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Saison 7 | Chapitre 7 | Mon Père
Ce week-end-là, quand j’arrive à la maison familiale, je surprends ma mère occupée devant l’évier de la cuisine. Elle sursaute, se retourne, me contemple et un sourire se dessine :
- « Julien ! Comme je suis contente ! »
Je l’embrasse, elle coupe la radio qui diffuse des chansons qu’elle fredonne et elle saisit mes poignets dans chacune de ses mains puis m’éloigne d’un pas :
- « laisse-moi te regarder, mon fils. »
J’aime ce regard plein de bienveillance absolue qu’elle pose sur moi. Elle, c’est ma mère, celle des petits plats, de la main fraîche sur mon front trempé de fièvre, des histoires lues le soir … Exigeante et pas toujours commode mais qui s’est efforcée d’écouter son garçon en essayant d’être juste. Elle relève vers moi un regard qui m’emplit d’abord de fierté avant de se voiler quand elle ajoute :
– « monte voir ton père maintenant ! Il est couché »
La chambre de mes parents est un sanctuaire. Ils ont acheté ces beaux meubles en merisier massif quand ils se sont mariés, l’année avant ma naissance. En bois fruitier blond, ils ont été faits à leur intention par le menuisier du village et sculptés de bouquets de roses : la lourde armoire galbée à trois portes avec un miroir central, le lit, flanqué de deux chevets, recouvert de sa courte pointe matelassée du même tissu bleu nuit que les doubles rideaux qui filtrent la lumière. Au centre, le plafonnier, qu’enfant, j’ai baptisé la soucoupe volante, avec son large anneau de verre gravé et dépoli dont l’éclairage est trouble.
Mon père est allongé dans la pénombre, le dos relevé par ses oreillers. Quand j’ouvre la porte, il m’appelle « mon grand », l’air heureux de me voir. Il tapote le matelas, invitation à venir m’asseoir près de lui et, bien sûr, il m’interroge sur mes études :
– « le lycée … et à la ferme ? Je suis sûr que tout se passe bien ! »
Comme il l’a toujours fait, en gommant toute aspérité qui pourrait irriter, sans évoquer les difficultés qu’il faudra pourtant surmonter. Cette évitement m’a toujours agacé. Mais là, dans cette chambre, son désir de ne regarder que la concorde en ce monde est apaisant : privilégier ce qui fait que la vie poursuit malgré tout son cours :
- « c’est bien, mon grand ! »
Une quinte de toux le secoue, le laisse haletant, sifflant et il bascule la tête en arrière, bouche ouverte, pour tenter de retrouver sa respiration. Je le vois, soudain, amaigri et ses mains de travailleur me paraissent étrangement pâles et douces, ses doigts amincis font ressortir ses ongles devenus courbes, épais et bombés comme des griffes émoussées.
- « Tu vois, il a suffi que j’arrête de fumer pour tomber malade. »
Je comprends à son pâle sourire qu’il est épuisé et, pétri d’inquiétude, je redescends retrouver ma mère. Ses yeux sont noyés, alors elle se retourne, m’offrant son dos, les épaules soulevées de hoquets, ravalant sa peine à grands traits :
- « ton père va mourir, Julien ! Il a un cancer et les docteurs ont dit qu’il est trop tard pour l’opérer. »
Mes jambes me manquent à l’annonce que je redoutais. Je me colle contre le dos de ma mère, l’enlaçant de mes grands bras. Dérisoire tentative pour nous rassurer.
Cet homme, que je n’ai connu qu’au travail, allant de son train lent de bonhomme mais poursuivant sa tâche sans relâche, jusqu’à l’achèvement, et ainsi y compris les mots croisés de son journal quotidien, que j’ai souvent fustigé pour sa propension à privilégier sa tranquillité, laissant ma mère affronter seule les difficultés et les conflits, ce père vers qui je reviens pour lui montrer que, moi aussi, je me bâtis une vie d’homme, voilà qu’il s’esquive discrètement, déjà, à seulement cinquante ans.
« Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard ...* »
Que ma jeune vigueur qui me gonfle d’ambition me semble alors peu de chose, que l’angoisse de mon coming-out me parait dérisoire et celui-ci plus que nécessaire, que mes reproches s’avèrent insupportablement mesquins, ... qu’il va nous manquer !
Je m’endormirai en chien de fusil dans mon lit d’adolescent, la bite flaccide dans le berceau rassurant du creux de ma main, comme une ligne de vie, avec, dans la tête, cette douleur qui me chantonne en sourdine ... « Rien n'est jamais acquis à l'homme Ni sa force / Ni sa faiblesse ni son cœur Et quand il croit / Ouvrir ses bras son ombre est celle d'une croix / Et quand il croit serrer son bonheur il le broie / Sa vie est un étrange et douloureux divorce / Il n'y a pas d'amour heureux. »
Car si cette chanson brise mon cœur éclaté, elle a aussi la vertu de bercer mon âme meurtrie, l’enveloppant d’une souple tresse de mots choisis et apaisants.
*Il n'y a pas d'amour heureux est un poème de Louis Aragon extrait du recueil La Diane française (Seghers 1946). Revu et mis en musique par Georges Brassens (1953)
Ici, repris par Nina Simone
Françoise Hardy et tant d’autres.
Et comme le ciel n’est jamais tout noir, voici « Maman, papa » , à déguster.
Amical72
amical072@gmail.com
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