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Agriculteur

Saison 7 | Chapitre 9 | Traverser le feu

La nef familiale qu’on croyait solide prend l’eau, hélas, et les « grands » embarquent, chacun dans son propre esquif mais nous naviguons toujours groupés, sous le regard bienveillant de l’amirale, une cheffe d’escadre que nous aurons à entourer et soutenir face au drame qui se profile. Mais moi, je veux, seul, prendre en main le gouvernail de ma vie.

Il me reste donc encore quelque chose à faire.

En appelant Les Chênaies à certaines heures, je peux tomber sur Lecourt en direct. Banco, c’est lui qui décroche.

– « salut patron ! J’ai besoin de rester quelques jours dans ma famille, mais si tu avais une réunion, on aurait pu se retrouver en ville pour la soirée … »

Je saisis sa première proposition et c’est moi qui lui indique le rendez-vous :

- « on se retrouve à l’Ambassade. Salut »

Le jour dit, je l’attends dans cette brasserie qui nous est familière, près de la gare. Je me suis installé dos au mur, pour guetter son entrée et le voilà qui pousse la porte. Il tourne la tête de gauche, de droite, m’aperçoit, sourit et s’avance.

Sa stature, sa démarche, les « salut » sobres qu’il distribue, la commande qu’il passe au bar, relevant le regard vers moi en désignant la table où il faut le servir … C’est chaque fois le même bond de joie dans ma poitrine : on se retrouve, c‘est une présence familière qui reprend place, la complétude d’une équipe mais aussi, quelle chance, notre complicité, soigneusement cultivée, dans les plaisirs.

En cette période hivernale, j’aime voir son corps emmitouflé, le pull au col camionneur dont il baisse la fermeture pour libérer sa glotte ombrée d’un toupet que son rasoir a oublié, le doigt qu’il glisse dans le col de sa chemise pour se donner un peu d’air, le geste habituel de remonter ses manches sur ses avant-bras. Ce que je ne peux pas voir, je l’imagine et c’est comme si je le touchais : d’une chiquenaude, son doigt me propulse dans la pente sous sa chemise, à travers sa broussaille, vers la douceur tendre de son téton.

Quand il s’assoit, face à moi, son sourire dit, à la fois, une certitude, celle de notre volonté tendue vers la jouissance, et des myriades de questions : quand ? où ? comment ? … qui agitent notre imaginaire dans le plus excitant des stimuli, un casse-tête à trois dimensions, notre Rubik’s cube des plaisirs.

Lui aussi m’examine ! Je ne suis pas frileux et, dans la tiédeur de la brasserie, je ne porte qu’un polo à manches courtes marqué de la couronne de laurier d’un célèbre tennisman anglais. C’est devenu ma coquetterie, celle qui me distingue d’un conformisme vestimentaire identitaire. J’ai beaucoup ri à l’histoire du crocodile newyorkais qui entre dans une boutique et demande un polo « spécial ». En frottant du doigt sa boutonnière gauche, il ajoute : « avec un petit pédé, brodé là ! »

Je vois son regard appréciateur sur moi et, d’un coup de menton, je l’interroge :

- « tu peux rester ce soir ? »

Il opine du chef alors que le garçon apporte son demi. Je bloque sa main qui se tend pour s’emparer de la note.

– « Non, patron ! Ce soir, c’est moi qui t’invite ! »

Je laisse trainer mes doigts sur le dos de sa main quand il la retire en me questionnant sur mon séjour familial. Je baisse aussitôt la tête, d’un coup accablé.

– « j’ai découvert mon père très affaibli ; ma mère a parlé d’un cancer et m’a laissé entendre qu’à ce stade de la maladie, il est perdu. »

A ce moment-là, moi aussi, je me sens perdu et, pour résister au sanglot qui me noue la gorge, je n’ai d’autre refuge que celui des yeux de Lecourt. Ils sont bruns, ils sont verts, ils sont dorés, ils sont comme un puits où je peux étancher ma peine, la blottir, l’étouffer sous la ouate. Il a posé sa lourde main sur mon avant-bras et me secoue chaleureusement.

– « Mais tu as aussi été heureux de retrouver ta mère, tes frère et sœurs, non ? Comment s’appelle la petite dernière, déjà ? Elle est venue à la ferme avec tes parents … »

Je me ressaisis en reniflant grossièrement sur mon moment de faiblesse. Je ne sais pourquoi, j’ai brusquement besoin de m’écarter de lui à ce moment précis. Je le regarde, goguenard :

- « mon frère s’attendait à me voir accompagné d’une robuste fermière ce qui, à ses yeux, est le motif le plus vraisemblable de ma si longue disparition … perspicace, non ?»

Il sourit faiblement, je poursuis :

- « Alors je leur ai dit : pas de fermière, ni d’autre femme, d’ailleurs. Je suis gay ! »

Il a tiqué. Je vois qu’il redoute d’être lui-même découvert et exposé par contrecoup, alors qu’il est candidat à des fonctions électives. Mais je n’ai pas fini.

– « Il m’a aussi demandé ce que je ferai en juin, une fois le BTS obtenu … »

Je laisse mon regard se perdre un instant dans la salle.

- « … je pourrais partir, voir du pays, courir le monde … »

Il a tressailli, son regard a basculé.

De nouveau, j’ai mal ! De ce nœud qui me suffoque, là, au-dedans. Et lui, en face, il a maintenant éteint la lumière de ses yeux qui sont devenus ternes. Tendu, il attend la sentence, le buste droit et le visage recomposé digne, poli, sur un demi sourire lisse mais, à l’intérieur, pour lui aussi, maintenant, c’est le désarroi et l’abandon, les certitudes et les repères qui s’effondrent. Non ? Malgré son masque de convenance, je devine qu’il m’a rejoint dans mon marais putride, celui où je me débats. Pourtant, je veux, je dois poursuivre. Je me suis un peu affaissé, dos vouté et je relève les yeux vers lui.

- « tu vois, j’étouffe au-dedans. Et cette douleur, qui prive mon cerveau d’oxygène, me pousse à la fuite ; une pulsion de l’animal enfoui en nous, le gibier que nous étions jadis : fuir, détaler à l’aveugle, dans l’espoir de ne plus avoir mal. »

Je laisse retomber un peu ma tête entre mes épaules.

- « Tout ça, cette tentation, ce déchirement, je devais absolument te les confier. » Je secoue ma tête. « Mais fuir ne guérira pas mon père ; quitter sa maison, même dans ces circonstances, ne fait pas de moi un mauvais fils ; arpenter le monde à la recherche d’un hypothétique paradis perdu resterait une quête sans fin ... »

Je me redresse lentement sur mes avant-bras appuyés sur la table, je voudrais mon regard franc, appuyé, qu’il soit irréfutablement convaincant. Lui est lointain, glacial et j’en tremble soudain d’appréhension.

– « puisqu’aux Chênaies, avec toi, j’ai trouvé ce qui me sauve et que je ne veux quitter pour rien au monde ... »

Et, sans décrocher mes yeux solidement ancrés aux siens, j’ajoute :

- « Mais tout ça a été si soudain, si terrible que j’ai été transpercé, ravagé. Puis, dans son urgence, l’annonce de ce que je suis a été si éprouvante, bien plus que je ne l’imaginais, que toute certitude a été balayée, emportée. Alors je t’ai appelé, pour que tu sois mon témoin, à mes côtés, le temps de réassurer mon pas, traverser le feu et la mitraille, me ressaisir pour parvenir à faire face et m’éloigner à jamais ces chimères. »

M’a-t-il suivi jusqu’au bout ? A-t-il retrouvé la terre ferme sous ses pieds ? Je le regarde modifier sa position sur sa chaise, comme un signe de détente et, avec ce léger mouvement, me revient la chaleur de sa peau et, je crois la deviner, une étincelle.

– « Ce soir, JE t’invite, Lecourt ! TU boiras MON vin ! »

Ses épaules se soulèvent sous la quinte d’un rire bref et ses yeux retrouvent les miens, imperceptiblement étirés, la paupière un soupçon baissée, comme la main protège le crépitement des premières flammes du feu qui couvait et redémarre.

– « Et ensuite, gars Julien ? »

Amical72

amical072@gmail.com

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