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Premier épisodeÉpisode précédent

Agriculteur | S22 La chasse aux lapins

10 | Disparaître

Le récit de Julien

Après une partie de jambes en l’air, je dois dire, assez étourdissante, David me confie tout de go que c’est avec les mecs de mon âge qu’il préfère baiser parce que nous, on sait le faire jouir comme personne mais aussi parce qu’avec nous qui sommes des gays assumés, c’est plus simple, sans dissimulation et sans embrouilles.

Son pragmatisme résolument matérialiste désarme mon inclination spontanée au romantisme ; la jeunesse de ce garçon n’envisage encore que le côté hygiéniste des rapports sexuels, celui qui évacue les tensions et dissipe la pulsion, il n’imagine probablement pas combien quelques marques de tendresse post-coït peuvent renforcer l’estime qu’on a de soi et des autres en créant un lien qu’on peut regarder comme une reconnaissance réciproque.

Mais baste, peut-être y viendra-t-il … plus tard ; pour le moment, je m’adapte et lui rétorque :

- « J’espère que la façon dont je t’ai abordé devant le bistrot n’aura pas été si directe qu’elle mette la puce à l’oreille de ton copain, qu’il ne formera aucun soupçon sur tes penchants. »

David éclate alors d’un grand rire.

- « Lui ? Mais c’est Bryan, le fils de Christine, c’est avec elle que j’étais à la rivière la première fois que tu m’as remarqué. »

Il remonte l’oreiller derrière lui et s’adosse confortablement.

- « Je t’explique ... »

Le récit de David

C’est un de mes plus anciens souvenirs d’enfant. Maman s’occupait alors d’une vieille dame ; elle faisait son ménage, ses courses, sa cuisine, lui tenait compagnie et, quelques fois, je devais attendre sagement qu’elle vienne me chercher. Dés l’école maternelle déjà.

Je ne me souviens pas que ça m’ait jamais inquiété.

Mais cette fin d’après-midi là, quand elle est arrivée, elle m’a dit : « la maman de ton copain Bryan a des occupations, elle a dû s’absenter alors il va venir avec nous pendant ce temps. »

J’ai bien perçu le soulagement de Bryan mais aussi qu’une nouvelle responsabilité m’incombait : bien que nous soyons du même âge, je me sentais devenir une sorte de « grand-frère » pour Bryan à qui j’ai dû prêter un de mes pyjamas et expliquer les règles et les usages de la maison. Quand nous nous sommes couchés - il n’y avait qu’un seul lit dans ma chambre - je l’ai senti venir subrepticement se coller contre moi dans le noir. Je me suis retourné pour saisir sa main entre les miennes et je me suis retourné en enroulant son bras autour de mon torse pour qu’il se colle à mon dos.

Je me suis endormi rassuré et content ; moi, l’enfant unique de deux parents peu loquaces, j’avais enfin trouvé un interlocuteur de mon âge avec qui affronter les mystères de la vie et ceux des grandes personnes.

Il faut croire qu’avoir ce deuxième garçon convenait aussi à mes parents car Bryan qui les appelle encore « Tatie » et « Tonton » a, dés lors, partagé nombre de nos moments familiaux.

Maman m’avait expliqué que Christine, c’est ainsi que la mère de Bryan nous demandait de l’appeler, l’avait « eu » avec un homme qui ne voulait être ni un mari pour elle, ni son papa à lui et que, depuis, elle cherchait celui qui voudrait bien accepter ce double rôle.

A défaut d’absolument éclaircir les questions techniques concernant les jeux de la reproduction sexuée chez les humains, cela m’avait plongé dans de profondes réflexions sur la paternité ; j’avais questionné ma mère et obtenu d’elle la confirmation que l’homme qu’ aujourd’hui encore je continue d’appeler « papa » était à la fois son mari et, même si ce lien de causalité qu’elle présentait comme évident restait nébuleux à mes cinq ans, qu’il est donc mon géniteur et aussi mon père, que nous étions et demeurerions liés par un attachement profond et durable.

Je n’en dormis que mieux encore.

Ça peut paraître puéril mais c’est le socle inébranlable sur lequel je me suis construit dans un sentiment imperturbable de sécurité. Je n’ai cependant jamais osé m’en ouvrir à Bryan que je voyais privé de père et que les brusques disparitions de Christine affectaient, mais seulement jusqu’au moment où, l’ayant signalée à ma mère, il s’entendait répondre, invariablement :

- « Tu sais que tu es toujours le bienvenu ici, mon garçon. »

Moi, j’étais tellement fier qu’à nous trois, maman, papa et moi, on réussisse à offrir ce refuge d’affection à celui qui est, dés lors, devenu mon meilleur copain, dont je n’envisageais pas sans un frisson quel aurait été le sort funeste sans cela ; les enfants, conscients de leur vulnérabilité, ont, en la matière, une imagination débordante pleine de gueules de loups aux yeux étincelants et aux dents de scie, d’insondables cavernes noires et froides résonnant de lugubres échos, d’étendues désertiques et givrées balayées par de grands vents persiflants qui les emportent.

Alors, chaque soir, après la douche prise en commun et le dîner, nous nous endormions serrés comme deux petits chats qui se rassurent l’un l’autre dans la tiédeur de leur litière.

Avec maman, nous confectionnions les gâteaux d’anniversaire et les costumes pour la fête de « l’École Publique », attention, mon père n’aurait pas transigé avec ça ! Avec lui, nous partions à vélo pour l’aider au jardin, récolter les noisettes, les noix ou les mûres des haies, les rosés et les mousserons des prés, des châtaignes, du muguet ou des champignons en forêt.

Parfois le dimanche, aux beaux jours, maman préparait le pique-nique et mon père nous embarquait : « en voiture pour l’aventure », sans jamais rien vouloir nous dire auparavant de notre destination quand bien même nous le harcelions de questions, de suggestions ou de suppliques.

Mais l’aventure, la vraie, l’imprévue, celle qui sidère, c’est avec Christine et ses hommes de rencontre que nous la croisions. Était-ce pour la séduire, l’amant en titre embarquait les deux garçonnets pour une fête foraine riche de barbes à papa et de haut-le-cœur, une séance de cinéma agrémentée de pop-corn ou une longue promenade à l’arrière d’une voiture dont Christine était la reine. Je me souviens d’une journée au bord de la mer où nous avons embarqué sur un bateau, probablement pour une simple promenade en mer mais celle-ci était un peu agitée et, pour moi, c’est resté mon merveilleux baptême de marin dans la tempête.

Puis nous sommes entrés dans le monde déconcertant du collège et tout a basculé. Le collège est le lieu où chacun se bat pour conquérir sa propre autonomie et doit en apporter la preuve éclatante en marchant sur la tête des autres.

Pour ça, je n’étais pas armé.

Pourquoi diable étais-je si grand, si grêle et couronné par ce toupet de cheveux bouclés ?

J’ai fini par obtenir qu’ils soient coupés très courts mais le mal était fait.

Heureusement, Bryan était là.

Quel instinct le prévenait, lui, du piège dans lequel je tombais, moi, aveuglément à pieds joints ? Je ne sais pas. Quelle cooptation spontanée rendait mes tortionnaires magnanimes quand il intervenait pour me sauver la mise ? Je n’en ai jamais trouvé les codes.

Mais dés l’entrée en sixième, j’ai été dans le rôle du « grand dadais », celui qu’on bouscule en traître pour l’éjecter du rang, à qui on pique ses affaires pour le faire tourner en bourrique, celui dont on ébouriffe les cheveux publiquement en le traitant de fille et, parmi tous les garçons, le dernier qu’on appelle quand on constitue une équipe.

Heureusement, Bryan était là.

Il était toujours le bienvenu à la maison, il pouvait s’y réfugier à toute heure quand les copains de sa mère devenaient « trop bruyants », l’expression choisie par ma mère qui l’y engageait, mais désormais, c’était lui « le grand frère », celui à qui mes parents eux-mêmes demandaient de veiller sur moi.

Au début, nous avons continué à partager la douche et la couche, confrontant, en pairs à demi alarmés que la comparaison rassérénait, les effets incertains et parfois disgracieux que les tâtonnements, les aléas de la puberté produisaient sur nous, la croissance, la voix, les poils, opposant nos premières érections, nous aventurant aux premières branlettes. Je ne n’étais pas le dernier des deux.

C’est mon père, je m’en souviens, qui nous a cérémonieusement offert notre premier rasoir jetable à double lame et nous a, ensuite, dispensé un cours, tous trois torse nu devant le lavabo, les joues blanchies de mousse.

Mais s’il avait toujours plaisir a retrouver la quiétude du nid, Bryan aspirait à autre chose, emboîtant le pas de ceux-là même dont les brimades me gardaient à distance. Il s’est fait plus rare, plus lointain, me confiant d’abord des attirances puis, bientôt, me narrant de prétendus faits d’armes qu’il enveloppait d’un peu de mystère, où je devinais de la bière, des fumées, des filles, des fuites précipitées, d’effrénés battements de cœur.

Une sorte de désolation intérieure venait alors me lester l’estomac, sans que j’en cherche vraiment la cause. Mais je me gardais de lui en dire mot.

Tant qu’il revenait, même de temps à autre, dormir avec moi, dans mon désormais grand lit, tant que je retrouvais cette tiédeur fusionnelle où, j’en étais certain, il puisait lui aussi des forces.

Ensuite nous sommes partis au lycée, lui choisissant l’option « structures métalliques » et moi « service restauration » ; deux routes qui se séparent.

Et puis, il y a eu ce soir d’été. Il est venu me retrouver fort tard, mes parents étaient déjà couchés. Il paraissait en proie à une agitation qui le débordait ; il m’a corrigé : « une excitation, plutôt » mais me fallait sans cesse lui demander de parler moins fort pour ne pas réveiller la maisonnée. Je m’étais allongé à plat ventre sur mon lit, le menton dans le creux de ma paume ; lui s’y est assis en tailleur, s’est solidement adossé à l’oreiller. L’œil brillant, il évoquait un flot de cheveux soyeux, un parfum, un baiser puis des formes ; avec des murmures alanguis, il s’est mis à les sculpter dans l’air, de ses deux mains fébriles, les yeux mi-clos. Périodiquement, il remettait nerveusement sa braguette en place, détendant brusquement un de ses mollets poilus devant moi pour le ramener à lui ensuite, dans une nervosité impatiente. D’un coup, il abaissé la ceinture élastique de son short, exhibant sa bite bandée telle un indécent totem.

En complète opposition avec cette fébrilité, la lenteur et la juste mesure mêmes de mes gestes me conférèrent soudain une ferme assurance. J’ai simplement étendu le bras pour empoigner cet étendard brandi, non sans manifester toute la solennité et la révérence qui lui étaient dues. Puis, devant sa totale absence d’opposition, mes mains ont rapidement achevé de le dégager de la gangue du vêtement et, en deux tractions sur les coudes, j’ai rampé jusqu’à l’emboucher et, à la suite, l’engloutir lentement, presqu’en l’effleurant d’abord, comme des mains douces apprivoisent une peau égratignée avant de l’enduire d’un onguent émollient.

Puis j’ai relevé les yeux vers lui, mais il avait fermé les siens, cassé sa nuque vers l’arrière, entrouvert sa bouche. Il renonçait, comme vaincu ; il s’en remettait à moi, à mon initiative.

Je n’avais jamais rêvé, ni même consciemment imaginé, me livrer à cette pratique avec lui mais elle me venait comme une réponse spontanée à son exaltation ; c’est de cette même façon qu’enfant, je m’enroulais dans ses bras pour apaiser celui que sa mère avait abandonné à son sort et parvenir à l’entraîner avec moi dans le sommeil.

J’ai entrepris de le sucer, méthodiquement, découvrant immédiatement de l’agrément dans ce dévouement qui me grandissait à mes propres yeux, m’appliquant jusqu’à m’attribuer une compétence naturelle et bientôt quasi remarquable et, quand il a sursauté avec de petits cris de souris, j’ai scrupuleusement avalé sa sève comme la juste rétribution de ma générosité altruiste.

Après quelques minutes de sidération, il s’est brusquement rajusté et sur un « salut » sombrement marmonné, a quitté la maison, claquant la porte sur ses talons.

De ce jour, nous n’avons plus jamais partagé aucune intimité quand je n’ai cessé d’en rêver mais, depuis, il s’applique à me narrer par le menu ses prétendues conquêtes féminines, comme une avalanche d’indices, d’évidences criantes qui démontrent que « ÇA » n’a pas pu exister. Jamais.

Mais moi, je ne veux pas que ma première fois, même fortuite, soit regardée comme une légende, un fantasme, qu’elle soit effacée, niée, anéantie.

C’est pourtant exactement ce qu’il avait encore tenté en ricanant le jour où tu m’as vu à la rivière avant de m’abandonner pour aller retrouver le soi-disant objet de ses rêves ; Christine m’avait ensuite offert de quoi nous consoler. Tu as vu le résultat.

Alors que, devant lui, Julien Bonnet, ce bel homme célibataire dont une rumeur persistante dit que …, traverse la rue pour venir me proposer de me raccompagner et qu’à son nez et à sa barbe, je disparaisse ensuite en sa compagnie, là, ce n’est pas fait pour me déplaire. Après tout, moi aussi j’ai une vie.

Comme une sorte de revanche, l’affirmation de mon existence et de ma propre histoire de sujet qui agit.

Pourtant ce n’est pas un désir de vengeance qui a prolongé mon absence de plusieurs heures, non !

C’est que, du haut de ma modeste expérience, je veux dire que Julien Bonnet s’est montré un sacré bon coup ; alors s’il a quelques copains aussi chauds que lui à me présenter, je suis partant. Hmmm ! J’adore m’évanouir ainsi, pourvu que ce soit entre de bonnes mains.

Et, d’ailleurs, s’il a encore un peu de temps à me consacrer, Julien Bonnet …

"allez savoir à quoi ça tient de naître noir ou blond ou brun ou d'être gay"

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