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Saison 7 | Chapitre 8 | Monopoly
J’avais quitté la maison familiale à seize ans pour me réfugier, interne, dans un lycée agricole où, après un BEPA machinisme agricole, j’avais rattrapé une formation BTA et, maintenant, un BTS. C’est là que, rencontrant Lecourt au printemps de l’année précédente, j’avais rapidement déserté la cellule familiale, ne rentrant que de plus en plus rarement le week-end depuis bientôt deux ans.
La vie, ici, s’était réorganisée sans moi, entre mon cadet et nos deux sœurs. Mon frère avait délaissé la chambre « des garçons » pour s’installer « en bas », aménageant la pièce à côté du garage, où il avait son indépendance. Après tout, il travaille maintenant, dans la même usine que mon père, et aura vingt ans en juin.
Ma sœur, sa cadette de dix mois, a suivi un apprentissage de vendeuse et ma mère m’apprend avec fierté qu’elle débute comme caissière au petit supermarché qui vient d’ouvrir. Je retrouve aujourd’hui une jeune femme, très préoccupée par l’attention qu’elle porte à sa tenue et à son maquillage, ce qui la rend un peu distante.
De retour du collège, Sophie, la benjamine, me saute au cou, heureuse de retrouver son grand frère et, le nez dans mon cou, elle assure y détecter une odeur de cheval, sa grande passion. La petite retardataire, chouchoutée par ses parents et ses frères et sœurs plus âgés, est vive et joyeuse, curieuse et toujours partante, quoi qu’on propose. Elle papillonne en babillant pendant que nous dressons la table du diner, me pressant de questions sur les chevaux.
– « Tiens, tu es là, toi ! Tu es enfin sorti de derrière le cul de tes vaches ! »
Mon cadet est un peu mon opposé : plus petit, plus râblé, il aime le foot et la bière et n’a eu de cesse d’arrêter les études au plus tôt pour gagner sa vie. Il est gros fumeur comme notre père. Quand il pose sur moi ses yeux bleus, hérités de ma mère, j’y lis une lueur de défi en légitimité et il va s’asseoir au bout de la table, la place du père absent.
– « il faut bien que je m’occupe de la maison, maintenant … »
Sa prunelle s’est assombrie d’un reproche adressé à l’aîné qui n’a pas tenu son rang, comme le voudrait la tradition. Car lui est « né après » quand je suis l’aîné*, et à cela, nous n’y pouvons rien, mais il a, bien plus que moi, le sens des convenances. Soudain voilà qu’il retrouve une étincelle de malice :
- « je pensais que tu viendrais accompagné d’une solide fermière et que vous alliez nous régaler des bons produits de la ferme, le lait et les œufs » dit-il d’un air rigolard en claquant du manche du couteau sur le plateau de la table, en ogre affamé.
Je suis mis au pied du mur, je n’attends plus que le peloton d’exécution.
Bien sûr, je pourrais encore plaisanter, noyer le poisson, parler d’amener le cochon gras à ma prochaine visite ... Mais je n’ai pas fait tout ce chemin intérieur pour m’abriter encore derrière une petite lâcheté alors que je sais que j’ai maintenant ce courage en moi : en fermant les yeux, une seule seconde suffit : c’est bien Lecourt qui je sens contre moi, nos corps d’hommes, pressés l’un contre l’autre, qui me donnent la quiétude et la force.
- « Tu as raison, frérot ! Quoi d’autre aurait pu me retenir si longtemps loin de vous, hein ? Cependant, tu fais une erreur que tu n’avais peut-être pas envisagée ; c’est pas des choses qu’on dit, on les cache plutôt et c’est aussi pour ça que je venais plus, le temps d’en être certain, de pouvoir le dire. Je n’ai pas choisi mais … je ne vous présenterai pas une fermière, ni aucune femme d’ailleurs, car je suis gay. »
Je l’ai dit ! Je respire ! Mais dans un silence absolu.
Les yeux de mon frère ont brutalement basculé dans son assiette, ceux de ma sœur sont restés dans le vague et elle picore délicatement des miettes qu’elle saisit entre le pouce et l’index en pince ; Sophie, s’emparant de mon bras, a blotti sa tête contre mon épaule et resserre son étreinte en soupirant. Seule, ma mère me regarde, dodelinant du chef, le visage un peu crispé et les yeux voilés d’inquiétude, redoutant l’orage.
Bousculant alors Sophie, j’abats mes deux avant-bras sur la table, me redresse et, me forçant un peu en adoptant un ton joyeux :
- « bon, mais j’ai aussi une autre bonne nouvelle ! Une fois mon BTS en poche, je devrais rester travailler aux Chênaies. »
Ma diversion fonctionne au poil ! Un simple relâchement des mâchoires allume un sourire dans les yeux de ma mère et mon frère, suspendant le mouvement qui conduisait mécaniquement sa fourchette à ses lèvres, relève la tête et me regarde à nouveau en face, interrogatif. Je retrouve la terre ferme sous mes pieds, les regards tournés vers moi sont ceux d’avant : je redeviens Julien, le fils, le frère.
– « Le patron est candidat à d’importantes fonctions à la Chambre d’Agriculture, alors il aura besoin de quelqu’un de confiance pour faire tourner la ferme … et il m’a proposé. »
Je mets juste ce qu’il faut de solennité et de mystère pour couper court à leurs questions. Je ne dis rien des propositions que Lecourt m’a faites. Ça, « c’est mon Amérique à moi, même qu’elle est trop belle pour moi*² » et, qu’à les claironner trop tôt, j’aurais l’impression de fanfaronner au risque de voir s’écrouler la pyramide de mes fragiles espoirs. Alors, je botte en touche.
– « Mais ce soir, on est en famille et je vous défie au Monopoly »
LE déclic : table promptement débarrassée, vaisselle lavée, essuyée et rangée, le cercle se reforme aussitôt autour de la table sous le rond de lumière, la carte verte est dépliée et la première chamaillerie éclate, pour de rire, pour nous retrouver. Ma mère, intervenant aussitôt, ramasse tous les jetons dans ses mains pour les distribuer, au hasard entre nous, en arbitre. Comme un Noël d’il y a dix ans, comme si rien n’avait changé, rien n’avait été dit. La vie pour de vrai reprend son cours.
Sophie, qui ne m’a pas quitté d’une semelle, se blottit à nouveau contre moi :
- « alors je pourrai venir à la ferme monter à cheval, hein … » Et elle insiste :
– « je ferai les boxes, promis » et, montrant ses biscottos comme un fort de foire :
- « à douze ans, je suis forte, maintenant, regarde. »
« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront. »
« Les Matinaux » est un recueil de poèmes de René Char (1907- 1988) paru en 1950. Il est formé de groupes de poèmes écrits entre 1947 et 1949 dont « Rougeur des Matinaux » constitué de 27 segments, dont cet aphorisme est le troisième. Sa poésie obéit à une esthétique très épurée, sans lyrisme ni romantisme, souvent ascétique.
(Les « matinaux » étaient des vagabonds qui parcouraient la contrée.)
* Le puîné est le cadet, celui qui est « puis né » ; le S tombé est rappelé par l'accent circonflexe. À rapprocher de « aîné, né avant ».
*²extrait de la chanson « Madeleine » de Jacques Brel (1966), le grand Jacques est une des idoles de ma mère ! les paroles à lire, et le grand Jacques à écouter.
Amical72
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