qu'en a gardé Jérôme est tout aussi plaisant que le mien."
Face à Julien soudain interloqué, les yeux agrandis et la bouche entrouverte, je voudrais disparaître. Je sens mon visage s'empourprer de voir démasquée la vive confusion dans laquelle je suis plongé, surpris d'une telle sortie de la part de Lecourt dont Julien ne cesse pourtant d'évoquer la discrétion et la retenue, partagé entre un vague sentiment de trahison et une pointe de culpabilité, que j'impute principalement au fait de n'avoir rien dit. Profondément troublé aussi, je dois en convenir. Entre nous deux, seul Lecourt est secoué par le rire, moi je tremble.
- "Mais enfin, les garçons, il me semble que vous avez pris du bon temps tous les deux, que vous continuez à bien vous entendre ; pourquoi devrais-je être réduit à n'être que l'éternel remplaçant, celui qui reste en recours sur le banc de touche, à qui on ne fait appel qu'en supplétif ? Ne puis-je, moi aussi, être parfois à l'initiative, non ?"
D'un coup, Julien s'ébroue et retrouve son large sourire, comme par magie. Dans un vif mouvement de rotation, il se hausse et pique d'un bisou fugitif les lèvres d'un Lecourt qui se recule en protestant énergiquement du geste, les épaules toujours agitées par son hilarité sous le regard fixe de Julien.
Puis celui-ci se tourne vers moi, le front bas, l'air sombre. Brusquement, j'ai une sueur froide qui perle entre mes omoplates.
Mais rapidement, sa sévérité se déforme, se dissout, ses pommettes remontent irrépressiblement, ses prunelles scintillent et il pouffe en m'attirant à lui dans une chaleureuse brassée fraternelle ; c'est pour me glisser à l'oreille.
- "Je t'aime, voyou!"
Il me laisse rassuré mais suspendu au bord de la joie par une indécision : que dois-je entendre, "j'aime que tu te comportes en voyou" ou "je t'aime, virgule, voyou" ? ... Voilà qu'il reprend déjà, souriant à la cantonade.
- "A présent, si personne n'a plus rien d'urgent à confesser, sans doute pourrions-nous passer à table !"
Le dîner débute par une assiette de bouillon délicieusement parfumé et relevé qu'une fois avalée, nous rinçons d'une lampée de Reuilly, dans la tradition de faire chabrot. Je me conforme aux usages qui semblent en vigueur sous ce toit, buvant à l'ancienne, à même la faience.
Puis, pour ne rien perdre des enivrantes vapeurs aux effluves mêlant girofle, poivre et muscade qui s'échappent de la marmite, nous venons entourer Julien qui, penché sur elle, en retire d'abord les divers morceaux de viande de boeuf qu'il nous nomme : paleron moelleux, jarret et queue gélatineux, plat de côtes plus gras ; il garnit ensuite un plat de légumes : oignons, poireaux, carottes, navets boule d'or, céleris-raves, panais, rutabagas et, plus surprenant à mes yeux, des bulbes de fenouil. Enfin, il en extrait les tronçons d'os à moelle.
La moutarde forte et un bocal de cornichons garantis préparés par l'incontournable Monique campent aux côtés de larges tranches de pain de campagne et complètent harmonieusement la table autour de laquelle nous prenons place et je réalise alors que, comme la fois précédente, Lecourt s'asseoit spontanément au haut bout, Julien et moi de chaque côté, ainsi qu'un patriarche s'entoure de ses deux fils.
Mais, à rebours du précédent repas, Julien se pose résolument en hôte prévenant, veillant du coin de l'oeil à ce que ses deux convives ne manquent de rien, devançant le moindre souhait, remplissant nos verres de pinot noir léger avec un sourire affable.
La viande est fondante à souhait, tour à tour maigre et gélatineuse et, associée aux légumes aux goûts et aux textures variés, compose un plat de fin d'été absolument succulent ; aussi, chacun y va de son compliment au cuisinier, dans un échange de regards complices et entendus et, le vin aidant, les paupières s'étirent sur des pupilles amincies comme pour filtrer leur éclat joyeux et complice. Mais, s'associant subrepticement à l'enchantement des palais, au tourbillon olfactif, à l'alanguissement d'une gourmandise peu à peu rassasiée s'insinuent, se glissent, s'infiltrent petit à petit des regards coulés, la crispation d'une fossette, des clignements de paupières, des oeillades veloutées, des sourires encore voilés qui bientôt éclatent franchement, des hochements de tête entendus scellant des redditions consenties, suivies de ralliements comme si le partage de ces mets tendres et savoureux n'était qu'un préambule, une ambassade annonçant d'autres plaisirs auxquels ce ravissement des sens nous prépare en tissant entre nous une connivence consciente qui s'aiguise en une intelligence entre fieffés compères qui se reconnaissent pour tels.
Dans ce triangle où nos têtes girouettes se tournent, retournent, s'abaissent le temps d'une bouchée, se relèvent, repartent ... ma conscience réalise soudain que c'est l'étreinte d'André que j'espère, que c'est elle qui, comme la première fois, me fera pleinement membre de ce trio, de cet entre-soi refuge où je serai accueilli, écouté, soutenu sans jugement, que sa hauteur légèrement paternaliste mais bienveillante rassure une part enfantine en moi, qu'elle me protège ; elle complète la fraternité de Julien et achève de me libérer. Comme la première fois, je cède à son charisme, à son charme d'aîné et j'anticipe déjà les frissons que me dispenseront ses grosses paluches velues aux ongles carrés.
Le plateau de fromages affinés emporte ensuite tous les suffrages puis Julien apporte le dessert, une crème aux oeufs que Monique, toujours elle, a préparée à notre intention. Soudain, alors que les cuillers s'évertuent à rassembler et cueillir la dernière goutte de caramel, Lecourt recule sa chaise dans un raclement grinçant.
- "Je crois que je vais m'en tenir là et vous laisser terminer la soirée entre vous ; m'attarder davantage ne serait pas raisonnable après un si bon repas et de si délicieux flacons. Je crains aussi que mon âge ne m'autorise plus les fredaines vers lesquelles je vous vois louvoyer."
Son large sourire affectueux qu'il distribue à la ronde pour sceller sa dérobade me laisse sans voix et me déchire à la fois. Malgré sa gentillesse bienveillante, son retrait qui participe pourtant d'un certain raisonnable rompt, casse, renverse soudain notre rêverie commune de concorde et de volupté, comme s'il nous abandonnait en nous laissant poursuivre seuls notre lente dérive, dont la douceur suave se trouve brusquement éteinte. Je voudrais lui manifester combien cela m'affecte, lui crier "s'il te plaît, reste !"
Mais ma gorge en carton demeure inerte.
Amical72
amical072@gmail.com
Une composition de notre compère Reynaldo Hahn ici interprêtée par Ben Bliss, ténor au charmant accent : "un vaste et tendre apaisement / semble descendre du firmament / que l'astre irise / c'est l'heure exquise"
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